Julien Desiderio

Les milliardaires sont le symptôme d’une économie malade

Julien Desiderio Responsable de plaidoyer chez Oxfam Belgique

Au cours des dix dernières années, la fortune des milliardaires a plus que doublé. Et s’il est vrai que certains d’entre eux ont vu leur fortune fondre tout récemment, il ne faut pas perdre de vue que leur niveau de richesse est toujours astronomiquement plus élevé qu’avant la crise sanitaire.

On estime que les 1% les plus riches de la planète possèdent 46% de la richesse globale tandis que la moitié la plus pauvre du monde se partage à peine 0,75% du gâteau. Profitant d’une succession de crises globales, les 1% les plus riches se sont ainsi accaparé deux tiers des richesses produites depuis 2020 alors que la majorité de la population mondiale a vu ses conditions de vie se détériorer.

Les profits excessifs et l’extrême richesse sont un problème. En Belgique, les 1% les plus riches concentrent entre leurs mains un patrimoine plus élevé que 70% de la population. Ces niveaux de concentration de richesse extrême ne sont pas soutenables. Ils sont le résultat d’une économie déficiente qui profite à une minorité au détriment de tous les autres. Les inégalités ont atteint des niveaux si élevés dans la plupart des pays du monde que même le FMI estime qu’elles nuisent à la croissance économique.

Les milliardaires sont le signe d’une économie malade. On parle ici d’un système où les ultra-riches paient peu d’impôts et profitent abondamment des paradis fiscaux alors que les hôpitaux et les crèches ont désespérément besoin d’investissements et où les travailleurs font face à une inflation galopante avec des salaires insuffisants alors que les patrons et les actionnaires des très grandes entreprises amassent d’énormes fortunes en pleine crise du coût de la vie.

Un modèle économique qui crée et alimente les crises

Une économie de marché saine est essentielle pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, mais nous n’en avons pas. Selon la théorie économique traditionnelle, en période de forte inflation, les entreprises devraient tenter de baisser leurs prix pour rester compétitives sur le marché. Cependant, prenez par exemple les secteurs de l’alimentation et de l’énergie. Ils sont dominés par un petit nombre de sociétés dans des situations de quasi-monopoles, ce qui leur permet de maintenir des prix élevés pour la population et de payer de généreux dividendes à leurs actionnaires. Le résultat ? Ces entreprises alimentent l’inflation en voulant à tout prix conserver leurs marges, l’inflation étrangle les citoyens et les PME, l’État intervient (comme toujours) en finançant des mesures sociales pour limiter la casse.

Nous avons en fait une forme extrême de capitalisme qui ne fonctionne que pour ceux qui sont au sommet et où les bénéfices de la croissance économique ne sont pas partagés équitablement. Pendant des décennies, le néolibéralisme a régné en maître avec l’affirmation fallacieuse que le succès de “ceux d’en haut” se répercuterait automatiquement sur “ceux d’en bas”. C’était le prétexte pour réduire les taux d’imposition sur les hauts revenus, sur le capital, sur les bénéfices des grandes entreprises. Mais ce libéralisme débridé n’a eu pour conséquence que de produire un modèle qui fracture la société. Où les plus puissants s’enrichissent pendant les crises, où la concentration du capital façonne des multinationales aux monopoles qui les rendent capables de rivaliser avec des États et où les services publics et les systèmes de protection sociale sont mis sous pression, voire sont contestés. Par-dessus tout, le néolibéralisme est à l’origine d’un système incapable de répondre aux crises qu’il engendre, en particulier la crise climatique.

La théorie du ruissellement, ce joli conte de Noël

Malgré tout, les lignes bougent. Le FMI a récemment reconnu que les réductions d’impôts pour les plus riches ne procurent aucun avantage pour le reste de la société. Peter Praet, l’ancien chef économiste de la BCE a déclaré qu’on ne peut plus faire l’économie d’un débat sur l’impôt sur la fortune. Paul De Grauwe, économiste belge, ancien sénateur Open-VLD et professeur à la London School of Economics, appelle clairement à la mise en place d’un impôt sur la fortune pour réduire les inégalités. Des ultra-riches comme Abigail Disney, Warren Buffett ou Bill Gates ont aussi reconnu que les milliardaires devraient payer plus d’impôts.

Pour réparer des décennies d’échecs et d’occasions manquées, l’avenir appartient inévitablement à un État social, capable d’une vision stratégique en matière de régulation et d’investissement public. Faire contribuer les épaules les plus larges et remettre la progressivité de l’impôt au centre du jeu n’est pas une question d’idéologie, c’est du simple bon sens. L’impôt fonde la solidarité, c’est autour de cette contribution que se bâtit notre société. Il faut sans cesse rappeler que l’impôt est le prix que chacun doit payer, en fonction de ses moyens, pour une société civilisée. Il n’est pas logique que les impôts des plus riches soient si faibles alors que des services publics essentiels tels que les soins de santé, la justice et l’éducation – qui profitent à l’ensemble de la société – luttent pour obtenir des financements. Sondage après sondage, il apparaît qu’au-delà des clivages politiques, la majorité des gens sont favorables à une augmentation des contributions pour les plus fortunés. 74% des Belges supportent l’idée d’un impôt sur la fortune. Aujourd’hui, la posture radicale est du côté de ceux qui s’obstinent à nier cette réalité.

Et pour cause, la prétendue “théorie du ruissellement” domine encore l’imaginaire d’un trop grand nombre de nos politiciens. Avec le postulat de base (et très basique) qu’une augmentation des contributions des plus riches et de leurs entreprises serait dommageable à l’emploi et à l’activité économique. Mais les faits démentent cette affirmation. Des impôts élevés sur les sociétés et les riches ont coexisté avec des niveaux élevés de création d’emplois et une augmentation du niveau de vie dans le monde occidental pendant un demi-siècle. Aux États-Unis, le taux maximal de l’impôt sur les sociétés était de 50% jusqu’en 1980. Et l’impôt sur les plus hauts revenus avoisinait les 90% dans les années 50. Une étude sur la décision de la France de tripler son taux d’imposition sur les dividendes montre que cela a eu pour conséquence d’augmenter les investissements des entreprises, car il est devenu moins intéressant de distribuer les bénéfices sous forme de dividendes aux actionnaires. Des recherches récentes portant sur les décennies d’importantes réductions d’impôts accordées aux plus riches dans de nombreux pays montrent aussi que ces réductions d’impôts n’ont jamais permis de créer les emplois et la croissance promis. Leur seul apport démontrable est l’augmentation des inégalités et la diminution des services publics.

Un impôt sur la fortune, maintenant !

Tous les signaux sont au vert pour que la Belgique adopte, dans le cadre de sa réforme fiscale, un véritable impôt sur la fortune. Taxer les plus riches, ce n’est pas taxer la réussite ou le travail. Les dix familles et personnalités belges les plus riches ont toutes hérité d’une bonne partie de leur fortune. Un impôt sur la fortune des plus riches, pourtant minime en termes de taux, générerait près de 20 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires. Peut-on vraiment se payer le luxe de s’en passer aujourd’hui ?

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