Plus-values et impôt des sociétés: le bras de fer fiscal

Kris Peeters et Charles Michel © Belga

Alors que nos voisins annoncent des baisses de l’impôt des sociétés, le gouvernement fédéral ne parvient pas à dégager un compromis sur le sujet. Car, le CD&V a aussi posé la taxation des plus-values dans la balance.

“Je ne veux pas qu’on plante un nouveau buisson dans notre jungle fiscale. ” C’est en ces termes que le président de la N-VA Bart De Wever a rejeté l’idée d’une taxation des plus-values, une demande pourtant ferme du CD&V. Le bourgmestre d’Anvers ajoute toutefois qu’il pourrait discuter d’une telle taxe mais uniquement dans le cadre d’une réforme globale de la taxation du capital, par exemple lors de la formation du prochain gouvernement.

Pourquoi donc le CD&V tient-il tant à imposer les plus-values ? Il y a évidemment des considérations politiques : le parti démocrate-chrétien doit satisfaire son aile gauche, qui a déjà dû avaler la réforme des pensions, le saut d’index et la loi sur la flexibilité. D’où cette demande d’une plus grande ” équité fiscale “. ” En Belgique, quand vous voulez enterrer quelque chose, vous essayez de le coupler à un autre dossier “, dénonce Geert Noels, fondateur d’Econopolis, dans De Tijd. La piste de la taxation des plus-values viserait donc à empêcher une baisse de l’imposition des sociétés que, sous des modalités variées, tous les partis réclament pourtant.

Le vice-Premier ministre Kris Peeters avance aussi des arguments économiques : hier, un entrepreneur se rémunérait volontiers en dividendes, taxés à 15 %. Aujourd’hui, avec un précompte mobilier bientôt porté à 30 %, l’option a perdu une bonne partie de son attrait. La voie fiscale la plus intéressante devient alors celle qui consiste à laisser les bénéfices dans l’entreprise et à les percevoir lors de la revente de la société. Une diminution de l’impôt des sociétés renforcerait encore l’intérêt d’un tel schéma. Que les capitaux ” dorment ” pendant plusieurs années dans l’entreprise au lieu de circuler, ce n’est évidemment pas la formule idéale pour le dynamisme de l’économie. D’où cette idée de lier la réforme de l’impôt des sociétés à la taxation des plus-values pour éviter une accumulation de réserves dans les entreprises.

Thésauriser n’est pas un drame

“Je trouve plutôt artificiel de vouloir scinder la question de la taxation des sociétés de celle de leurs actionnaires.” Marc Bourgeois (ULg) © DEBBY TERMONIA

” La majorité des entreprises belges distribuent, lorsqu’elles le peuvent, un dividende sans attendre de nombreuses années, objecte Emmanuel Degrève, conseiller fiscal et fondateur de Doug & Partner. C’est normal puisque dans le cas contraire, cet argent est immobilisé en dehors du patrimoine propre du ou des propriétaires. Kris Peeters le sait puisqu’il a défendu une hausse du précompte mobilier à 30 %. Soit une mesure qui ne serait budgétairement profitable que pour autant que des revenus mobiliers puissent être taxables. Il y a donc dans cette sortie une évidente contradiction. ”

Et quand bien même les entrepreneurs thésauriseraient-ils, ce ne serait pas un drame, selon Emmanuel Degrève. Cela fut même longtemps encouragé avec une taxation réduite des bonis de liquidation. ” Cet encouragement est justifié par le fait qu’il est souhaitable de disposer d’une classe moyenne ‘vieillissante’ qui s’assume financièrement et conserve une capacité de consommation, dit-il. C’est à la fois sain et nécessaire pour l’économie. ” Il ne serait en outre pas logique que, en taxant la plus-value, le système fiscal en vienne à privilégier celui qui liquide sa société par rapport à celui qui la cède et qui veille donc à ce que l’activité (avec éventuellement les emplois qu’elle génère) se poursuive.

Marc Bourgeois, professeur de droit fiscal à l’Université de Liège, souligne néanmoins l’intérêt économique et fiscal à lier les dossiers de l’Isoc et des plus-values, au-delà des considérations sur les jeux politiques au sein du gouvernement fédéral. ” Au contraire, je trouve plutôt artificiel de vouloir scinder la question de la taxation des sociétés de celle de leurs actionnaires, nous explique-t-il. Il me paraît judicieux de traiter la réforme de l’Isoc simultanément à celle d’autres catégories de prélèvements, en particulier sur les dividendes et sur les plus-values sur actions. ” Le biais, dans le cas présent, c’est que le précompte sur les dividendes (et sur les bonis de liquidation) a déjà été relevé à plusieurs reprises ces derniers temps et que ces hausses servent aujourd’hui de prétexte pour instaurer une imposition des plus-values. Un peu comme si on nous disait ” Excusez-moi, mais comme j’ai augmenté certains impôts hier, je dois en augmenter d’autres maintenant par souci d’équité “. Une chaîne potentiellement sans fin.

Un choix idéologique qui remonte à 1962

“Nous avons un des taux d’épargne les plus élevés au monde et nous taxons de plus en plus le capital-risque, cela devient vraiment incompréhensible. ” Bruno Colmant (Degroof Petercam)© EMY ELLEBOOG

Bruno Colmant, chief economist à la banque Degroof/Petercam, place le débat dans une perspective historique. Il remonte à 1962 quand la Belgique a posé ” le choix idéologique ” de taxer les revenus plus lourdement qu’ailleurs, tout en exonérant les plus-values. Revenir sur ce point impliquerait dès lors de baisser sensiblement les différents impôts sur le revenu pour conserver la cohérence du système et ne pas se contenter de gommer l’un des rares atouts belges dans la compétition fiscale internationale.

Bruno Colmant insiste sur le fait qu’une taxation des plus-values s’apparente à une double imposition. ” L’accroissement de valeur de l’action correspond à des bénéfices passés ou futurs de l’entreprise, explique-t-il. Ces bénéfices ont été ou seront eux-mêmes frappés de l’impôt des sociétés et ensuite du précompte mobilier. Taxer les plus-values créerait donc une double imposition. ” Une double-imposition non pas de la même personne (le vendeur n’est par définition pas l’acheteur) mais de la même activité de la même société. ” Les uns voient les bénéfices, les dividendes et les plus-values comme des éléments économiques et parlent alors légitimement de double imposition, relève ici Marc Bourgeois. Kris Peeters les regarde plutôt comme des éléments d’enrichissement qui engendrent une capacité à payer l’impôt. Il s’agit d’une approche fiscale très individualisée. ” Une telle approche ne serait donc pas, en elle-même, iconoclaste.

Et les plus-values des entreprises ?

Si la N-VA et l’Open Vld ne veulent pas entendre parler de taxation des plus-values pour les personnes physiques, il n’en va pas de même en ce qui concerne les plus-values réalisées par les sociétés. L’idée figure noir sur blanc dans le projet de réforme de l’Isoc que le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) a soumis au Conseil supérieur des finances. Les plus-values sont actuellement quasi exonérées à l’Isoc quand elles sont réalisées après un an. ” Quasi exonérées ” car elles sont tout de même taxées au taux minime de 0,4 % quand il s’agit de grandes entreprises. Une plus-value réalisée dans l’année est, elle, taxée à 25 % à l’Isoc.

Johan Van Overtveldt souhaite durcir les conditions de cette exonération. Pour y avoir droit, il faudrait que la plus-value porte sur une participation d’au moins 10 % (ou d’une valeur de 2,5 millions d’euros) et que la vente soit réalisée après deux années de détention en portefeuille. Ces seuils visent à faire correspondre, dans une louable intention de simplification, les conditions d’exonération de la plus-value avec celles existant pour l’exonération des dividendes provenant d’une filiale. Cela rapporterait 1,5 milliard à l’Etat, d’après la note du ministre. De quoi évidemment aider à financer la baisse du taux de l’impôt des sociétés. ” Seuls les grands holdings rencontreront les conditions d’exonération, regrette toutefois Bruno Colmant. Les PME et les sociétés familiales, celles que l’on dit défendre, devront payer cette taxe sur les plus-values. ” En dehors de montages internes avec des participations croisées au sein d’un groupe familial, ces petites sociétés ont rarement la possibilité de monter au-delà de 10 %.

Nous retrouvons ici l’écueil qui consiste à vouloir mener une réforme à la fois ambitieuse et budgétairement neutre à l’intérieur d’un seul impôt. Conséquence logique : si des entreprises y gagnent, d’autres y perdent et elles le font évidemment savoir. ” C’est un effet mécanique de l’option retenue, résume Marc Bourgeois. Je comprends les contraintes politiques et budgétaires, mais réaliser une telle réforme à l’intérieur d’un seul impôt, ce n’est vraiment pas l’idéal. ”

Faudra-t-il attendre 2018 ?

” Le dividende du travail est une voie royale pour permettre aux entreprises de réduire la fracture entre le capital et le travail. ” Emmanuel Degrève Doug & Partners © ISOPIX

Avec tout cela, la réforme de l’impôt des sociétés, attendue avec le budget 2016, serait reportée à 2018. Une manière, soit dit en passant, de refiler les éventuelles erreurs d’estimation au prochain gouvernement. ” Je crois qu’il y a une certaine urgence à clôturer ce débat, estime Marc Bourgeois. Des pays voisins baissent leur taux et l’Europe avance vers une assiette commune consolidée. Nous devons nous positionner. Pour l’instant, cette réforme de l’Isoc s’élabore presque sur la place publique avec les propositions du ministre, les remarques du Conseil supérieur des finances etc. Personne ne sait plus trop bien à quoi se raccrocher. L’incertitude actuelle ne peut durer éternellement, car les investisseurs ont besoin de sécurité. ” Pour aider à poser le premier pas d’une telle réforme, Geert Noels propose de se contenter d’une baisse symbolique de l’Isoc (à 29,99 % par exemple), dans l’espoir de la voir grandir par la suite.

Le dividende du travail, un complément surprenant pour la réforme de l’Isoc

“Une baisse de l’Isoc ne crée rien directement pour le travailleur. Elle est donc un signal négatif de plus pour ce dernier qui se sent intimement oublié.” Fort de ce constat, Emmanuel Degrève, conseiller fiscal et fondateur de Deg&Partners, dépose une proposition étonnante dans le cadre du débat sur la réforme de l’impôt des sociétés : assortir cette réforme de la création de ce qu’il appelle “un dividende du travail”.

Concrètement, une entreprise pourrait décider d’affecter une partie de ses bénéfices à ces dividendes du travail, qui reviennent alors à l’ensemble des travailleurs (ou à certaines catégories dans les grandes entreprises), selon des modalités définies en interne. Le régime doit être très flexible et l’entreprise responsable de la voie qu’elle choisit. Il y a donc un partage des profits – générés notamment par la baisse de la fiscalité – entre l’entreprise, ses actionnaires et ses travailleurs. ” Une voie royale pour permettre aux entreprises socialement responsables de réduire la fracture qui existe aujourd’hui entre le capital et le travail”, estime Emmanuel Degrève. Il distingue ce dividende du travail des actuels “avantages non récurrents liés aux résultats”, qu’il juge moins flexibles et qui sont en fait une rémunération alternative. “Le travailleur est propriétaire d’un droit de travail, comme le capitaliste est propriétaire d’un droit mobilier, explique-t-il. Ce sont des droits distincts que chaque entreprise peut rémunérer selon ses principes.”

Ces dividendes seraient traités comme tous les dividendes, c’est-à-dire soumis à un précompte mobilier de 30 %. Bingo pour l’Etat alors ? Pas forcément car, seconde innovation, le conseiller fiscal suggère d’imputer la moitié du précompte mobilier sur l’impôt des personnes physiques. Illustration : le fisc vous réclame 1.000 euros d’impôts sur le revenu ; vous avez déjà payé 200 euros de précompte mobilier, vous ne devez donc payer effectivement que 900 euros d’IPP.

Cette piste, poursuit Emmanuel Degrève, présente plusieurs avantages. D’abord, comme elle touche tous les travailleurs, elle facilite l’acceptation sociale d’une baisse de l’impôt des sociétés, baisse que le conseiller fiscal juge par ailleurs “nécessaire”. Ce sera moins facilement perçu comme ” un cadeau aux entreprises”. Ensuite, ce dividende du travail ” valorise durablement ceux qui prennent des risques”. Le chef d’entreprise pourra en effet en bénéficier comme l’ensemble de son personnel. Enfin, le dispositif se veut “un vrai stimulant à travailler en clair” : il faut déclarer un revenu professionnel correct pour pouvoir appliquer l’imputation du précompte mobilier. Les subterfuges actuels comme les rémunérations en droits d’auteur ou en dividendes perdront de leur attrait, pour le plus grand bénéfice du budget de l’Etat.

Pour le reste, Emmanuel Degrève est partisan d’une baisse de l’impôt des sociétés de 34 à 25 % (20 % pour les PME). Celle-ci s’accompagnerait de la révision ou la suppression d’une série de niches fiscales, comme par exemple les intérêts notionnels, dans un souci de tendre vers la neutralité budgétaire. Un exercice en simplification. Le même exercice pourrait être mené en matière de taxation des revenus mobiliers. Emmanuel Degrève prône la généralisation du taux de 30 %, y compris pour les livrets d’épargne et les droits d’auteur. Le régime de l’imputabilité atténuerait l’impact de cette hausse pour les épargnants. Le montant imputable pourrait cependant être plafonné pour éviter que le système ne conduise à annuler l’impôt sur le revenu de certains contribuables.

Cette réforme fiscale globale apporterait, selon son auteur, une réponse à cette fracture sociale, avivée avec la transformation digitale de l’économie. “On voit arriver un énorme risque social : la rupture entre ceux qui accumulent le produit de ces nouvelles opportunités et ceux qui en subissent les effets, conclut Emmanuel Degrève. Le débat sur les inégalités devient un enjeu majeur. Et la recherche d’un équilibre sain entre le travail et le capital, un enjeu de société évident pour les prochaines années. Il faut y répondre en valorisant travail et entrepreunariat.”

Pour Bruno Colmant aussi, il serait grand temps que le gouvernement se prononce et apporte un peu de cohérence dans sa politique fiscale. ” Nous avons un des taux d’épargne les plus élevés au monde et nous taxons de plus en plus le capital-risque, cela devient vraiment incompréhensible, assène le chief economist de Degroof Petercam. Avec l’Isoc, le précompte sur les dividendes et maintenant la taxation des plus-values, on en arrive à un taux d’imposition de 68 %. Même Elio Di Rupo n’aurait pas osé faire cela. C’est plus que la taxation des revenus professionnels. Pas mal, non ? Pour un pays qui prétend stimuler le capital à risque… ” ” Taxer les dividendes à 30 % et envisager dans le même temps de taxer les plus-values devient de plus en plus hostile à l’entrepreneuriat, renchérit Emmanuel Degrève. Quand et comment peut-on promettre à un entrepreneur un retour sur risque attirant ? ”

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