Méditerranée: les formidables réserves de gaz sont-elles un trésor ou un poison ?

Le gisement Leviathan devant Israël. © Getty

Depuis que l’on a découvert des réserves de gaz naturel en Méditerranée orientale, de nouveaux enjeux géopolitiques liés au contrôle des ressources énergétiques sont apparus. Et la guerre en Ukraine et la crise de l’énergie n’ont rien arrangé. Au point d’alimenter une nouvelle guerre ?

Depuis que l’on a découvert de gigantesques réserves de gaz naturel en Méditerranée orientale et le lancement de campagnes d’exploration au début des années 2000, les pays riverains – soit Chypre, Turquie, Syrie, Liban, Israël, Égypte et Libye – rêvent en grand d’un modèle de type norvégien. Un pays devenu richissime grâce à ses réserves de gaz. Cette manne presque inespérée ravive cependant aussi les tensions géopolitiques. Au coeur des enjeux et malgré une certaine volonté de coopération, on retrouve la délimitation des frontières maritimes et des zones économiques exclusives ( ZEE). La délimitation et l’accès à ces ZEE est cruciale puisque celle-ci garantit à l’État côtier “des droits souverains” à des fins d’exploration, d’exploitation et de gestion des fonds marins et de leur sous-sol. Ces zones économiques peuvent donc vite se transformer en véritables poules aux oeufs d’or. Une situation rendue d’autant plus complexe que la réalité du terrain veut que la méditerranée reste un espace clos et morcelé entre puissances rivales. Ainsi Israël, Libye, Syrie et la Turquie ont des ZEE qui se chevauchent et ils doivent donc s’accorder autour d’un partage de leurs eaux.

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Les gagnants de cette ruée vers le gaz

Chypre est devenu un acteur géostratégique central puisqu’elle est à la fois bien située par rapport aux champs de gaz découverts et qu’elle n’a pas les moyens de l’exploiter seule puisque plusieurs milliards de dollars sont nécessaires pour construire les infrastructures. La découverte d’hydrocarbures au large de Chypre s’est donc traduite par une course à l’exploitation gazière et pétrolière ou l’île accorde des concessions aux entreprises et pays voisins. Elle espère devenir la plaque tournante de la distribution de gaz vers les marchés européens. Pour y parvenir, elle table sur des projets de gazoduc comme EastMed. Long de 2 000 km, il devra transporter entre 9 et 11 milliards de mètres cubes (m3) de gaz par an depuis les réserves offshore au large de Chypre et d’Israël vers la Grèce, puis vers le reste de l’UE. Des études de faisabilité seront terminées fin 2022 et détermineront si ce projet est viable. Mais rien ne dit que ce projet verra le jour puisque les perspectives sont pessimistes. Le flou sur la manière dont Chypre sera en mesure d’exporter du gaz fait dire aux spécialistes que ce ne sera pas le cas avant, au mieux, 2027.

Un autre pays à tirer profit de cette manne financière engloutie est l’Égypte grâce aux ressources du gisement de Zohr estimée à 850 milliards de mètres cubes, soit le plus important de Méditerranée orientale. L’Égypte est aussi la seule puissance régionale à avoir plusieurs usines de liquéfaction, ce qui permet de transporter plus facilement le gaz vers les terminaux européens. L’Égypte a par ailleurs signé un accord avec Israël et Chypre et reçoit du gaz en provenance de ces deux pays. De quoi faire de ce pays un véritable hub énergétique.

Des découvertes de gaz géantes

Chypre a une ZEE découpée en 12 blocs potentiellement riches en gaz. Le champ gazier Aphrodite est le premier découvert au sud de l’île en 2011 et ses réserves sont estimées à 127,4 milliards de mètres cubes (Gm3) de gaz. Il y a aussi le champ appelé Calypso, qui pourrait contenir entre 170 et 225 Gm3 de gaz. Un autre champ Glaucus-1 pourrait lui abriter 130 Gm3 de gaz.

En Israël, l’exploitation du gisement de Leviathan situé à 130 km des côtes de Haïfa a commencé en janvier 2020. Découvert dix ans plus tôt, il renfermerait 539 milliards de m3 de gaz naturel. Le gisement de Tamar situé à 80 km au large de Haïfa est lui exploité depuis 2013 et ses réserves sont estimées à 238 Gm3. Le pays compte également d’autres champs de tailles plus modestes comme Tanin et Karish.

En Egypte il y a un gigantesque champ offshore baptisé Zohr. Il a été découvert en août 2015 et pourrait abriter 850 Gm3.

Un regain de tensions

Un contexte régional instable et un appétit énergétique renforcé par les derniers soubresauts de l’actualité font que la situation ne risque pas de se détendre. Un des dangers peut venir de la Turquie. Le pays est fort isolé et encore trop dépendant du gaz russe. Par ailleurs, la Turquie n’a pas trouvé de réserves significatives dans sa ZEE et cherche à l’étendre. Pour sortir de cette impasse, la Turquie n’a pas hésité à s’imposer par des démonstrations de force ou des opérations d’intimidation en mer à l’encontre des compagnies de forage souvent américaines ou européennes. La Turquie a aussi proclamé une “République turque de Chypre du Nord” (RTCN). Si elle n’est pas reconnue par la communauté internationale, la Turquie a tout de même de facto étendu considérablement sa ZEE.

Méditerranée: les formidables réserves de gaz sont-elles un trésor ou un poison ?

Le pays a également signé un accord maritime avec le Liban. Celui-ci a étendu sensiblement leurs plateaux continentaux en Méditerranée, balayant au passage les revendications territoriales de la Grèce autour de l’île de Crète. La Grèce fait en effet valoir que chacune de ses îles, même les plus petites, possède son propre plateau continental et donc sa propre zone économique exclusive. Qu’importe si l’île en question se trouve à quelques kilomètres seulement des côtes turques. De quoi froisser encore un peu plus la Turquie qui estime que le plateau continental d’un pays devrait être mesuré proportionnellement à la longueur de sa façade maritime. Deux points de vue qui alimentent encore un peu plus les tensions entre les deux pays. Un des derniers exemples de tension palpable remonte à début décembre 2022, lorsque Recep Tayyip Erdogan a mis en garde la Grèce en mentionnant le nom du missile à longue portée de la Turquie, Tayfun. Si Erdogan fait monter la tension, la Grèce fait de même puisqu’elle s’arme et conclut des contrats d’armement avec les États-Unis.

Ce gaz providentiel risque plus d’apporter des conflits que paix et richesse

Néanmoins, pour Senem Aydin-Düzgit, professeur en droit international interviewée par De Morgen, une escalade n’est pas réaliste, car les Turcs savent que des actions militaires seraient suivies de réactions de la part d’autres pays d’Europe, mais aussi des États-Unis. Et la guerre en Ukraine montre à quel point une telle situation est absurde. Or Erdogan est avant tout un politicien pragmatique. Il sait qu’il est isolé et que le pays s’est aliéné de nombreux partenaires. Il n’ignore pas non plus qu’il y a un rapprochement entre la Grèce, la République de Chypre, Israël et l’Égypte.

Tout ceci étant dit, et malgré les belles intentions de coopération et un pragmatisme certain, on ne peut cependant que constater que l’intérêt croissant des puissances extérieures pour le gaz de la Méditerranée orientale se traduit par une militarisation de la région. Cette découverte de gisement de gaz providentiel et riche en promesses risque donc bien de ne pas apporter la paix et la richesse dans cette région, mais seulement plus de conflits et de discorde. Tout cela sans compter que ces projets gaziers parfois pharaoniques font l’impasse sur la question du réchauffement climatique. L’exploitation massive des ressources gazières de la Méditerranée orientale est en effet incompatible avec l’accord de Paris sur le climat de 2015.

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