“Le Moyen-Orient pourrait devenir notre Vietnam”

© Reuters

Pierre Lagrange compte parmi les fondateurs du plus grand hedge fund au monde. Le Belge le plus influent de la City de Londres évoque pour nous la menace terroriste, la politique de stimulation, les bulles, le Brexit, la régulation et la recherche des actions gagnantes.

“Aucune question au sujet de sa vie privée ?”, nous chuchote l’attaché de presse perplexe à la fin de l’interview. “Cela nous arrive rarement.” Ces dernières années, Pierre Lagrange figurait davantage qu’il ne le souhaitait dans les tabloïdes britanniques. Année après année sur la liste restreinte des hedgies les mieux payés de la City, le divorce le plus cher de l’histoire britannique, la propriété d’une marque de mode iconique, les cheveux longs, une haute silhouette de rock star : le Belge est du pain bénit pour la presse spécialisée au Royaume-Uni.

Ce que les spotlights britanniques mettent moins en lumière, c’est son parcours impressionnant. Après une carrière dans les banques d’affaires JPMorgan et Goldman Sachs, Pierre Lagrange a fondé le hedge fund GLG voici 20 ans, avec deux partenaires. En 2010, GLG fut absorbé par MAN Group, aujourd’hui le plus grand hedge fund au monde, avec plus de 75 milliards de dollars sous gestion. “La reprise nous a rendus considérablement plus forts, à un moment où il est important d’être grand et fort”, souligne-t-il.

Le Belge est entre autres membre du comité de direction, président de MAN Asie et responsable du portefeuille mondial d’actions. “Je suis impliqué dans les décisions d’investissement, mais je suis davantage le manager de nos managers d’investissement. Je défie leurs idées et teste leur persuasion, leurs cases d’investissement.”

L’entretien des relations avec les clients appartient aussi au package de ses tâches. C’est ainsi qu’une visite à la ‘patrie’ Belgique se trouve à l’agenda. Mais pas de salle pleine cette fois-ci. Menace terroriste. Evènement annulé. Lagrange a tout de même quitté Londres en direction de la capitale de l’Europe. “Peur de venir à Bruxelles? Ce serait honteux si je devais ne plus oser venir en Belgique.”

Les attentats de Paris et la menace terroriste à Bruxelles ont-ils des conséquences économiques ?

Pas immédiatement. Il existe un risque que nous sombrions dans un bourbier du type Vietnam. Une escalade est clairement à l’oeuvre au Moyen-Orient, dont la fin n’est pas encore en vue. D’un point de vue économique, le danger existe que la consommation ralentisse. Non parce que les gens reportent leurs achats de Noël de quelques jours à cause du lockdown, mais bien parce que le sentiment se propage dans la population. Et ce, au moment où nous avons vraiment besoin du consommateur pour relancer l’économie. En conséquence, il faudra probablement davantage de stimulus des banques centrales. Une crise de la confiance pourrait ainsi participer au maintien de la politique monétaire souple.

La Federal Reserve, la banque centrale américaine, est pourtant sur le point de supprimer son taux zéro. Des malheurs sont-ils à craindre ?

Le plus grand risque aujourd’hui serait une gaffe de la Fed. Ils comprennent très bien qu’après ce premier relèvement des taux, un retour au taux zéro ne sera pas immédiatement possible. Sinon leur politique perdrait toute crédibilité. Donc, il est très important que les États-Unis ne pataugent pas à nouveau dans une récession. Dans deux semaines, cependant, le relèvement des taux sera un fait. Je ne vois pas ce qui pourrait les amener à d’autres idées à présent.

Les conséquences sont difficiles à prévoir. La plupart des investisseurs adoptent toujours une attitude attentiste. Personne ne désire être le premier à quitter la fête, personne ne désire vendre déjà son portefeuille d’obligations. Tout le monde attend donc que la décision tombe. Quid ensuite ? On risque que chacun se précipite en même temps vers la sortie. Et si le marché se tarit, les conséquences ne sont pas à sous-estimer.

L’économie américaine s’est déjà fortement rétablie. Le premier relèvement des taux aux États-Unis ne vient-il pas trop tard ?

Non, au contraire. Je pense qu’il vient trop tôt. Mais il est clairement difficile de résister à la pression. Pourtant, la pression à la baisse sur l’inflation gagne encore en puissance (la baisse des prix des matières premières et la hausse du dollar, ndlr). Aujourd’hui, il n’y a danger d’inflation que dans les actifs financiers.

Vous craignez donc les bulles à ce point ?

Avec un surplus d’argent, vous risquez naturellement de créer des bulles. Celles-ci sont justement sensées donner un coup de fouet à l’économie et restaurer la confiance. La question est de savoir combien de temps vous attendez avant de les faire se dégonfler. Et cela se peut-il sans faire de victimes ? Je pense que les banques centrales y sont parvenues plutôt bien jusqu’à présent. Je leur accorde le bénéfice du doute.

On voit déjà clairement des bulles se manifester çà et là. Pensez aux prix de l’immobilier dans certains pays, ou aux valeurs d’entreprises non cotées en Bourse, surtout dans le secteur technologique. Les obligations d’État à taux d’intérêt négatif se trouvent même par définition dans une bulle. Mais cette situation pourrait durer longtemps encore. Dans les actions ? Non, certains marchés ne sont pas bon marché, mais je ne vois pas de bulles.

Un relèvement des taux entraînera une poursuite de la hausse du dollar. Partagez-vous la crainte de malheurs à venir dans les pays émergents très endettés en dollar ?

Le marché a secoué l’ensemble de la région par anticipation d’un dollar plus fort. Et certains pays émergents auront en effet des difficultés à refinancer leurs dettes en dollar. Never catch a falling knife, affirme le dicton boursier. Je le sais. Mais les valorisations commencent tout de même à paraître particulièrement intéressantes. Il s’agit de la dernière rafale d’une tempête parfaite pour les pays émergents, avec précédemment aussi le krach des marchés des matières premières et le ralentissement de la croissance en Chine. C’est pourquoi il est encore juste trop tôt, probablement. Assez curieusement, la Chine est la plus intéressante, malgré le doute entourant sa croissance. Ce qui n’est pas tributaire de l’exportation de matières premières ou du capital étranger.

La Banque centrale européenne ouvrira-t-elle encore davantage le robinet de l’argent, contrairement à la Fed ?

Je crois que les stimuli vont se multiplier. Le mieux serait d’élargir les possibilités de l’actuel programme de rachat. En permettant par exemple à la BCE d’acheter des obligations d’infrastructure. Vous garantissez ainsi l’obtention de capital pour les importants travaux. Toutes les parties pourraient en tirer un beau return, tout comme la société en général.

La crainte de la fin de l’euro est-elle encore de mise dans la City ?

Non, cela ne se trouve plus à l’agenda chez les investisseurs. Aujourd’hui, il y a deux grands risques en Europe. Tout d’abord, quel sera l’impact du débat sur la migration sur la position de la chancelière Angela Merkel ? Son siège vacillera-t-il plus ou moins fort ? Et qu’est-ce que cela signifie pour l’Allemagne ? Angela Merkel teste vraiment les limites, ici.

Le deuxième risque est que le Royaume-Uni sorte de l’Union européenne, le fameux Brexit. Ce pays libéral se sent entraîné dans le désir européen d’un État-providence. La question de l’ouverture des frontières parvient maintenant à la surface. Mais je m’attends à un résultat similaire à celui du référendum écossais pour l’indépendance. Les gens ont commencé à réfléchir lorsqu’il est apparu clairement que leur facture d’énergie doublerait. So I have to pay for this ? No way !

Que signifierait un Brexit pour la City ?

En Europe, la place de Londres n’a aucun rival. Ce que vous risquez cependant, c’est que le secteur se déplace vers les États-Unis et l’Asie. Vers les États-Unis car c’est le marché, aujourd’hui, pour de nombreux acteurs. Et vers l’Asie parce que le marché y est beaucoup moins régulé. Ce ne serait bon pour personne, et représenterait une perte pour toute l’Europe.

La régulation du secteur financier est-elle excessive en Occident ?

(Long moment de réflexion.) MAN fait partie des plus grands acteurs du secteur. Des règles plus strictes signifient une augmentation des coûts. Cela paie donc d’être plus grand, alors que les petits acteurs du marché disparaissent. Vous pouvez bien voir sur les marchés que le balancier est allé trop loin. Les banques peinent à jouer leur rôle traditionnel de contrepartie, parce qu’elles peuvent prendre moins de risques dans leurs bilans. La conséquence est l’apparition soudaine de ces krachs-éclairs… Je ne pense pas que le régulateur visait cela, mais c’est bien le résultat.

Les banques se plaignent qu’on leur impose trop de règles, alors que les hedge funds échappent à la régulation. À raison ?

S’il existe une différence dans les règles, la nature de la “bête” diffère aussi. Les banques appliquent un effet-levier sur l’argent de l’épargne pour l’utiliser ensuite afin de mettre en place des activités d’investissement. À un gestionnaire de portefeuille, les gens donnent clairement le mandat de poursuivre un rendement déterminé. La différence est essentielle.

Un gestionnaire de fonds peut-il encore faire la différence dans un monde où les banques centrales règnent et où tous les marchés sont reliés ?

Les investisseurs pensent à tort que cela ne paie pas de sélectionner des actions spécifiques si les marchés, comme aujourd’hui, sont très interconnectés. Mais en des temps de grande corrélation aussi, vous constatez souvent un écart entre bons et mauvais élèves dans un secteur. Plus encore, les actions bougent peut-être dans la même direction, mais cela ne signifie pas que cet écart ne croisse pas.

Investir nécessite donc toujours la sélection des gagnants ?

Absolument, des gagnants et des perdants. Vous pouvez gagner de l’argent des deux côtés. Souvent, il est même plus facile de trouver les perdants que les gagnants. Prenez Tesla. Dieu sait combien cette entreprise a de la valeur. Mais vous savez bien que leur technologie de batteries mettra sous pression le bénéfice des industries traditionnelles du secteur de l’énergie, parce que nous stockerons l’énergie au lieu de l’acheter à un prix élevé pendant les pics de consommation. Vous pouvez facilement identifier les entreprises que cette évolution rendra vulnérables. Pensez aussi aux grands projets d’investissement qui seront remis en question si le prix du pétrole ne se redresse pas. Il est simple de déterminer qui seront alors les perdants.

C’est un cliché, mais la leçon principale pour les investisseurs ne reste-elle pas : faites vos devoirs ?

Totally. Cela paie peut-être plus que jamais. Et en voici une raison : les banques tirent moins de revenus de la réalisation de transactions, par exemple. C’est pourquoi elles investissent moins en recherche. Cela signifie que vous pouvez gagner plus si vous faites vous-mêmes soigneusement vos devoirs.

Jasper Vekeman et Daan Killemaes

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