“Nous fabriquons des montagnes d’emplois au salaire minimum”

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Patrick Artus est économiste chez Natixis et professeur à la Sorbonne, auteur, avec Marie-Paule Virard du livre “Et si les salariés se révoltaient”, aux éditions Fayard. Entretien.

Ce jour-là, du bureau de Patrick Artus, le chief economist de la banque d’affaires française Natixis, on distingue les bords de Seine dorés par un joli soleil printanier. Les propos de l’économiste, en revanche, sont beaucoup plus sombres. Ce n’est pas la première sonnette d’alarme qu’il tire. Avec sa complice, la journaliste Marie-Paule Virard, il avait déjà écrit voici 10 ans Le capitalisme est en train de s’autodétruire (éditions La Découverte, 2007). Il affirmait déjà que les investisseurs ne pouvaient pas exiger continuellement 15 % de rendement sur fonds propres sans créer de grands désordres.

TRENDS-TENDANCES. Le constat tiré voici 10 ans n’a pas changé…

PATRICK ARTUS. Il est toujours d’actualité. Le plus grave n’est pas le problème du partage des revenus, mais le partage des risques. Le capitalisme contemporain demande aux salariés de porter les risques quand une entreprise va mal : leur emploi est moins protégé, ils abandonnent une partie de leurs primes, ils doivent travailler plus pour le même salaire, etc. Et ce n’est pas une évolution négative : un marché du travail rigide fabrique du chômage. Mais on ne peut pas demander au salarié de porter les risques sans contrepartie. Si un salarié doit faire des efforts quand cela va mal, il doit être rémunéré quand cela va bien. Cette rémunération peut prendre des formes diverses : intéressements aux résultats, attributions d’actions, formations, flexisécurité comme en Europe du Nord où le retour à l’emploi est plus efficace et plus rapide.

Et ce message-là en France est en train d’être entendu. Les plus grands patrons français me disent que nous avons raison. Il faut travailler sur ce problème.

Aujourd’hui, le monde anglo-saxon est devenu non pas une économie de marché, mais une économie de rentiers.

Mais par le passé aussi, il y avait parfois un partage du risque déséquilibré entre actionnaires et salariés. Le problème n’est pas neuf, non ?

Un indicateur montre le changement qui a eu lieu ces dernières années : l’écart aux Etats-Unis entre le rendement du capital et le taux auquel l’Etat se finance ; autrement dit, la prime de risque que prend l’actionnaire. Dans le passé – et tous les travaux étaient plus ou moins d’accord sur ce point -cette prime tournait autour de 4 %. L’Etat américain se finançant aujourd’hui à 3 %, les actionnaires devraient prendre 7 %. Or, ils prennent 15 %. Cette augmentation considérable de la prime de risque ne correspond pas à une hausse du risque pris par les actionnaires. Au contraire. La profitabilité a augmenté mais les risques ont diminué parce que l’ajustement de l’emploi est beaucoup plus rapide. Lors des dernières récessions, les entreprises américaines ont maintenu leurs profits parce qu’elles ont ajusté – et cela très rapidement – l’emploi.

En condamnant cette avidité, vous êtes mêmes catalogués comme marxiste par certains !

Mais pas du tout. Je suis pour une économie de marché. Mais dans une économie de marché, les primes de risque sont proportionnelles aux risques que l’on prend. Aujourd’hui, le monde anglo-saxon est devenu non pas une économie de marché, mais une économie de rentiers.

Une économie de rentiers ?

Oui, parce que l’on a libéralisé fortement le marché du travail, parce que l’on a réinstauré des monopoles. Les GAFA (à l’exception d’Amazon) peuvent atteindre ces taux de rentabilité impressionnants parce qu’ils sont en position de monopole. On compare parfois Donald Trump à Ronald Reagan, à tort. Reagan a été un grand président parce qu’il avait justement cassé les monopoles (AT&T, le transport aérien, etc.). Aujourd’hui, au contraire, les Etats-Unis sont en train de reconstituer une économie qui se base sur des rentes de monopole et sur une flexibilité accrue des salariés sans contrepartie. Et c’est inacceptable.

Vous dites que Marx a raison sur certains points.

Chez Marx, à la fin, le résultat est identique : les capitalistes écrasent les salaires. Mais pour Marx, l’économie fabrique des rendements décroissants : plus l’économie grandit plus la rentabilité diminue. Le capitalisme lutte contre cette baisse tendancielle des taux de profit en abaissant les salaires jusqu’à un salaire de subsistance (au-delà, l’ouvrier meurt de faim), puis, lorsque ce n’est plus possible, en spéculant. La grande différence entre le monde de Marx et le monde d’aujourd’hui est que nous avons des taux de rendement croissants, ce qui est tout bénéficie pour les GAFA : ” The winner takes all ” (Le gagnant rafle la mise). La cause de la pression sur les salaires n’est donc pas la décroissance des rendements, mais l’exigence croissante de rendement du capitalisme contemporain.

Mais pour que les entreprises continuent à faire des profits, elles doivent avoir des clients et donc quand même payer leurs salariés au-delà du minimum vital, non ?

C’est là en effet que le système devient suicidaire. Tous les historiens de l’innovation vous disent que pour qu’une innovation se développe, les classes moyennes doivent être prospères, car il faut des marchés. Et plus les marchés sont grands, plus l’innovation est efficace. Il n’y aurait pas eu de voiture si la classe moyenne n’avait pas été capable d’en acheter. C’est le génie du fordisme, et nous sommes justement en train de le détruire. Le capitalisme contemporain se développe au profit des très riches, mais ceux-ci ne vont pas tirer la classe moyenne vers le haut. La théorie du ruissellement est une plaisanterie. Si le capitalisme transforme la société entre d’un côté quelques très riches et de l’autre beaucoup de très pauvres, il n’y aura plus d’innovation. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles nous assistons à une baisse des gains de productivité au cours de ces dernières décennies.

Les entreprises sont-elles conscientes du problème ?

Les grands patrons européens sont en général d’accord sur cette analyse, mais les investisseurs américains ne la comprennent pas. Ils restent confinés à une logique de pure rentabilité du capital. Mais la plupart des grandes entreprises européennes sont détenues par des fonds américains, à part aux Pays-Bas qui disposent de fonds de pension importants. Cela rend illusoire le fait d’avoir une gouvernance européenne si l’on ne promeut pas aussi la détention européenne des entreprises européennes. La gauche européenne, qui a toujours été hostile aux fonds de pension, doit changer d’avis sur ce point.

En France, on veut même modifier l’objet social des entreprises pour qu’il intègre d’autres éléments que la rentabilité du capital…

Il y a en effet un projet de loi. Selon le Code civil, qui date de Napoléon, l’objet social de l’entreprise est la fortification du patrimoine des propriétaires. Il interdit aux dirigeants de prendre en compte d’autres intérêts que ceux de l’actionnaire. La modification proposée, qui me paraît intelligente, est de dire que l’entreprise doit aussi être attentive aux problèmes sociaux et d’environnement. L’entreprise ne sera pas obligée d’inscrire ces points dans son objet social mais elle aura la possibilité de se définir via un objet social différent. Un groupe comme Danone le fait déjà, en affirmant que son objet social est aussi de fournir, par exemple, de l’eau de qualité bon marché.

Une autre évolution consiste à généraliser la présence des salariés dans les conseils d’administration.

Douze pays de l’Union européenne ont déjà adopté ce type de mesure et cela se passe très bien. Nous avons, en revanche, en France, un système où les syndicats ne représentent que 5 % des salariés et ce sont eux qui négocient avec les dirigeants. Du côté des entreprises aussi d’ailleurs, il y a un manque de représentativité. Les entreprises qui négocient les accords de branche sont souvent des grands groupes qui vont bien et sont relativement généreux, mais quand cet accord est mis en oeuvre, les PME du secteur meurent.

Pour améliorer la représentativité des syndicats, pourrait-on aller jusqu’à obliger les salariés à se syndiquer ?

Je suis pour. En Suède, la syndicalisation est dans les faits obligatoire (vous ne profitez des avantages sociaux que si vous êtes syndiqué) et représente 90 % des salariés. Et les syndicats sont raisonnables.

En résumé, il faudrait travailler sur deux points essentiels : sur la participation des salariés, dont on vient de parler, et aussi sur la formation ?

Si vous avez d’autres idées, nous sommes preneurs ! Le problème est que personne n’en a ! Et regardez ce qui se passe dans des pays comme la Suède ou le Danemark. Grâce à la flexisécurité, les salariés démissionnent car ils savent que très vite, ils retrouveront un emploi. En France, où la durée moyenne du chômage est de 17 mois, personne n’est assez fou pour quitter un emploi parce qu’il n’est pas content. Vous n’avez aucune rotation sur le marché du travail. Pour améliorer le marché du travail, le gouvernement français a d’ailleurs mis en place une très grande réforme de la formation. Les syndicats sont sortis du système, c’est l’Etat qui le financera directement. Désormais, seules des formations et les centres d’apprentissage dont la qualité aura été certifiée par un organisme indépendant recevront de l’argent public, et la somme reçue sera proportionnelle à l’efficacité de la formation dispensée pour le retour à l’emploi.

A côté de ce volet “gouvernance des entreprises”, vous en abordez un autre : la robotisation.

C’est la fameuse bipolarisation du marché du travail. Elle est bien documentée, des articles académiques sortent tous les jours à ce sujet. Cela ne fait pas de doute : les emplois répétitifs intermédiaires disparaissent et sont remplacés par des emplois sophistiqués et des emplois dans les services de base mal rémunérés, y compris quand ils sont occupés par des personnes ayant des niveaux d’études élevés. Vous fabriquez donc une deuxième frustration : la durée des études continue de s’allonger mais les personnes très diplômées sont obligées de prendre des emplois peu sophistiqués.

Et pourquoi ne trouvent-ils pas de meilleurs emplois ?

Cette évolution repose sur une double cause. D’une part la demande : nous consommons tous davantage de services. Nous voulons être livrés par Amazon, voyager, aller au restaurant, prendre un Uber, aller au théâtre, etc. Et d’autre part, il y a la robotisation.

Il y a un débat sur les effets de cette robotisation…

Toutes les études sérieuses basées sur des faits observés nous disent que les robots ne créent aucun sous-emploi mais transforment des emplois répétitifs en emplois non répétitifs, dont la majorité sont des emplois dans les services à la personne : un garçon de café, une personne qui garde une personne âgée sont difficiles à robotiser. On peut en revanche robotiser le travail d’un ouvrier qui fabrique des voitures, d’un comptable, d’un analyste financier qui calcule des ratios. Ce qui est ennuyeux c’est que la majorité des emplois non répétitifs sont mal rémunérés. En France, conducteur de camion et agent de sécurité sont les deux professions pour lesquelles il existe le plus d’emplois vacants. En réalité, nous fabriquons des montagnes d’emplois au salaire minimum. Et comme nous sommes saturés de biens industriels, le monde devient une économie de services à la personne. Nous sommes riches, nous sommes vieux. Nous voulons consommer des services.

Ce n’est peut-être qu’une phase intermédiaire dans l’évolution de l’économie ?

Vous pouvez tenir des propos parfaitement convenus en disant que nous allons monter ces emplois en gamme. Mais ce n’est pas vrai : employé dans le hangar d’Amazon, chauffeur Uber, garde de sécurité dans un centre commercial, etc., ce sont des emplois qui ne monteront pas en gamme. Nous assistons dans nos sociétés à une hausse des inégalités de revenus et du désintérêt du travail qui est explosive. Une étude récente montre qu’en France les salaires d’embauche des diplômés sont en train de baisser. Nous disons aux jeunes : ” Faites de longues études, vous serez protégés du chômage “. Cela reste vrai. Mais ces jeunes seront protégés du chômage dans un mauvais emploi et ils évincent de ces emplois les jeunes moins qualifiés qui deviennent chômeurs. Cette dynamique est horrible.

Vous pouvez ensuite faire de la redistribution mais cela ne résout pas le problème social de fond. Le jeune qui pédale pour Deliveroo ne veut pas 300 euros par mois supplémentaires. Il veut un meilleur travail qui corresponde à ses études. Et c’est un problème mondial. Même des pays émergents avancés comme la Chine sont confrontés à la tertiarisation des emplois.

Les Etats-Unis sont en train de reconstituer une économie qui se base sur des rentes de monopole et sur une flexibilité accrue des salariés sans contrepartie.

Il n’y a pas une autre industrie qui peut prendre le relais de l’ancienne et recréer de “bons” emplois ?

Les start-up dont on nous rebat les oreilles, l’énergie propre, etc., ces secteurs ne créent des emplois que sur les doigts d’une main. Quelques pays s’en tirent parce qu’ils gagnent des parts de marché : l’industrie se localise dans quelques endroits en Allemagne, en Autriche… et en Belgique. Et les deux pays où la capacité industrielle progresse le plus vite en Europe sont l’Autriche et la Belgique. Mais la France continue à détruire de la capacité industrielle.

Ne peut-on pas se dire que finalement, tout cela est passager ? Ou au contraire, pensez-vous que c’est un problème lié à une stagnation séculaire, un ralentissement structurel de nos économies ?

La stagnation séculaire existe, bien sûr. Mis à part le secteur de l’informatique aux Etats-Unis dans la seconde moitié des années 1990, les gains de productivité reculent depuis le milieu des années 1980.

Pourquoi ont-ils ralenti ?

En partie en raison de la déformation de la structure des emplois : vous détruisez des emplois industriels productifs et vous les remplacez par des emplois de service à la personne moins productifs. Mais cela n’explique qu’un tiers du phénomène. Les deux tiers restants sont dus au fait que dans chaque secteur d’activité, les gains de productivité ralentissent. Il s’agit donc d’un problème technologique qui n’est pas lié à la structure des emplois.

Vous ne croyez pas que cette stagnation est un phénomène cyclique ? Que la productivité va repartir ?

Honnêtement, je ne crois pas. Le phénomène a commencé il y a 40 ans. Il s’observe dans tous les pays, y compris ceux qui sont les plus avancés technologiquement (Japon, Corée, Suède, etc.). Et comme nous le disions plus haut, il touche tous les secteurs. Et puis, la robotisation devient ” anti-schumpétérienne ” : elle détruit des emplois dont le niveau de productivité était supérieur au niveau moyen de productivité de l’économie, alors que par le passé, la technologie détruisait des emplois dont le niveau de productivité était inférieur.

La conclusion, donc, est cette menace de révolte des salariés.

Aux Etats-Unis, les Américains ont accepté cette bipolarisation du marché du travail jusqu’à l’arrivée de Donald Trump, au Royaume-Uni jusqu’au Brexit, aux Pays-Bas, en Autriche ou en Italie jusqu’à ce que les partis populistes s’en mêlent. Lorsque nous parlons de révolte des salariés, nous avons à l’esprit la révolte électorale, la recherche de boucs émissaires. L’Union européenne n’a aucun lien avec les problèmes réels du Royaume-Uni, la Chine n’a aucun lien avec ceux des Etats-Unis. Les 260.000 réfugiés ne créent pas les problèmes sociaux de l’Italie. La véritable cause est cette bipolarisation grandissante. En France, Marine Le Pen aurait pu gagner l’élection présidentielle si elle avait été bonne et si elle avait choisi un autre bouc émissaire que l’Europe (les Français, en réalité, sont attachés à l’Europe). Mais la violence monte. Moi qui enseigne à l’université, je vois que les groupes violents, d’extrême gauche et d’extrême droite, qui avaient complètement disparu depuis des dizaines d’années, font leur réapparition. Un sondage montre que 25 % des lycéens aujourd’hui sont prêts à utiliser la violence pour faire avancer leurs idées. Je ne sais pas qui gagnera les élections présidentielles en France en 2022. Mais Emmanuel Macron a intérêt à réussir.

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