Peter Praet (ancien “Chief Economist” de la BCE): “Il faudra deux ans pour retrouver le niveau de PIB d’avant la crise”

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Inflation, dettes publiques, reprise, politique européenne… L’ancien “chief economist” de la BCE nous parle du “monde d’après”. Les banques centrales maintiendront les taux zéro très longtemps, avertit-il.

L’ancien chef économique de la Banque centrale européenne, Peter Praet, est à la retraite. Mais cela ne l’empêche pas d’enchaîner les vidéoconférences depuis sa maison de Waterloo. Il est notamment très occupé, ces jours-ci, par ses fonctions au sein du groupe qui réunit 28 experts de haut niveau sur le marché des capitaux européens. Un groupe lancé fin de l’an dernier, présidé par l’Autrichien Thomas Wieser et dans lequel l’économiste belge occupe la présidence d’un des trois sous-groupes, celui dédié à l’architecture des marchés financiers.

Maintenant que nous sortons progressivement du confinement, nous lui avons demandé comment il voyait ce ” monde d’après “. ” Le monde change, mais il changeait déjà avant, répond-il. Nous avons eu la matérialisation de plusieurs cygnes noirs en une dizaine d’années. D’abord la grande crise financière, dont on a dit qu’elle arrive une fois tous les 70 ans. Puis le choc sur la zone euro avec un risque d’insolvabilité de plusieurs Etats développés comme la Grèce mais aussi l’Espagne, le Portugal, l’Irlande. Puis est arrivé un troisième choc, sans doute moins brutal que les deux premiers : la réapparition du protectionnisme et les doutes quant à la globalisation. Cette cassure par rapport à une vision de l’avenir est aussi un choc auquel on ne s’attendait pas. Nous voyions l’évolution du commerce international comme quelque chose de linéaire. Nous n’avions pas perçu le risque d’un retour en arrière. Et aujourd’hui, nous avons ce dernier choc, colossal, qui survient à un moment où le système mondial est pris de doutes existentiels.

Nous n’éviterons pas le débat budgétaire. Tous les décideurs politiques le savent.

TRENDS-TENDANCES. Pour encaisser ces chocs, nous faudrait-il des institutions plus solides ?

PETER PRAET. Nous avons créé une zone euro, mais sans institutions fortes pour gérer les situations extrêmes. A cet égard, les conclusions de la Cour constitutionnelle allemande concernant le programme d’achat de titres par la BCE constitue un grave précédent parce qu’elles remettent en cause l’ordre juridique européen. Du point de vue de la politique monétaire, Christine Lagarde s’est clairement exprimée : La BCE ” continuera, sans se laisser décourager ” à ” faire tout le nécessaire pour remplir son mandat “.

Nous avons une certaine propension à ne pas nous intéresser au risque de devoir faire face aux événements rares. Nous espérons toujours ne pas devoir les vivre. Nos institutions n’étaient donc pas prêtes à recevoir un choc dans le domaine de la santé. En réalité, nous nous préparions plutôt à une attaque cybernétique et au changement climatique. Bien sûr, jusqu’à présent, nous nous sommes toujours sortis des crises antérieures. Cette fois encore, l’économie va reprendre, mais avec des dettes publiques très élevées. On ne sait d’ailleurs pas encore très bien combien tout cela va coûter. Il est probable qu’en Europe, il faudra deux ans pour retrouver le niveau de PIB d’avant la crise, avec des différences importantes selon les pays. Ceci n’est pas encore perçu dans la population grâce au soutien des revenus par les politiques budgétaires.

La crise n’a-telle également pas mis le doigt sur des secteurs qui devront être davantage financés ?

C’est une de ses conséquences : nous allons assister à des changements importants avec une réallocation – importante – des ressources. De nombreux pays se disent, dans ce contexte de résurgence des nations, qu’ils doivent revoir leur système de sécurité, y compris militaire. Face notamment à la Russie ou à la Chine, il est important en Europe d’avoir des institutions fortes et regroupant plusieurs pays, car un pays isolé sera trop faible.

Cela conduit à des réflexions, qui ont été développées notamment par Emmanuel Macron ou par Christine Lagarde, et qui consistent à vouloir développer l’autonomie stratégique de l’Europe. Il faut être à la fois ouvert mais très organisé. Nous devons défendre nos entreprises stratégiques et ne pas être naïfs face au multilatéralisme. On l’a vu, au travers des problèmes que nous avons eus dans la livraison de masques et d’équipements sanitaires, ou face à la volonté de certains pays de racheter nos laboratoires ou nos brevets. Notre continent doit absolument s’organiser et se renforcer dans tous les domaines y compris dans celui du changement climatique. La pensée dominante a manifestement sous-estimé ces problèmes, alors que cette idée de sécurité de la nation et d’autonomie a été reprise par les discours populistes, mais d’une façon peu réfléchie et territorialement très localisée.

Beaucoup s’interrogent aussi sur la montée des inégalités.

Dans cette crise grave, nous essayons de préserver l’outil, le capital humain. Les choses s’améliorent mais beaucoup trop doucement pour ” éviter la casse ” (chômage et faillites). Certes, de nombreuses personnes n’ont pas ressenti le confinement de manière trop grave, tels ceux qui ont pu poursuivre leur activité sans problème en télétravail ou ceux qui, comme les enseignants, les fonctionnaires, les retraités comme moi, ont continué à être payés. Il y a aussi la catégorie des chômeurs temporaires qui ont perdu une partie de leurs revenus, mais pas trop importante par rapport au chômage complet. Il s’agit certes très souvent de personnes à revenus modestes, qui sont inquiètes, mais qui ont conservé leur relation avec le travail. Tous ces gens constituent une part importante de la population relativement privilégiée grâce notamment aux efforts considérables de la politique budgétaire et de notre système de sécurité sociale.

Mais certains secteurs économiques, professions sont durement touchés. La situation varie aussi fortement selon les Etats. Des pays comme l’Espagne, l’Italie ou la Grèce qui dépendent beaucoup du tourisme et ont beaucoup de travail temporaire sont particulièrement affectés. Tout le monde n’est donc pas égal devant cette crise. Il y aura, c’est clair, des revendications et un débat sur les inégalités intranationales et entre pays, dans un contexte où l’on doit s’attendre à de fortes augmentations du chômage et de faillites d’entreprises. La question du poids des dettes publiques est reportée à plus tard, mais elle se posera inévitablement.

Justement, à propos de dette, de combien augmentera-t-elle ?

Les finances publiques vont faire tout ce qu’il faut pour soutenir l’économie et la Banque centrale européenne va intervenir au maximum. Nous avons des politiques budgétaires très actives et une dette publique qui devrait augmenter de 20 points de PIB en moyenne dans l’Union européenne et dans beaucoup d’autres pays dans le monde. C’est une estimation qui me paraît réaliste : cette forte augmentation du ratio est la conséquence à la fois de l’augmentation des dépenses publiques (le numérateur) et de la réduction considérable du PIB (le dénominateur).

Après la crise financière de 2008, nous avions déjà eu 20 points de PIB d’augmentation. Nous nous retrouvions donc au départ du choc Covid-19 avec une dette publique très élevée. Les gouvernements évitent aujourd’hui, avec raison, toute discussion sur la situation des finances publiques. Ce n’est pas à l’ordre du jour. Mais la population, et surtout la partie plus privilégiée dont nous parlions plus haut, commence à se poser la question. Elle voudra, quand les choses iront mieux, davantage de clarté sur les finances publiques. On se souvient de nos cours d’économie et du principe de Ricardo-Barro : si les agents économiques qui bénéficient des dépenses publiques s’attendent à une hausse des impôts pour rembourser la dette publique, ils seront très prudents dans leur comportement de consommation.

Nous ne discutons pas de ces problèmes maintenant pour ne pas casser la reprise. Mais nous n’éviterons pas le débat budgétaire. Tous les décideurs politiques le savent.

Mais comment gérer cette dette publique ?

La BCE va garder les taux au minimum. Elle peut les maintenir à disons 0% pendant une assez longue période. Si les Etats peuvent se financer à 0% sur un horizon très long (10 ans, voire davantage encore), le poids de la dette publique ne sera pas insurmontable. Mais pour cela, il faut que le taux moyen sur l’ensemble de la dette – l’ancienne contractée avant la crise et la nouvelle – soit inférieur au taux de croissance tendanciel du PIB. C’est là que nous avons des problèmes dans certains pays, comme l’Italie, dont le taux d’intérêt sur la dette à 10 ans est d’environ 2% alors que l’Allemagne peut se financer à un taux négatif de -0,5%. Ces écarts créent des tensions importantes dans la zone euro. Je sais que Jean Monnet a dit que l’Europe s’était forgée pendant les crises mais elle peut aussi terminer en tragédie si elle ne réussit pas à gérer cette situation.

Peter Praet (ancien
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Les chefs d’Etat et de gouvernement sont bien conscients de tout cela. Il existe, je crois, une convergence de vues sur la nécessité d’un renforcement de l’Union européenne. Le problème est qu’il existe différentes visions sur ce que cela implique. La France et les Pays-Bas, en particulier, divergent fortement.

Certains ne seront pas tentés de sortir de l’Union pour ” reprendre le contrôle ” ?

On peut en effet imaginer que certains seront tentés d’adopter le choix des Britanniques et songe-ront à sortir de l’Union. Mais cela me paraît peu probable. Vous savez, les Britanniques n’auront plus aucune influence dans le choix des normes internationales, dans le climat, la santé, etc. Même dans le domaine financier, ils peuvent perdre leur position.

Qui va payer la note, au final ?

De manière générale, quatre possibilités existent. Les trois premières sont l’impôt et la réduction des dépenses, la restructuration de la dette publique ou l’augmentation de l’inflation, la quatrième possibilité étant d’augmenter la productivité de nos économies. Cette dernière serait la meilleure, mais ce ne sera pas évident : la croissance de la productivité a eu plutôt tendance à ralentir et les conséquences de la crise actuelle seront défavorables.

On va donc plutôt privilégier la piste inflationniste ?

Après la Seconde Guerre mondiale, les banques centrales ont maintenu les taux très bas le plus longtemps possible, même lorsque l’inflation a augmenté. Historiquement, les dettes de guerre ont été financées en grande partie par l’augmentation nominale du PIB, résultant à la fois d’une croissance économique plus forte et d’une accélération de l’inflation. C’est aujourd’hui un scénario prisé par beaucoup de décideurs politiques : un taux d’intérêt nominal nettement inférieur au taux de croissance nominal du PIB. Malheureusement, la croissance du PIB réel devrait rester faible pour des raisons structurelles, mais une inflation plus élevée faciliterait en effet le service de la dette. Dans l’immédiat, cependant, ce sont les pressions déflationnistes qui dominent. Elles justifient en tout état de cause des politiques monétaires très accommodantes. L’histoire montre que ce scénario est plausible, mais n’est pas si facile à orchestrer.

Il faudra tenir plus ou moins un an, peut-être plus, avant une véritable normalisation. C’est beaucoup pour un système économique.

Comment faire advenir ce scénario de financement par l’inflation ?

L’instrument est la création monétaire. Depuis la crise financière, les bilans des banques centrales ont augmenté considérablement. Les politiques monétaires en réaction au Covid-19 auront pour effet d’augmenter le bilan des banques centrales d’environ 20 points de pour cent du PIB, équivalant grosso modo au pourcentage de PIB de l’augmentation des dettes publiques.

Le raisonnement est que si (mais c’est un grand si) nous réussissions à avoir une inflation douce et atteindre une croissance du PIB nominal de 4 ou 5 %, tout en maintenant des taux d’intérêt très bas, la dynamique de la dette publique serait entièrement changée. Les dettes publiques seraient alors entièrement soutenables. Une telle inflation, bien sûr, n’est pas indolore. Certains souffriraient, notamment ceux qui ont acheté des obligations à des taux très bas. Mais le public, en général, accepterait sans doute plus facilement ce scénario. Cependant, le problème par rapport aux années 1950 ou 1960 est que nous sommes désormais dans un système international de circulation de capitaux. Il n’est pas aussi évident d’avoir une inflation plus élevée mais contrôlée. On ne peut exclure qu’il y ait, à un moment donné, des sorties brutales de capitaux et qu’une banque centrale soit obligée d’augmenter ses taux d’intérêt pour soutenir sa devise. Ce que l’on appelle la ” taxe d’inflation “. Ce n’est donc pas si facile à organiser et l’histoire abonde d’expériences tragiques dans ce domaine.

Mais peut-on l’imaginer ?

Oui. C’est le scénario qui est désiré par beaucoup d’hommes politiques et il n’est pas à exclure à moyen terme.

Certains, en montrant le contre-exemple de la Suède, se demandent si l’on n’a pas ” surréagi ” en gelant aussi longtemps l’économie.

Nous avons eu raison de faire ce que nous avons fait. On le voit au Royaume-Uni où une semaine de retard se paie très cher. Certes, le nombre de victimes du Covid en Suède n’est pas si différent du nôtre. Mais il est plus élevé qu’au Danemark ou en Allemagne. Il y a aussi de problèmes de comparabilité des statistiques. Mais si nous n’avions pas imposé un confinement strict, nous aurions pris le risque de laisser littéralement les gens mourir devant la porte de l’hôpital. C’était humainement inacceptable, et cela aurait sans aucun doute profondément choqué l’opinion publique. Aujourd’hui, nous espérons pouvoir gérer la capacité hospitalière et améliorer les thérapies. Mais il faudra tenir plus ou moins un an, peut-être plus, avant une véritable normalisation. C’est beaucoup pour un système économique.

Les marchés boursiers n’ont pourtant pas trop plongé…

Il y a une déconnexion entre ce que les économistes disent et le comportement des marchés boursiers, qui se sont fortement redressés, soutenus par deux éléments. Le premier est l’espoir d’un traitement permettant de rouvrir l’économie et de mieux gérer l’épidémie. Le second est la conviction que les banques centrales vont tout faire pour qu’il n’y ait pas d’accident majeur, la chute d’une grande institution financière, ou d’une grande entreprise. Un objectif majeur pour les banques centrales est que le financement de l’économie, principalement par les banques, se fasse sans heurts. Les banques sont aujourd’hui nettement mieux capitalisées, mais le rapport entre la valeur de marché des plus grandes banques et leur valeur comptable est spectaculairement bas. Pour ces grandes institutions, il oscille entre 20 et 30%. De tels ratios suscitent des préoccupations au niveau de la transmission de la politique monétaire.

C’est aussi pour cette raison que la BCE a décidé des mesures exceptionnelles destinées à soutenir le crédit bancaire principalement aux entreprises grâce à un financement à -1%. Mais il reste que notre système financier en Europe dépend encore trop fortement des banques et c’est pour cette raison que nous travaillons à la création d’un véritable marché des capitaux européens.

Pourrait-on voir un jour la BCE acheter des actions ?

De mon temps, cela n’a jamais été véritablement envisagé. Les opérations d’achats de titres concernent principalement les obligations privées et publiques. En achetant ces titres contre de la monnaie, la banque centrale exerce une pression à la baisse sur les taux d’intérêt à long terme. Ceci stimule la dépense et la prise de risques, y compris éventuellement boursiers. Acheter directement en Bourse est possible, mais reviendrait à soutenir directement les actionnaires. La question qui se poserait inévitablement serait alors pourquoi ne pas distribuer directement cette quantité de monnaie aux particuliers. C’est ce que l’on appelle l’ helicopter money.

Ce sont des opérations que l’on peut imaginer dans des situations extrêmes. La monnaie hélicoptère n’est pas du tout à exclure dans le futur mais cela signifierait aussi que les conditions économiques resteraient très défavorables.

Profil

– Né le 20 janvier 1949

1972 : diplôme d’économie (ULB), puis assistant de 1973 à 1978

1978-1980 : économiste au FMI

1980 : docteur en économie (ULB), professeur d’économie à l’ULB jusqu’en 1987

1987-1999 : économiste en chef à la Générale de Banque (ensuite Fortis Banque)

1999-2000 : chef de cabinet du ministre des Finances Didier Reynders

2000-2011 : directeur à la Banque nationale de Belgique

2012-2019 : économiste en chef de la BCE

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