Les leçons disruptives du “Grand débat” de Macron: l’intelligence collective au service des coalitions politiques

Le président français détaillant les grandes orientations du "nouvel acte" de son quinquennat qu'il souhaite ouvrir en conclusion du grand débat national, qui a généré... un million d'idées. © Belgaimage

Trois bureaux spécialisés ont décortiqué les 600.000 pages de contribution au grand débat lancé par Emmanuel Macron, pour en dégager des priorités parfois inattendues. Mais surtout des interactions entre ces priorités qui transcendent les clivages politiques. Instructif pour celles et ceux qui cherchent à former des coalitions…

Un million d’idées sur 600.000 pages, voilà ce qu’a généré le grand débat national, initié par le président français Emmanuel Macron pour sortir de la crise des gilets jaunes. Les Français se sont exprimés dans les cahiers de doléances (un terme qui fait référence à la Révolution française…) ouverts dans les mairies, dans des courriers envoyés spontanément aux autorités, dans des réunions d’initiative locale, etc.

” Il y a eu une logique de purge, d’expression de tout ce qui ne fonctionnait pas bien “, explique Alain Chagnaud, partner du bureau parisien de Roland Berger, mandaté pour analyser l’ensemble des contributions. Mais il y a également eu des idées novatrices, des interactions surprenantes, des priorités inattendues. Des absences aussi : les questions de migration et d’identité nationale, très prégnantes dans l’actualité française, furent peu évoquées lors de cet exercice libre, tout comme les dossiers éthiques tels que l’euthanasie ou la procréation médicalement assistée. ” L’opération était complétée par des concertations plus classiques avec les lobbys, les syndicats, ajoute Alain Chagnaud. Cela n’a rien produit de bien neuf. L’idée était de disrupter ces corps constitués. ”

Un processus dans l’esprit du grand débat français permettrait de dépasser les oppositions parfois un peu artificielles ou surjouées entre les partis.” Pierre Bastien (Roland Berger)

Il y a une dizaine d’années, traiter un tel volume de contributions, souvent manuscrites, aurait nécessité des mois, voire des années de travail. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle permet d’affronter sereinement la montagne d’informations. C’est ici qu’interviennent deux autres acteurs : Cognito Consulting, un spécialiste de l’algorithme, et Bluenove, un bureau actif dans l’intelligence collective massive. Ils ont aidé à dégager les occurrences les plus fortes et les interactions entre celles-ci, tout en évitant le piège du hit-parade : pas question de présenter un top 10 des préoccupations des Français. ” Faire simplement remonter l’expression majoritaire pouvait conduire à une forme de populisme, estime Alain Chagnaud. Nous voulions rendre compte de la complexité, de la nuance. Expliquer ce qui rassemble et ce qui différencie les Français. ”

“L’ère de la cohérence politique est révolue”

Les différents consultants ont choisi de symboliser cela par un ” arbre de la connaissance “, avec un tronc qui symbolise les éléments les plus partagés, ceux qui rassemblent le plus de citoyens et les branches qui grimpent dans plusieurs directions. ” Nous visualisons ainsi où se font les consensus et les clivages “, résume Gilles Proriol, de Cognito Consulting. Et ceux-ci ne sont pas toujours là où on les attend. Au contraire, dit-il, on voit émerger des ” communautés d’intérêts ” sur certaines causes, qui transcendent les habituelles divisions idéologiques ou territoriales.

Frank Escoubès, président et fondateur de Bluenove, en tire une conclusion politique très instructive et qui titillera sans doute les hommes et femmes politiques belges qui peinent à former des coalitions : l’ère de la cohérence politique est révolue. ” Nous voyons cohabiter sur une même branche des préoccupations qui, traditionnellement, relèvent de lignes politiques distinctes, explique-t-il. La parole citoyenne dessine des groupes d’opinion qui partagent entre eux un socle consensuel plus important qu’on ne le pense, et se distinguent sur une multitude de positions plus hétérogènes, incohérentes et contradictoires qu’on ne l’imagine. ”

L’analyse des 600.000 pages indique que l’on peut à la fois être sensible à l’écologie et pro-nucléaire ; prôner la libre entreprise et vouloir légaliser le cannabis ; défendre une plus grande justice fiscale et des contrôles renforcés aux frontières ; réclamer plus de démocratie directe et souhaiter une politique de sécurité plus ferme, etc. Bref, le citoyen zapperait entre les chapitres des différents programmes politiques, bousculant joyeusement les classifications idéologiques classiques. ” A la cathédrale, parfaite et imposante composition architecturale, on préférera le bazar et son effervescence assumée, synthétise Frank Escoubès. Etre moderne en politique, c’est assumer sa propre et magnifique incohérence. ”

Transposition de cette envolée lyrique au cas belge : ce zapping entre les programmes pourrait expliquer les transferts de voix, a priori étonnants, entre le MR et Ecolo qui avaient marqué le scrutin communal. Et aujourd’hui, on peut voir dans cette ” magnifique incohérence ” un tout petit bout de chemin pour des gouvernements minoritaires à la recherche de soutiens ponctuels sur des sujets précis. Ils ne seraient pas forcément en porte-à-faux avec l’opinion… Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si les gouvernements minoritaires deviennent si nombreux dans l’Union européenne.

Les leçons disruptives du

La proximité, spécificité belge

La consultation du grand débat fut aussi l’occasion de pointer les valeurs cardinales de la société française en 2019. Le trio qui en ressort n’est pas ” liberté, égalité, fraternité ” mais ” proximité, citoyenneté et solidarité “. Cela recoupe a priori assez bien les préoccupations de la société belge. ” En Belgique, on s’investit beaucoup dans l’école de ses enfants, dans sa commune, dans des associations, analyse Pierre Bastien, partner chez Roland Berger-Belgique. C’est l’une des forces du pays. C’est le bon côté du sous-localisme. ”

Cette spécificité fournit un terreau a priori propice pour des initiatives misant sur l’intelligence collective des citoyens. D’autant que ce sous-localisme et le système proportionnel poussent déjà à la recherche de solutions médianes, réunissant plusieurs partenaires. Le fameux compromis à la belge. ” Un processus dans l’esprit du grand débat français permettrait peut-être de dégager des points de convergence transpartisans, poursuit Pierre Bastien. Cela aiderait à trouver des consensus et de dépasser les oppositions parfois un peu artificielles ou surjouées entre les partis. ” On n’en est pas encore à désigner de la sorte le ou les ministres de ” la société civile ” mais on s’en rapproche peut-être…

Le processus bouscule les hiérarchies traditionnelles et facilite ensuite les relations de confiance dans l’entreprise.” Frank Escoubès (Bluenove)

Pierre Bastien verrait bien le processus s’enclencher dans les grandes administrations, qui doivent se réinventer à l’heure de la digitalisation. ” Quand vous élaborez vos plans stratégiques, il faut absolument impliquer les agents de première ligne, explique-t-il. Ce sont eux qui sont en contact direct avec les usagers et qui devront mettre en oeuvre ces plans stratégiques. S’ils n’y sont pas associés, s’ils ne se les approprient pas, rien ne bougera. ” Les technologies modernes permettent de mener ces discussions à grande échelle et dans des délais relativement courts.

Une initiative à répéter ?

Le processus de large débat public pourrait dépasser le cadre de la détermination des préoccupations essentielles de citoyens pour ” tester ou co-construire des pistes de solution “, ajoute Pierre Bastien. On enclencherait alors une machine plus régulière, selon différents thèmes. En France, d’ailleurs, des ministères ont demandé ce découpage plus thématique en vue d’approfondir une série d’éléments. Les consultants aimeraient manifestement avoir l’occasion de prolonger le travail dans une optique cette fois plus délibérative, avec sans doute un panel plus restreint d’intervenants, mais qui déboucherait sur des propositions de décision. ” Nous sommes capables d’extraire les profils de citoyens plus concernés que d’autres sur telle ou telle problématique, dit Frank Escoubès. Ce serait une expérience neuve et à mon sens plus porteuse qu’un tirage au sort qui reste un moyen de sélectionner, de réserver la décision à un nombre réduit d’intervenants. ” ” L’innovation vient du corps social, pas des cabinets ministériels, conclut Gilles Proriol. Nous avons aujourd’hui les moyens techniques d’écouter cette intelligence collective. ”

Un outil précieux pour les grandes entreprises

Les appels à l’intelligence collective massive peuvent être lancés dans le secteur privé. Bluenove l’a fait pour de grandes entreprises de plusieurs milliers, voire de plus de 100.000 personnes. Frank Escoubès distingue trois types d’intervention :

L’implication des collaborateurs dans l’élaboration des plans stratégiques. ” Cela ne veut pas dire que la stratégie sera totalement co-construite, dit-il. Mais les grandes hypothèses sont soumises à la discussion, à l’approfondissement, à la critique. ” Le processus participatif à grande échelle a par exemple été repris pour définir la stratégie d’Engie à l’horizon 2030 ou pour préciser la vision du mix énergétique en 2050 chez EDF.

Les projets de transformation d’une entreprise. Ici, l’idée est de mobiliser vraiment tout le monde, tout le corps social car chacun sera impacté par la transformation.

La reprise du dialogue social. Bluenove est intervenu à la SNCF lors de la réforme du statut des cheminots, qui suscitait de profonds blocages dans l’entreprise. La prise de parole très large a permis à chacun de se projeter dans l’entreprise de demain, de retisser des liens de confiance et de finalement transcender les blocages.

Frank Escoubès insiste : le recours à l’intelligence collective, ce n’est pas un brainstorming géant, ce n’est pas une boîte à idées en ligne. Tout est basé sur la conversation. Les sujets sont présentés de manière à susciter des débats, des confrontations d’idées. L’intelligence artificielle permet ensuite d’analyser ces discussions, d’en dégager les problématiques principales soulevées, les solutions, les arguments, etc. ” Nous allons plus loin que dans le grand débat où nous avons pointé les préoccupations les plus fréquentes des Français, dit le patron de Bluenove. Ici, c’est plutôt la pépite qui va nous intéresser. Nous allons extraire la contribution qui a fait pivoter la réflexion, qui a changé la donne stratégique de la boîte. ”

Si le processus n’est pas un brainstorming géant, il n’est pas non plus une forme digitale d’autogestion. La direction générale ne s’engage pas à avaliser sans broncher tout ce qui sortirait du processus. Elle s’engage en revanche à prendre en compte les propositions et remarques. ” C’est vraiment un pacte de confiance, assure Frank Escoubès. Quand la direction ne retient pas une idée exprimée lors du processus, elle doit motiver et contextualiser son refus. A l’issue de l’exercice interne ‘Parlons Energie’, EDF a tenu comité exécutif filmé et diffusé à tous les salariés. Le rapport a été discuté par les dirigeants en toute transparence. ”

Les chantiers d’intelligence collective ont, selon le fondateur de Bluenove, l’intérêt de générer de l’engagement de la part des collaborateurs. Ils se sentent logiquement plus impliqués dans la mise en oeuvre d’options qu’ils ont, d’une manière ou d’une autre, contribué à faire émerger. ” Le processus bouscule les hiérarchies traditionnelles et facilite ensuite les relations de confiance entre les différents niveaux hiérarchiques “, ajoute-t-il. Autre atout, sans doute évident : cela fait émerger des idées nouvelles, à la fois par l’ampleur de la consultation et par le processus des conversations qui pousse à argumenter et contre-argumenter. N’oublions pas que nous restons ici dans un schéma professionnel et que la discussion ne dérape pas aussi durement que sur les réseaux sociaux. ” C’est une opportunité de faire émerger des talents nouveaux, et cela à tous les niveaux hiérarchiques, conclut Frank Escoubès. Il y a une forme de méritocratie des idées et, pour moi, c’est la beauté de l’intelligence collective massive. ”

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