Renaud Vivien
Le Traité sur la charte de l’énergie, ennemi dans la lutte contre la hausse de prix
Entre décembre 2021 et janvier 2022, les prix de l’énergie ont encore augmenté, en moyenne de 45,5% pour l’électricité et de 57% pour le gaz. Bien que ces augmentations risquent de plonger des dizaines de milliers de ménages dans la précarité énergétique, les pouvoirs publics n’ont pas encore adopté de mesures ambitieuses pour faire face, de manière durable, à cette crise. 32.695
Le Gouvernement fédéral s’est accordé sur trois mesures de soutien additionnelles : un chèque énergie unique de 100 euros pour tous les ménages sans distinction de revenu, la baisse temporaire de la TVA sur l’électricité à 6 % ainsi que le maintien — jusqu’au 30 juin 2022 — de l’extension du tarif social aux bénéficiaires de l’intervention majorée pour les soins de santé. Les régions discutent pour l’instant des dispositifs supplémentaires à adopter.
Toutefois, le Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), qui est renégocié du 1er au 4 mars prochain, pourrait mettre en échec l’adoption de mesures structurelles ambitieuses de protection sociale visant à contrer cette hausse de prix et à protéger les ménages, car il fait peser sur les Etats une menace permanente d’être poursuivis par des entreprises.
Le TCE : un obstacle à la lutte contre la précarité énergétique et le réchauffement climatique
Le TCE est un traité international de commerce et d’investissement dans le domaine de l’énergie qui lie la Belgique et 54 autres parties dont l’Union européenne et l’ensemble de ses Etats membres (à l’exception de l’Italie qui en est sortie en 2016). Négocié au lendemain de la chute du mur de Berlin, ce traité donne aux multinationales le privilège, grâce à la clause ISDS[1] insérée dans le TCE, d’attaquer devant des arbitres privés les Etats lorsque ces derniers prennent des mesures susceptibles d’avoir un impact sur leurs profits espérés. Les arbitres ont ainsi le pouvoir de condamner les Etats à verser des milliards d’euros de compensation. A titre d’exemple, l’entreprise allemande RWE poursuit actuellement le gouvernement néerlandais pour avoir adopté une loi prévoyant la suppression progressive des centrales électriques au charbon d’ici à 2030 et réclame pour cela une indemnisation de 1,4 milliard d’euros.
Le cas hollandais n’est pas isolé. Avec 145 plaintes connues à ce jour, le TCE est le traité qui génère le plus de plaintes en arbitrage dans le monde. La crise ne semble pas avoir freiné ces attaques puisque 15 nouvelles plaintes ont été enregistrées depuis le début de la pandémie. Même des mesures légitimes visant à lutter contre la précarité énergétique, telles que la réintroduction de prix réglementés ou la création d’une taxe sur les profits extraordinaires des producteurs d’énergie, pourraient dès lors être remises en cause.
Réglementer les prix de l’énergie
Entre 2008 (lorsque la libéralisation des marchés de l’énergie dans l’UE a été achevée) et 2020, les prix moyens de l’électricité, du gaz, des combustibles solides et de l’énergie de chauffage ont grimpé de près de 25 %. Face à ce constat d’échec de la libéralisation, une première mesure opportune à adopter consisterait à réintroduire des prix réglementés, transparents et fixés par le régulateur fédéral. Ce système permettrait aux ménages d’être à l’abri des pratiques déloyales de certains fournisseurs et de la quasi nécessité de devenir un expert du marché de l’énergie pour pouvoir bien comprendre son fonctionnement et choisir une offre commerciale en connaissance de cause.
La réglementation des prix de l’énergie est autorisée par le droit européen mais pourrait être attaquée par les multinationales sur la base du TCE, à l’instar du sort de la Hongrie qui a fait l’objet de plaintes en arbitrage notamment par Electrabel suite à sa décision en 2006 de rétablir le système de prix réglementés. Bien que l’affaire ait été tranchée en faveur de la Hongrie les coûts et frais totaux de la procédure enclenchée, coûts au final supportés par le contribuable, s’élèvent à presque 5 millions de dollars. Soulignons que les Etats n’ont rien à gagner avec le système d’arbitrage puisqu’ils ne peuvent pas porter plainte. Cela est réservé aux seuls investisseurs étrangers.
Faire contribuer les entreprises productrices d’énergie
La hausse des prix du gaz a engendré des profits inouïs par les producteurs d’électricité. Engie vient, par exemple, d’annoncer un bénéfice net de 3,7 milliards d’euros en 2021. L’engrangement de ces bénéfices record tandis que les ménages croulent sous le poids de leurs factures est une réalité insupportable.
L’Etat belge devrait prendre des mesures visant à rediriger cet excédent financier pour soulager les consommateurs, en particulier les plus précaires. Une option raisonnable pour accomplir cet objectif consisterait à créer une taxe sur ces profits extraordinaires. Une telle taxe a été introduite au Royaume-Uni entre 1997 et 1998 avec l’objectif de limiter les bénéfices excessifs des entreprises suite à la privatisation des services publics. Cependant, l’instauration d’une taxe similaire, bien que légitime, n’échapperait pas non plus à une potentielle menace de plainte sur la base du TCE.
Sortir du TCE : la seule solution réaliste
Si le TCE constitue un obstacle à l’adoption de mesures sociales pour lutter contre la hausse de prix, ce n’est pas sa renégociation en cours depuis 2020 — pour officiellement le rendre compatible avec l’Accord de Paris sur le climat — qui va changer cet état de fait. En effet, la fameuse clause d’arbitrage ISDS est tout bonnement exclue du périmètre de ces négociations, condamnant celles-ci à l’échec. De plus, chaque petite modification du traité nécessite l’accord de toutes les parties. Heureusement, une autre solution existe pour les Etats et l’Union européenne : se préparer dès maintenant à quitter le TCE.
Sortir du TCE est tout à fait possible. Mais cela doit s’accompagner d’une désactivation de la “sunset clause“. Cette autre clause inscrite dans le TCE permet, en effet, aux investisseurs privés de continuer à attaquer un État pendant les vingt années suivant son retrait ! Pour la neutraliser, différentes pistes juridiques ont été sérieusement étudiées, notamment dans un rapport récent du Parlement européen[2].
Se libérer du carcan du TCE pour lutter efficacement contre la précarité énergétique et investir massivement dans des politiques de transformation écologique socialement justes et créatrices d’emplois devrait constituer la priorité de nos Etats. Fort heureusement, les choses avancent dans ce sens. De nombreuses voix s’élèvent désormais au Parlement européen en faveur du retrait de l’UE et des Etats membres. Sept Etats membres dont la France et l’Espagne ont aussi annoncé leur intention de quitter le TCE si la renégociation n’aboutit pas.
Refusant de préparer sa sortie du TCE, la Belgique est pour l’heure en retrait de ce mouvement historique, alors que les mesures déjà prises (et encore à prendre) pour lutter contre la hausse des prix sont absolument nécessaires pour assurer l’accès à l’énergie des ménages. Laisser planer la menace du TCE est dangereux. Nous appelons donc fermement les différents gouvernements belges compétents en matière d’énergie à prendre leurs responsabilités tant les enjeux sont majeurs.
Par Renaud Vivien (Responsable du Service politique d’Entraide et Fraternité) et Céline Nieuwenhuys (Secrétaire générale de la Fédération des services sociaux)
[1] Acronyme de “Investor-State Dispute Settlement”.
[2] “Sunset Clauses in International Law and their Consequences for EU Law” Parlement européen (janvier 2022).
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