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Les taux d’intérêt négatifs, de la sorcellerie financière?

Pour les économistes, l’année 2015 restera celle de la reprise en main de l’économie européenne par la Banque Centrale Européenne (BCE).

Après avoir imposé des taux d’intérêt négatifs qui se diffusent sur de larges échéances, la BCE a initié une gigantesque impression monétaire qu’elle va d’ailleurs prolonger, de manière anticipative, jusqu’en 2017. Cet assouplissement quantitatif a essentiellement pour objectif d’affaiblir l’euro et à permettre un refinancement des Etats au travers de la création monétaire. Sa transmission dans l’économie réelle est, à ce stade, imprécise.

Le taux d’intérêt qui rémunère les dépôts des banques privées auprès de la BCE est actuellement de moins 0,30 %. Un taux de dépôt négatif revient à faire payer les banques privées pour placer leurs liquidités auprès de la BCE. Tout se passe comme si cette dernière fournissait une telle protection au système bancaire qu’il faudrait payer cette garantie au-delà de la rémunération de l’argent. La BCE incite donc indirectement les banques à prêter leurs liquidités excédentaires aux Etats ou à des débiteurs privés. La baisse du coût de l’argent se substitue à la faiblesse de sa circulation dans l’économie.

Il ne faut pas s’illusionner : ce ne sont pas des taux d’intérêt négatifs qui vont relancer la moindre molécule d’économie réelle.

Des taux d’intérêt négatifs ne relèvent pas de la sorcellerie financière. Bien sûr, il est troublant de penser que la BCE pénalise les dépôts de banques privées alors qu’elle émet également les billets qui, eux aussi inscrits à son passif, gardent leur valeur nominale. La monnaie “papier” et la monnaie fiduciaire n’ont désormais plus la même valeur. Tous les euros ne seraient plus fongibles, raison pour laquelle une situation prolongée de taux d’intérêt négatif s’accompagnera immanquablement d’une restriction croissante à l’utilisation d’espèces. Pourtant, des taux d’intérêt négatifs ne peuvent constituer qu’une situation temporaire puisque l’intérêt est le “prix du temps” appliqué à la monnaie et qu’il n’existe pas de temps négatif. Si c’était le cas, la monnaie se diluerait et l’argent liquide deviendrait effervescent.

Cette réalité relève de la répression financière, d’une situation récessionnaire et d’un combat contre le désendettement. La répression financière est un contexte caractérisé par des taux maintenus artificiellement bas afin d’alléger le poids de la charge de la dette publique. La récession exerce aussi une pression sur les taux d’intérêt : les besoins d’investissement étant exceptionnellement faibles, la quantité de monnaie empruntée chute en dévalorisant son prix, c’est-à-dire le taux d’intérêt. S’ils étaient transposés à l’ensemble de l’économie, des taux d’intérêt négatifs seraient destinés à stimuler l’emprunt et la consommation, et à décourager l’épargne, puisqu’un dépôt d’argent est pénalisé. La BCE veut aussi probablement s’assurer que les lignes de crédit ouvertes aux banques privées ne reviennent pas, sous forme de dépôts, dans son propre bilan.

L’économie est donc stagnante et ses circuits monétaires sont grippés. Elle est empêtrée dans un “piège de la liquidité” qui caractérise les périodes pendant lesquelles la consommation et l’investissement sont indifférents à l’offre de monnaie et à des taux d’intérêt minuscules. C’est d’ailleurs pour cette raison que les taux d’intérêt négatifs constituent plutôt un signal qu’un remède : les canaux de la transmission de la politique monétaire sont rompus. D’ailleurs, il ne faut pas s’illusionner : ce ne sont pas des taux d’intérêt négatifs qui vont relancer la moindre molécule d’économie réelle.

Des taux d’intérêt négatifs ne présentent pas que des avantages : l’endettement des Etats est conforté par des taux faibles, voire négatifs. Les taux ne disciplinent plus les Etats qui peuvent consolider leur endettement à coût réduit tout en allégeant évidemment la facture fiscale. Ils incitent aussi l’investisseur à prendre des risques additionnels tout en contribuant à la formation de bulles d’actifs.

L’euro est devenue une monnaie génétiquement récessionnaire et déflationniste à un point tel qu’il faut en décourager la thésaurisation.

Les institutions financières qui tirent leur substance de la transformation d’échéances (banques, compagnies d’assurance-vie) sont, quant à elles, confrontées à une inversion de la chaîne de création de valeur. Les banques, par exemple, possèdent des placements qui sont traditionnellement de plus longue échéance que leurs passifs, c’est-à-dire les dépôts qui leur sont confiés. Une baisse des taux d’intérêt a, tout d’abord, un effet favorable sur le bilan au travers de plus-values latentes, mais cet avantage se dissout dans le temps. Des taux d’intérêt trop bas entraînent alors un reflux de la rentabilité. Les institutions financières sont, en effet, écartelées entre rendements trop faibles sur leurs actifs et les demandes de rémunérations de leurs propres clients. En outre, au lieu de bénéficier d’une marge de transformation d’échancre des dépôts vers les placements des banques, ces dernières doivent absorber des coûts opérationnels qui excèdent cette même marge. Cette pression est d’autant plus violente que la baisse des taux d’intérêt est forte.

En conclusion, avec des taux d’intérêt négatifs, nous sommes entrés dans un nouveau monde qui signe une capitulation de la politique monétaire de la BCE. Cette institution a voulu transposer la gestion du Deutsche Mark à l’euro. L’euro est devenue une monnaie génétiquement récessionnaire et déflationniste à un point tel qu’il faut en décourager la thésaurisation. Aujourd’hui, les programmes d’austérité et l’ascétisme monétaire nous ont conduits au bord d’un abime de déflation, c’est-à-dire le pire des scénarios de grippage de l’économie. Il reste à espérer que nous ne tombions pas dans un piège à la japonaise. Si c’est le cas, alors il faudra s’interroger rétrospectivement sur le bien-fondé des politiques d’austérité budgétaire et de gestion contractée de la monnaie. En effet, un scénario à la japonaise n’est pas un accablement providentiel, mais le résultat d’une politique choisie. Et finalement, la difficulté n’est pas d’entrer en territoire de taux d’intérêt négatifs, mais de s’en extraire. A ce moment, il y a un risque de contraction sévère de l’économie. C’est pour cette raison que la BCE aurait dû, dès le début de la crise, en prendre la mesure et se dissocier de sa tutelle allemande, entretenue par la crainte d’une hypothétique inflation. Au lieu d’appréhender l’inflation, il fallait en créer. Il fallait aussi éviter que la maigre croissance soit laminée par des programmes d’austérité. Mais peut-être que la seule explication plausible à ce manque d’anticipation était que la BCE ait voulu affirmer la crédibilité de l’euro, monnaie encore adolescente alors qu’un de ses Etats constituants, la Grèce, était au bord du sabordage monétaire.

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