Malgré les sanctions européennes, aucune société belge n’a quitté la Russie. Le commerce s’intensifie même, avec en tête l’énergie et l’industrie chimique. Quant au géant brassicole AB InBev, il aura l’exclusivité de la vente de bières lors de la prochaine Coupe du Monde.
Les sujets de contentieux ne manquent pas entre l’Union européenne et la Russie, qui vient de reconduire Vladimir Poutine pour six années supplémentaires : bruits de bottes aux frontières, accusations d’ingérences, tensions entre Londres et Moscou sur fond d’une affaire d’empoisonnement d’un ex-espion, vues opposées sur la Syrie… Depuis l’éclatement en 2014 de la guerre en Ukraine et l’annexion de la Crimée, les sanctions (européennes) et les contre-sanctions (russes) restent en vigueur, au grand dam de nos producteurs de pommes et poires.
La Belgique figure parmi les pionniers de l’investissement dans le pays des tsars. Solvay a ainsi débarqué là-bas en …1881.
Les contacts belgo-russes ne sont toutefois pas coupés, au contraire. Avec les missions consécutives du Premier ministre Charles Michel et du ministre des Affaires étrangères Didier Reynders, au début de l’année, la Belgique tente de retisser les liens politiques avec Moscou et ambitionne même de jouer un rôle de pointe au sein de l’Union européenne. ” J’ai toujours défendu l’idée qu’il fallait garder les lignes ouvertes, tout en gardant une position ferme sur les sujets qui fâchent “, explique Didier Reynders. Plutôt que de buter sans cesse sur les dossiers chauds, autant avancer là où c’est possible, à commencer par le commerce. L’Union européenne reste d’ailleurs le premier investisseur en Russie, son plus grand voisin, avec plus de 60 % des investissements étrangers directs. La Belgique s’inscrit dans cette dynamique, et depuis longtemps. Elle figure parmi les pionniers de l’investissement dans le pays des tsars. Solvay a ainsi débarqué là-bas en… 1881.

“Un net rebond”
Une croissance de 20 % des échanges : c’est sur ce constat prometteur que l’Union économique belgo-luxembourgeoises (UEBL) et la Russie ont conclu, en février, leur bisannuelle commission mixte dans le terne et massif Hôtel Président de Moscou. Les flux commerciaux reprennent leur cours après un ralentissement qui s’est poursuivi jusqu’en 2016, et qui était imputable aux sanctions, à la chute des prix pétroliers et à la dévaluation du rouble. ” On peut signaler un net rebond de nos exportations ces derniers mois. Celles-ci retrouvent leur niveau de 2014 “, confirme Gérard Seghers, de l’Agence wallonne pour l’exportation.
Notre pays achète principalement des produits énergétiques, tandis qu’il vend des produits finis. La Russie, 15e client et 9e fournisseur, figure aujourd’hui parmi les plus gros partenaires de la Belgique, et le vice-Premier ministre russe Dmitri Rogozine s’est félicité qu'” aucune entreprise belge n’ait déserté la Russie depuis l’instauration des sanctions “. Elles sont une cinquantaine à y déployer des activités (lire l’encadré ” Belges en Russie et… Russes en Belgique “), dont le groupe chimique Solvay et le plus grand groupe brassicole du monde, AB InBev, qui aura l’exclusivité pour la vente de bières dans les stades de la Coupe du Monde de football cette année.
” Cette hausse des échanges n’est pas seulement imputable aux approvisionnements russes en énergie et autres ressources minérales, écrit Alexander Tokovinin, ambassadeur de Russie en Belgique. La coopération a connu un développement dynamique dans les secteurs du diamant et du gaz, de l’industrie chimique, de la métallurgie, des transports et de la logistique, tandis que le volume des investissements s’est accru, tant en Russie qu’en Belgique. ” Des hommes d’affaires belges, ajoute le diplomate, se sont rendus dans la république du Tatarstan, à Vologda, Kipetsk, Samara, Tcherepovets…
” J’ai récemment eu l’occasion d’inaugurer les nouveaux bâtiments de Sibelco, une société belge active dans le domaine du sable, présente en Russie depuis 2005, témoigne pour sa part notre ambassadeur à Moscou Jean-Arthur Régibeau, dans Russia Beyond. Au printemps dernier, l’entreprise flamande Orac Decor, spécialisée dans la décoration d’intérieur, a décidé de s’installer dans la région de Kalouga, où son usine est en construction. ” Bekaert a annoncé son intention d’investir un milliard de roubles (14,7 millions d’euros) dans la production de câbles électriques dans la zone économique spéciale de Lipetsk. De son côté, IBA devrait inaugurer en avril un cyclotron à Saint-Pétersbourg.

Solvay, n°1
Le plus grand investisseur belge reste Solvay. Le groupe chimique a participé avec le leader russe Sibur à la fondation en 2014 de l’entreprise RusVinyl située dans l’oblast (région) de Nijni Novgorod, à 420 km à l’est de Moscou, et spécialisée dans la production de PVC et de soude caustique. ” C’est une des plus grosses usines du groupe par sa taille et sa production, explique Alexis Brouhns, senior executive vice president Europe chez Solvay. Avec 1,4 milliard d’euros, c’est aussi le plus gros investissement dans l’industrie chimique russe depuis la fin de l’URSS en 1990 “, époque où Solvay a repris pied dans ce grand pays.
RusVinyl, inaugurée en présence de Vladimir Poutine himself, est désormais le plus grand producteur de PVC en Russie, avec une capacité de production annuelle de 330.000 tonnes. Avantage : l’usine se trouve à quelques encablures de Kstovo et de son site de production d’éthylène, une des principales matières premières du PVC.
Les pesanteurs bureaucratiques russes sont souvent dénoncées. ” Parfois il y a des blocages et des difficultés, avec des règles nationales et d’autres régionales, mais dans l’ensemble cela s’améliore nettement, répond Alexis Brouhns. Nous avons pu monter l’usine de manière relativement rapide vu les enjeux (taille du projet, crise financière de 2008, etc.) et le poids du projet nous a aidés à lever certaines complexités administratives. ” Les sanctions européennes ont exercé un double effet : positif, ” car la dévaluation du rouble qui s’en est suivie a fait renchérir l’importation de produits asiatiques concurrents “, ce qui a accru la compétitivité de RusVinyl. Négatif, vu la difficulté à trouver des financements bancaires pour le développement de nouveaux projets.

Terminal gazier à Zeebrugge
En sens inverse, les Russes sont présents en priorité dans le secteur de l’énergie. ” La Russie a toujours été un fournisseur stable et fiable de vecteurs énergétiques pour l’Union européenne, signale-t-on au SPF Economie. C’est la raison pour laquelle cette dernière a tout intérêt à maintenir de bonnes relations avec la Russie. ” Trente pour cent du pétrole et 40 % du gaz importés proviennent de ce pays et certains Etats membres, comme la Pologne et la Hongrie, dépendent presque totalement du pétrole russe. Au port de Zeebrugge, Yamal LNG et Fluxys, qui gère le transport de gaz naturel en Belgique, ont uni leurs forces pour construire un grand terminal destiné au gaz naturel liquéfié.
Les diamants sont la deuxième principale importation belge de la Russie. Celle-ci est le plus grand producteur au monde de diamants bruts, en valeur comme en volume, et Anvers est devenue la principale porte d’entrée du diamant russe vers le monde. Les contacts sont également nombreux dans les secteurs à forte composante technologique, par exemple entre les avionneurs russes d’une part, et, de l’autre, le Flemish Aerospace Group et le Pôle aérospatial wallon Skywin. Avec cette réserve que les sanctions ont mis un coup de frein aux projets d’équipement des fleurons de l’aviation russe comme le Sukhoi Superjet 100 et le Irkut MS-21, un moyen-courrier destiné à concurrencer Airbus et Boeing.
Moins connue, la coopération s’intensifie aussi dans le domaine de la santé publique : ” Nous disposons d’une large gamme d’équipements médicaux dans le domaine nucléaire, de la néonatalogie, des maladies respiratoires, explique le vice-Premier ministre Dmitri Rogozine. En plus des outils de diagnostic, nous disposons des technologies pour accélérer la régénération des tissus chez les patients. ” Didier Reynders, lui, a vanté le design hospitalier belge, tout en mettant l’accent sur les PME, ” ce qui permetra d’accroître encore nos échanges “.
Dans un tout autre secteur, signalons enfin que le très couru salon Seafood de Bruxelles est devenu un lieu stratégique où se nouent des contrats avec des géants du secteur de la pêche russe. Gageons que les Belges seront également présents au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, du 24 au 26 mai prochains, en présence de Vladimir Poutine et autres VIP de la planète, et de près de 15.000 participants.
Résident en Russie depuis 25 ans, le Belge Johan Vanderplaetse est senior vice president et president Russia de Schneider Electric. Il est aussi président du Belgian Russian Business Club et vice- président de la Chambre de commerce Belgique-Luxembourg en Russie.
” Depuis que je vis en Russie, raconte-t-il, j’ai vu trois phases dans le développement de l’économie. La première correspond aux deux premiers mandats de Vladimir Poutine, de 2000 à 2008, avec une croissance économique très forte de 6 à 7 %, comparable à celle de la Chine, suite aux efforts considérables du gouvernement russe pour réformer la fiscalité et diversifier la production. ”
Deuxième phase après 2007 : ” Les prix des produits pétroliers ont fort augmenté et, du coup, l’impulsion pour les réformes a complètement disparu. Le pays a donc misé sur cet argent facile et n’a plus investi dans la diversification et les réformes. Le modèle économique basé sur l’exportation de pétrole et de gaz avait montré toutes ses limites. Le baril était à plus 100 dollars, mais l’économie ne croissait que de de 1,5 %. On était en plein dans le ‘mal hollandais’ (les conséquences néfastes découlant d’une augmentation trop importante des exportations de ressources naturelles, Ndlr). Cela a duré jusqu’en 2012-2013. En 2014, c’est la guerre en Ukraine et l’annexion de la Crimée, suivies de sanctions européennes qui ont bien sûr exercé des effets, mais c’est surtout la chute des produits pétroliers qui a entraîné une sévère récession. ”
Aujourd’hui, c’est la troisième période : ” L’économie russe repend du poil de la bête. Moscou a choisi de diversifier l’économie et de stimuler la production locale afin de ne plus être dépendant des revenus du pétrole et du gaz. Avec pour objectif de limiter les importations, les entreprises dans les domaines pharmaceutique et agricole sont encouragées à produire localement. Les sanctions et contre-sanctions, qui ont surtout affecté nos producteurs de pommes et poires et de viande porcine, ont eu pour conséquence de doper le secteur agricole russe “.
” La Belgique a bien sûr suivi les mesures infligées par l’Union européenne : pas d’investissement en Crimée, ni dans certains segments de l’économie comme le gaz de schiste. ” Mais Johan Vanderplaetse relativise : ” Les Russes savent distinguer mauvaise politique et bon business. Même quand je travaillais à Moscou pour la société américaine Emerson, je ne ressentais pas de discrimination, malgré les sanctions décrétées par les Etats-Unis. Ils savent qu’ils auront toujours besoin de la technologie occidentale. “
Une cinquantaine d’entreprises belges sont présentes en Russie. Parmi les bruxelloises et wallonnes, citons AGC Glass (verre plat, usine à Klin), Solvay (PVC, joint-venture avec Sibur, usine dans la région de Nijni Novgorod), UCB (commercialisation de produits pharmaceutiques dans le domaine de l’immunologie et de la neurologie, bureau à Moscou), NMC (matériaux en mousse polymère, une usine à Tver, une autre au sud de Moscou), IBA (cyclotrons), CMI (a vendu des lignes de galvanisation aux principaux sidérurgistes russes, bureau à Lipetsk), Swift (leader en Russie pour les transactions internationales dans le secteur bancaire, bureau à Moscou), Magotteaux, Lhoist, etc.
Parmi les entreprises russes présentes en Belgique, Lukoil (183 stations-services), EuroChem (cluster agrochimique basé au port d’Anvers), Mechel (acier, basé au port d’Anvers), NMLK (acronyme russe de Combinat sidérurgique de Novolipetsk, deux usines à La Louvière et Clabecq), Elinar (matériel d’isolation), Tatneft (pétrole), etc.