Les rencontres de L’Ecailler du Palais Royal: Alain Juppé et Karine Lalieux

© DANNY GYS (ISOPIX)
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Une fois n’est pas coutume: à gauche, Alain Juppé, ancien Premier ministre français sous la présidence de Jacques Chirac ; à droite, Karine Lalieux, ministre socialiste des Pensions dans l’actuel gouvernement De Croo. Au centre du débat: la ville de demain, enjeu de tous les fantasmes.

Auteur du Dictionnaire amoureux de Bordeaux paru aux éditions Plon, Alain Juppé anime régulièrement des conférences où il partage sa vision de la ville idéale et son expérience de maire “révolutionnaire”. L’ancien Premier ministre français a en effet veillé sur le destin de Bordeaux pendant plus de 20 ans. Et c’est à ce titre qu’il était présent à Bruxelles, il y a quelques semaines, pour le cycle de conférences “Les grands invités de l’Hôtel de Ville”.

Membre du Conseil constitutionnel français depuis 2019, Alain Juppé est aujourd’hui tenu à un certain devoir de réserve pour les sujets d’ordre politique, mais il a toutefois accepté notre invitation à rencontrer Karine Lalieux, ministre socialiste des Pensions et de l’Intégration sociale, au restaurant bruxellois L’Ecailler du Palais Royal. Au menu: poissons délicats et, surtout, la ville de demain.

TRENDS-TENDANCES. Bordeaux et Bruxelles sont-elles deux villes diamétralement opposées?

ALAIN JUPPÉ. Je ne dirais pas qu’elles sont diamétralement opposées, mais elles sont assez différentes. Ce qui fait le paysage bordelais, c’est le fleuve qui est très large. On l’appelle même la mer de Garonne tellement il est large. On ressent d’ailleurs les marées qui viennent de l’océan avec un marnage qui peut atteindre quatre à cinq mètres. Donc, c’est ça qui fait le paysage urbain. Ce n’est pas tout à fait pareil à Bruxelles…

KARINE LALIEUX. Nous avons le canal!

A.J. Oui, vous avez un canal ( sourire)…

K.L. Je ne vais pas comparer le canal de Bruxelles à la Garonne, sinon je vais me faire disputer, mais la manière dont vous avez développé les bords de la Garonne et dont nous voulons aujourd’hui développer les bords du canal…

A.J. ( Il l’interrompt) Ah bon? Vous êtes en train de le réaménager?

K.L. Oui, il était complètement abandonné et d’ailleurs plus personne ne voulait passer le canal. La symbolique de Bruxelles, c’est le canal qui coupe la Région bruxelloise en deux. Socialement, psychologiquement… c’est terrible! Heureusement, la Ville de Bruxelles et la Région bruxelloise ont commencé à réhabiliter le canal avec des opérations comme, par exemple, Bruxelles-les-Bains. On nous avait dit que jamais personne ne viendrait…

A.J. Et les gens sont venus!

K.L. Oui, ils sont venus!

A.J. Les gens adorent l’eau dans une ville…

K.L. Voilà! Et depuis, les constructions, tant du public que du privé, s’alignent. Il y a un plan de développement du canal avec l’ensemble des fonctions de Bruxelles: le logement, les entreprises, les start-up, etc. Encore une fois, on ne peut pas comparer la beauté de la Garonne et notre canal, mais la logique de développement de la ville et de la Région autour de ce cours d’eau est un peu identique.

A.J. Ce n’est pas une question de beauté. C’est une question d’ampleur et de largeur. Mais il y a un point commun: historiquement, à Bordeaux aussi, la ville ne s’est développée que d’un côté. Cela a changé depuis pas mal d’années, mais pendant des siècles, il n’y a pas eu de pont. On franchissait la Garonne en gabare et, de l’autre côté, c’était, je ne dirais pas le far west, mais le Grand Nord! Donc, on n’y allait pas. Le premier pont a été construit à l’initiative de Napoléon et il a fallu attendre la deuxième moitié du 20e siècle pour voir apparaître trois nouveaux ponts. Pour ma part, j’en ai lancé deux, dont un est terminé et l’autre toujours en chantier…

La symbolique de Bruxelles, c’est le canal qui coupe la Région bruxelloise en deux. Socialement, psychologiquement… c’est terrible!” – Karine Lalieux

K.L. Hé bien, à Bruxelles, on vient d’inaugurer deux nouvelles passerelles, piétonnières et cyclistes, qui relient Molenbeek à la Ville de Bruxelles, et il y aura bientôt un vrai pont, avec un tram, devant Tour & Taxis que j’aurai la chance d’inaugurer avant la fin de l’année.

A.J. J’espère que vous irez plus vite que nous avec notre pont levant qui laisse passer les paquebots de croisière. J’ai lancé le projet en 1996 et il a été inauguré en 2013…

K.L. Ah oui, d’accord ( rires)!

Monsieur Juppé, on dit souvent que vous avez réveillé Bordeaux…

A.J. En 1995, quand j’ai été élu pour la première fois maire de Bordeaux, je suis parti avec un projet urbain qui s’ordonnait autour de deux grands axes. Le premier était de réconcilier la ville avec son fleuve. Le port avait quitté Bordeaux et les quais étaient abandonnés. Il y avait des hangars en ruine, plutôt malfamés, et mon premier objectif a été de remettre les quais en beauté, si je puis dire. On a eu la chance d’avoir un magnifique paysagiste, Michel Corajoud, qui nous a fait un projet très humain, très aimable, où les gens adorent se promener et cela a été un succès formidable. Le deuxième grand axe, c’était de doter la ville d’un moyen de transport collectif moderne qu’elle n’avait absolument pas. Il n’y avait ni métro, ni tramway. J’ai changé cela…

K.L. La pire des choses dans les villes, c’est d’investir uniquement au niveau touristique, de ne plus développer ses quartiers et d’abandonner finalement les siens, que ce soient des Bordelais ou des Bruxellois. C’est pour cette raison que j’aime bien le concept de Philippe Close, “une ville à 10 minutes”…

A.J. Vous dites 10 minutes? Nous, c’est le quart d’heure (“la ville du quart d’heure” est un concept de ville idéale où tous les services essentiels pour les habitants sont à une distance d’un quart d’heure à pied ou à vélo, Ndlr).

K.L. Philippe Close parle d’une ville à 10 minutes!

A.J. On est plus lent à Bordeaux ( rires)!

K.L. ( Rires) Oui! Dans cette idée, il faut que toute l’offre soit proche des habitants, que ce soit en termes d’écoles, d’emplois, de soins, de commerces, de culture, etc. A ce propos, je pense que la culture est aussi un point commun entre Bruxelles et Bordeaux. On parie sur la culture.

A.J. On a aussi un opéra à Bordeaux, qui n’a pas la réputation de La Monnaie, mais qui est un très bel opéra.

K.L. A Bruxelles, on mise sur la culture, mais pas seulement en soutenant les institutions et les musées de la ville. Il faut aussi faire sortir la culture des murs et nous l’avons fait avec des festivals extérieurs gratuits, le cirque dans la rue, le Parcours d’Artistes, etc. Parce que c’est vertueux. Les gens sortent dans la rue, ça les égaie et ça leur donne envie d’aller ensuite dans les institutions culturelles…

A.J. La culture, ce sont les grands établissements – on a quelques beaux musées à Bordeaux – mais c’est aussi la fête. Moi, je soutiens toujours l’idée que la mixité sociale, ce n’est pas uniquement un pourcentage de logements sociaux. La mixité, c’est la rue, c’est l’espace public qui doit être ouvert et fréquenté. Et, dans cet esprit, j’ai lancé deux fêtes qui sont la Fête du Vin et la Fête du Fleuve. Pardon de dire ça, mais le plus grand compliment qui m’ait été fait à Bordeaux, par un professeur d’histoire de l’art, est celui-ci: “Ce que vous avez changé à Bordeaux, ce ne sont pas les quais, ce n’est pas le tramway, ce n’est pas tout ça. C’est ce que les gens ont dans leur tête. Ils ont repris confiance et fierté dans leur ville”.

La pire des choses dans les villes, c’est d’investir uniquement au niveau touristique, de ne plus développer ses quartiers et d’abandonner finalement les siens.” – Karine Lalieux

K.L. Totalement! J’allais y venir. C’est une identité sans être identitaire. S’approprier la ville et en être fier.

Avec la crise sanitaire et l’avènement du télétravail, le défi citadin n’est-il pas aujourd’hui de faire revenir les gens qui ont fui la ville?

A.J. Fui la ville? Moi, là, je relativise! C’est un phénomène dont on parle beaucoup dans les médias, mais quand on essaie de le quantifier, cela reste assez marginal quand même. Alors, Paris perd de ses habitants, ça, c’est vrai, au profit de la banlieue en général. Mais le phénomène de fuite de la ville pour aller dans la nature, ce sont plutôt des gens privilégiés qui, généralement, gardent un appartement à Paris…

K.L. Oui, c’est ça, ils prennent une résidence secondaire! La Région bruxelloise, en 20 ans, c’est 200.000 habitants supplémentaires. Alors, on parle beaucoup, aujourd’hui, d’une espèce de fuite des villes, mais c’est franchement l’inverse.

Oui mais, avec le télétravail, il y a eu moins de travailleurs à Bruxelles et le secteur horeca en a souffert…

K.L. C’est pour ça qu’il faut des zones, comme on l’a dit, multifonctionnelles, et ne pas parier que sur une fonction, que sur l’horeca, dans un quartier ou dans une ville. Mais ce que je vois surtout avec la pandémie, c’est que la ville a été très résiliente, elle a pu aussi s’adapter…

A.J. C’est vrai que la pandémie a des conséquences économiques qu’on ne mesure pas encore tout à fait aujourd’hui. A Bordeaux et dans son agglomération, on a trois grands atouts économiques qui sont, premièrement, le vin qui donne pas mal d’emplois et qui n’a pas trop souffert de la crise ; deuxièmement, l’industrie aéronautique qui est assez vulnérable avec la baisse du transport aérien ; et, enfin, le tourisme où, là, on en a pris plein la figure! Je pense en particulier à ce grand équipement que j’ai fait construire, la Cité du Vin, qui a été un succès populaire considérable au départ, mais qui dû fermer ses portes durant la pandémie. Donc, oui, notre économie a souffert sur ces trois plans-là et il faut s’adapter…

K.L. Mais ça va reprendre et c’est pour ça qu’il faut une diversification des fonctions et des métiers dans Bruxelles.

La ville de demain, ou plutôt la ville idéale, doit-elle être sans voitures?

A.J. Ça dépend où! Dans le coeur des villes, oui. Je pense que, partout, on a “piétonnisé” de vastes espaces dans le centre des villes. A Bordeaux, tout le centre historique est en contrôle d’accès, c’est-à-dire qu’il y a des bornes et seuls les riverains peuvent passer, ainsi que les commerçants aux heures de livraison. Il n’y a pas de circulation de transit dans ces quartiers, ça apaise considérablement les choses et les gens, aujourd’hui, en redemandent. En revanche, le problème est le suivant: que fait-on des gens qui viennent de la périphérie pour travailler en ville et qui n’ont pas toujours de transport en commun à la porte de leur domicile? Ceux-là, il faut bien qu’ils utilisent leur voiture. Donc, on ne peut pas interdire complètement l’accès de la ville à la voiture individuelle. Il faut trouver un point d’équilibre entre les deux.

K.L. L’avenir, c’est la mobilité douce pour les villes, tout en permettant de développer correctement la mobilité collective. Aujourd’hui, 60% des familles bruxelloises n’ont plus de voiture, mais elles subissent une pollution qui vient surtout de l’extérieur. Attention, je ne suis pas contre les navetteurs! Parce que venir travailler à Bruxelles à 5 heures du matin en transport en commun, ce n’est pas possible. Mais il faut encourager cette mobilité douce et la rendre accessible. Par exemple, à Bruxelles, pour un abonnement en transports en commun, c’est 12 euros par an pour les moins de 25 ans.

La solution, ce n’est pas la décroissance, ni le retour à la grotte primitive. La solution, c’est l’innovation.” – Alain Juppé

A.J. ( Surpris) 12 euros par an?

K.L. Oui, ça fait un euro par mois…

A.J. Et vous avez déjà réfléchi à la gratuité des transports collectifs? Parce que moi, j’ai été interpellé en permanence à ce sujet par l’opposition lorsque j’étais maire de Bordeaux. C’est une bonne idée, mais qui paie? La gratuité, ça n’existe pas! Si ce n’est pas l’usager qui paie, c’est le contribuable qui paie. En France, on a toujours des formules extraordinaires: il faut que l’Etat intervienne, il faut que l’Etat fasse un effort, etc. L’Etat, c’est une tirelire. Il faut la remplir…

K.L. D’accord, mais l’impôt peut être redistributif. Je sais que c’est toujours difficile de parler impôt, mais il y a encore pas mal de capacité de faire de la redistribution sans être dans la caricature complète. Je sais qu’on ne sera pas d’accord sur ce point, mais…

A.J. La France est le pays qui a le pourcentage de prélèvements obligatoires le plus élevé du monde. Vous voyez, nous sommes à l’avance de ce point de vue-là ( rires)! On a un système qui est puissamment redistributaire. Moi, je n’ai rien contre ce système de redistribution, il fait partie de notre modèle social, mais c’est toujours pareil: où est-ce qu’on s’arrête? Où met-on le taquet pour que cela ne devienne pas totalement dissuasif et que cela ne pénalise pas la production? Donc, pour en revenir aux transports collectifs, est-ce une bonne idée d’appliquer la gratuité totale pour tout le monde? Il y a déjà des tarifs sociaux et préférentiels pour les personnes âgées, handicapées, les étudiants, etc.

K.L. Oui, mais quand on voit aujourd’hui le prix du train, et c’est le cas un peu partout en Europe, ça me pose vraiment problème.

A.J. Sans vouloir entrer dans des querelles politiques ou partisanes, on arrive à ce paradoxe où vous avez aujourd’hui des Ecolos qui votent, par exemple, contre la construction du train à grande vitesse entre Bordeaux et Toulouse. Cela mettrait cette grande cité du sud de la France à trois heures de Paris, mais ils s’y opposent parce que, pour construire une ligne, il faut artificialiser les sols. Pourtant, avec ce nouveau TGV, il y aurait un report évident de l’avion sur le train. Donc, je ne comprends pas. La démobilité, ce n’est pas une solution…

K.L. On doit travailler sur le développement du train…

A.J. Vous savez, moi je suis profondément attaché à la lutte contre le réchauffement climatique. Je rappelle que les villes, c’est 70% des émissions de CO2 avec le trafic et le logement. Donc, je suis tout à fait engagé dans cette voie, mais je pense que l’on ne s’en sortira que par l’innovation, la recherche et une percée technologique dans tous les domaines, y compris dans la construction. C’est dans cette voie-là qu’il faut aller.

K.L. L’Europe a toujours été douée en innovation. Investissons dans la recherche et le développement. Investissons dans l’innovation!

A.J. C’est pour ça que je vais faire une déclaration très politique ( sourire)…

K.L. Ouh la la, attention!

A.J. La solution, ce n’est pas la décroissance, ni le retour à la grotte primitive. La solution, c’est l’innovation.

Madame Lalieux, l’idée d’écrire un jour le “Dictionnaire amoureux de Bruxelles” vous effleure-t-elle?

K.L. ( Amusée) Aaaah! Non, pour le moment, je n’ai pas le temps…

A.J. J’étais Premier ministre, moi, quand j’ai fait le Dictionnaire amoureux de Bordeaux ( rires)!

K.L. Voilà ( rires)! Non, mais il faut être certain que l’on puisse ajouter quelque chose. Je suis peut-être très modeste, mais… ( Elle s’arrête) Non, pour le moment, je profite plutôt des livres écrits par les autres.

A.J. Moi, cela m’a donné beaucoup de plaisir parce que cela m’a permis de découvrir aussi beaucoup de choses sur la ville, sur son histoire, sur ses quartiers, sur les gens…

K.L. Non, quand j’ai du temps, je sors. J’adore la culture, j’adore rencontrer des gens. Je n’ai pas envie d’être enfermée.

Karine Lalieux

Les rencontres de L'Ecailler du Palais Royal: Alain Juppé et Karine Lalieux
© DANNY GYS (ISOPIX)

· 58 ans

· Née à Anderlecht

· Ministre fédérale des Pensions et de l’Intégration sociale, chargée des Personnes handicapées, de la Lutte contre la pauvreté et de Beliris dans le gouvernement d’Alexander De Croo depuis le 1er octobre 2020

· Députée fédérale PS à la Chambre des Représentants de 2000 à 2019

· Echevine à la Ville de Bruxelles de 2006 à 2020

· Licenciée en sciences criminologiques de l’ULB

Alain Juppé

Les rencontres de L'Ecailler du Palais Royal: Alain Juppé et Karine Lalieux
© DANNY GYS (ISOPIX)

· 76 ans

· Né à Mont-de-Marsan (France)

· Membre du Conseil constitutionnel français depuis mars 2019

· Maire de Bordeaux de 1995 à 2004, puis de 2006 à 2019

· Ministre français de la Défense, puis des Affaires étrangères sous Nicolas Sarkozy entre 2010 et 2012

· Premier ministre français sous Jacques Chirac de 1995 à 1997

· Président du Rassemblement pour la République (RPR) de 1994 à 1997

· Diplômé de l’ ENA

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