Luc Bonneux: “Il faudrait envoyer la police dans certains hôpitaux”

Luc Bonneux : "Je ne dois pas forcément vivre jusqu'à 90 ans" © Franky Verdickt

L’anticonformiste Luc Bonneux n’a pas sa langue dans sa poche. Défenseur de l’euthanasie, il est critique vis-à-vis de la médecine préventive et de la vaccination.

Luc Bonneux n’a fait qu’une brève incursion dans la pratique médicale en Belgique. Mais il a exercé au Congo. Et il est allé à Londres pour se perfectionner comme chercheur en épidémiologie. “C’est là que j’ai posé les bases de mon regard critique sur la pratique médicale”, raconte-t-il. “Je suis revenu en Belgique avec quelques publications notoires sur le VIH à mon actif, mais mon expertise en matière de priorités dans les soins de santé ne semblait intéresser personne ici. En revanche, les Pays-Bas ont montré de l’intérêt. Alors j’ai commencé à travailler de l’autre côté de la frontière. Même à cette époque, la rentabilité et l’efficacité suscitaient plus d’engouement aux Pays-Bas que chez nous.”

Les soins de santé belges ont-ils entre-temps trouvé la voie vers davantage de rentabilité et d’efficacité ?

LUC BONNEUX. “Pas suffisamment. Aux Pays-Bas, une fonction publique bien huilée stimule le monde universitaire. Chez nous, ce sont principalement les cabinets qui définissent les lignes.

Les soins de santé belges sont moins pilotés qu’aux Pays-Bas. Cela présente des avantages. Si je veux faire hospitaliser un patient aux Pays-Bas, je dois redoubler d’arguments, alors qu’en Belgique, on déroule le tapis rouge pour chaque patient.

Mais nos soins de santé sont de bonne qualité. C’est lié à une sorte de survie darwinienne du plus apte pendant les études de médecine en Belgique. Celles-ci fournissent de bons médecins. Comparé à mes collègues néerlandais, je me sens parfois comme un puits de science.”

Nous sommes néanmoins moins bien classés que nos voisins du Nord dans le European Consumer Health Index.

“Il y a davantage d’homogénéité aux Pays-Bas, c’est vrai. En Belgique, nous avons les meilleurs soins au monde, dans la mesure où on sait où se rendre. Nous comptons plus d’hôpitaux de classe mondiale, mais aussi des hôpitaux où il faudrait envoyer la police. Ces différences de qualité sont la conséquence d’un manque de pilotage et de contrôle.”

N’y-a-t-il pas également un problème au niveau des médecins ?

“Il y a trop de médecins en Belgique. C’est la cause de la surconsommation. Ce problème ne concerne pas toutes les spécialités et certainement pas les généralistes, mais bien les urologues par exemple. Par conséquent, le dépistage du cancer de la prostate en Belgique est difficilement rentable. Les chirurgiens vasculaires sont un autre exemple. Il y a plus de dix ans, j’ai mené une étude pour le Centre fédéral d’expertise des soins de santé qui a montré que nous avons en Belgique deux fois plus de chirurgiens vasculaires que ce dont nous avons besoin. Ceux-ci ont fait de longues études et ont envie de faire autre chose que de traiter les varices. C’est pourquoi beaucoup trop de patients subissent une intervention chirurgicale. C’est en partie compréhensible, mais ils courent parfois des risques.

Un autre exemple est le dépistage du cancer du côlon. Les spécialistes néerlandais n’étaient pas en faveur du dépistage de masse en raison de la quantité de travail que cela engendrait, alors que c’était une source de revenus bienvenue pour le surplus de spécialistes belges.”

Vous n’êtes pas un partisan de la prévention ?

“Je dis toujours qu’il y a trois priorités en matière de prévention : premièrement, ne pas commencer à fumer ; deuxièmement, arrêter de fumer le plus tôt possible quand on fume ; et troisièmement, arrêter de fumer à nouveau en cas de rechute. Une société non fumeuse est une bonne prévention.

Accorder trop d’attention à la prévention médicale peut aussi favoriser la surconsommation. C’est pourquoi je trouve étrange que l’on considère la prévention comme un mécanisme permettant de réduire les coûts des soins. Selon moi, la prévention médicale n’est pas toujours efficace et peut générer beaucoup de dépenses supplémentaires en faisant croire aux gens qu’ils sont malades.”

Pensez-vous que la prévention est un gaspillage d’argent ?

“Nous faisons comme si nous avions suffisamment d’argent. Les gens pensent que leur santé est importante. J’aimerais y consacrer 50% de notre produit intérieur brut, mais cet argent devrait d’abord servir à soigner les personnes malades, et non à faire de la prévention. Guérir les patients devrait être notre priorité.

La prévention consiste à faire les bons choix. Le nombre de décès par suicide est supérieur au nombre de décès par accident de la route. Le taux de suicide aux Pays-Bas est presque trois fois moins élevé qu’en Belgique. C’est étrange qu’il n’y ait presque pas d’études à ce sujet. Pourtant, c’est un domaine où la prévention pourrait justement être utile.

En attendant, il me semble plus important de se concentrer sur la qualité de vie que d’essayer d’allonger l’espérance de vie. Celle-ci est passée à près de 90 ans. Faut-il vivre au-delà ? Mes patients ne veulent pas forcément vivre jusqu’à 100 ans. Pour eux, c’est la qualité qui prime avant la quantité.”

Vous êtes donc en faveur de l’euthanasie ?

“Ars moriendi et ars vivendi importent autant à mes yeux. La vie et la mort sont liées. C’est sur cela que devrait porter le débat public. Mourir d’un cancer du poumon à cause de la cigarette à 50 ans, c’est perdre la vie. Mourir de vieillesse à 85 ans, c’est conclure sa vie. Ce sont deux choses différentes.

Je suis contre les limites d’âge. Une de mes patientes de 83 ans, en relativement bonne santé, devait être opérée. En Belgique, cela n’aurait posé aucun problème, alors qu’aux Pays-Bas, les médecins la trouvaient trop âgée. Cette femme avait un anévrisme dans l’artère abdominale. Si on peut le traiter chez une patiente qui n’a pas d’autre problème de santé, cela représente une avancée médicale, même si elle a 80 ans.

J’ai 65 ans et j’ai calculé que je pourrai sans doute fêter mon 88e anniversaire, avec ou sans hypertension. Je n’ai pas forcément envie de vivre jusqu’à 90 ans. La façon dont l’espérance de vie continue d’augmenter me fascine. Mais un invité bien élevé sait quand quitter la table. C’est pourquoi je suis en faveur de l’euthanasie. À un âge avancé, lorsqu’on sent que sa qualité de vie diminue, mieux vaut s’en aller tout en jetant un oeil dans le rétroviseur sur la vie incroyable qu’on a eue. La mort est inévitable.”

Tous ceux qui ont lu vos chroniques savent que vous n’êtes pas un partisan acharné de la vaccination. Pourquoi ça ?

“Les programmes de vaccination permettent d’obtenir des résultats incroyables. Par exemple, l’éradication de la variole est due à une vaccination intensive – une victoire historique pour la santé publique. Mais cela ne signifie pas qu’un vaccin permet de guérir tous les maux.

Je n’approuve pas la façon dont le vaccin contre la grippe est commercialisé. C’est un mauvais vaccin, qui n’offre qu’une protection très partielle. Pourtant, chaque année, on nous assène de discours sur l’importance de se faire vacciner. Pour prévenir un seul épisode de grippe, il faut vacciner entre 50 à 70 personnes. Sur dix personnes vaccinées, une est malade pendant une journée. Quelqu’un qui attrape la grippe est généralement malade pendant une semaine. Au mieux, on atteint un seuil de rentabilité et on ne génère certainement pas des bénéfices en termes de santé. On dit que l’administration ciblée aux personnes âgées et aux professionnels de la santé est logique ? Nous ne détenons pas assez de preuves pour l’affirmer, tout simplement parce que nous ne disposons pas de suffisamment d’études. Pourquoi trompe-t-on les gens ? Au lieu de demander à l’industrie pharmaceutique de revoir sa copie, on lui donne un marché de 5 milliards d’euros.”

Que pensez-vous d’un programme de vaccination récent comme celui contre le cancer du col de l’utérus ?

“J’ai fait vacciner mes propres filles contre cette maladie il y a longtemps, mais ici aussi tout est une question de nuance. En fin de compte, le HPV – et le cancer du col de l’utérus qui en résulte – est un virus sexuellement transmissible. L’éducation sexuelle est également importante. C’est pourquoi il y avait des préservatifs chez nous à la maison.

Le vaccin contre le HPV est visiblement un bon vaccin. Mais le dépistage massif du cancer du col de l’utérus chez les femmes vaccinées m’agace. Si le vaccin est efficace, tout cela est ridiculement cher, non ? Le dépistage du col de l’utérus devrait être sélectif. C’est le cas aux Pays-Bas, mais pas en Belgique. Et pourtant, le nombre de décès dus au cancer du col de l’utérus est plus élevé dans notre pays. C’est parce que les groupes à risque passent trop souvent sous le radar.

En général, le dépistage du cancer n’est pas très efficace. Beaucoup de gens rencontrent des problèmes qu’ils auraient évités sans dépistage. Prenons l’exemple des tumeurs bénignes. Récemment, le British Medical Journal a publié un article sur le cancer du côlon. La conclusion était que le citoyen moyen sans antécédents héréditaires ne devrait pas faire l’objet d’un dépistage. À juste titre. Une coloscopie peut révéler une tumeur, mais on ne sait pas comment elle va se développer. C’est une loterie et une opération peut aussi mal tourner. Les médecins se taisent généralement à ce sujet.

On peut toujours justifier le dépistage du cancer du côlon, mais le résultat du dépistage du cancer du sein est discutable. On pourrait conclure des recherches sur le sujet que le dépistage de masse du cancer du sein n’est pas efficace chez les moins de 55 ans et inutile chez les plus de 70 ans.”

Mais vous souhaitez détecter ce cancer rapidement, n’est-ce pas ? Surtout chez les jeunes femmes, chez qui la maladie se développe plus vite ?

“Le cancer n’est pas un processus linéaire, mais un processus évolutif au cours duquel il échappe aux mécanismes de défense du corps à travers une série de mutations. Le cancer a toujours une histoire derrière lui. Une étude danoise réalisée il y a quelques décennies a révélé que 40% des femmes victimes d’accidents de la route entre 40 et 50 ans avaient un cancer du sein. Le dépistage idéal permet en effet de détecter le cancer du sein mortel à un stade précoce. Le problème est le suivant : plus le stade du cancer est précoce, plus la tumeur est petite. Mais pour reconnaître une tumeur, il faut qu’elle ait déjà une certaine taille. Cela signifie qu’elle est présente depuis un moment. Le cancer du sein agressif se généralise alors souvent. C’est le drame de cette maladie. Dans un cas sur trois de cancer du sein dépistés, la femme n’aurait probablement jamais développé un cancer mortel. Dans les tumeurs à croissance rapide, on arrive trop tard. On ne parle jamais de tout ça.

Les femmes sont activement trompées. Interdire le dépistage du cancer du sein ne serait pas vraiment un drame. La forte baisse de la mortalité due au cancer du sein est due à un meilleur traitement, pas à un meilleur dépistage. La chimiothérapie moderne est plus efficace et aussi plus digeste. Les médecins doivent se concentrer davantage sur un meilleur traitement et moins sur la prévention. C’est exactement la même chose avec le cancer de la prostate. On ignore si les symptômes vont déboucher sur un cancer.”

Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique augmente ses prix en fonction des bénéfices qu’il souhaite dégager. Prenons le cas de la petite Pia et maintenant de Victor. L’indignation est-elle légitime ?

“L’industrie travaille selon les principes du marché libre. On ne peut pas lui reprocher de vouloir gagner de l’argent. Mais la société a bien sûr le droit de décider ce qu’elle veut payer. Nous devons aussi pouvoir affirmer que nos ressources sont limitées et que tout le monde mourra un jour. J’ai beaucoup de sympathie pour ce que les parents de Pia ont accompli, mais leur action a perpétué la logique de profit excessif du fabricant.

Cette logique nous a apporté beaucoup de bonnes choses, mais les prix posent problème. En Europe, ça va encore, mais la marge de manoeuvre de l’industrie devrait être réduite. En tant que petit pays, nous ne pouvons pas forcer les choses. Notre marge de négociation est trop faible, et cela devrait plutôt être du ressort de l’Union Européenne.”

L’éthique et les impératifs de l’industrie pharmaceutique sont souvent difficiles à concilier. Compte tenu du vieillissement de la population, comprenez-vous l’interruption de la recherche sur la guérison de la maladie d’Alzheimer ?

“Nos cerveaux ne sont pas faits pour la vie éternelle. Le vrai Alzheimer est une maladie rare. Beaucoup de mes patients sont atteints de démence liée à la vieillesse. Il n’est pas facile de formuler une proposition de recherche à ce sujet. Parce que la dégénérescence et la régénération se maintiennent en équilibre. Tout ce qu’on fait pour combattre le processus de vieillissement peut augmenter le risque de cancer. Et si on trouve un remède, qui va-t-on traiter et à quel prix ?

Le regretté Etienne Vermeersch avait sûrement un peu raison quand il disait que beaucoup de problèmes modernes surviennent parce qu’il y a trop de gens sur terre. Le vieillissement de la population est un facteur important de cette surpopulation. De ce point de vue, ne serait-il pas préférable d’arrêter les recherches qui prolongent la vie ? D’autre part, nous avons fait des progrès énormes dans l’amélioration de la qualité de vie des personnes âgées. Je pense notamment aux escarres dans les maisons de retraite. Aujourd’hui, elles sont devenues rares, alors qu’elles étaient très fréquentes quand j’ai commencé à exercer comme médecin. Ou le traitement du cancer du poumon. Grâce à des médicaments très chers, mes patients ont encore de bonnes années devant eux. On ne peut pas s’opposer à ça.”

Traduction : virginie·dupont·sprl

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content