Paul Vacca

Le mentir-vrai du samedi soir

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Le reportage à l’origine du film “La Fièvre du samedi soir” fut inventé de toutes pièces et les personnages n’ont jamais existé. Pourtant, suite à cet article, c’est la réalité qui s’est mise à ressembler à ce qu’avait fabulé son auteur…

En 1975, Nik Cohn, jeune critique rock nord-irlandais qui couvre pour The Observer les mouvements musicaux en vogue comme les rockers ou les mods, traverse l’Atlantique avec en poche un contrat avec le célèbre New York Magazine. Arrivé là-bas, c’est le désenchantement. La scène musicale américaine ne l’emballe pas. Faute de mieux, il propose à son rédacteur en chef un reportage sur un mouvement encore essentiellement underground, cantonné aux banlieues ouvrières de New York : le disco.

Il raconte alors le quotidien de Vincent, un jeune Italo-Américain de Brooklyn qui travaille dans une quincaillerie la semaine et qui, le samedi soir venu, s’affiche en roi du dance floor sous les boules à facettes vêtu d’un pantalon moulant patte d’éléphant et d’une chemise satinée dans une discothèque, le 2001 Odyssey. L’article s’intitule : Tribal Rites of the New Saturday Nights.

L’article reprend les codes du new journalism, cette nouvelle mouvance incarnée par des journalistes comme Tom Wolfe, Gay Talese ou Norman Mailer, entre autres, qui utilisent les techniques littéraires de la fiction pour présenter les faits. Une façon, selon eux, de mieux mettre en relief la vérité factuelle. “Tout ce qui est décrit dans cet article est factuel”, est-il précisé dès le seuil de son papier, “seuls les noms des personnages principaux ont été modifiés”.

Suite à des repérages infructueux, Nik Cohn avait dû broder une fiction en s’inspirant de Chris, un jeune d’un gang de mods rencontré à Londres 10 ans plus tôt.

Le 7 juin 1976, le reportage est en couverture du New York Magazine et fait immédiatement sensation. Le numéro s’arrache et – chose rare pour l’époque – les boîtes de production appellent pour les droits d’adaptation au cinéma. Ceux-ci sont finalement cédés à un producteur qui vient de signer un jeune acteur de télévision pour trois films, un certain John Travolta. On connaît la suite : Saturday Night Fever sortira l’année suivante, encaissera 280 millions de dollars au box-office et la bande originale (un double album) sera l’une des musiques de film les plus vendues, trustant la première place pendant 24 semaines d’affilée et relançant la carrière d’un groupe australien tombé en désuétude après ses succès dans les années 1960, les Bee Gees.

Or Nik Cohn vivra toute cette frénésie de célébrité et l’avalanche de dollars dans une forme de panique morale. Vingt ans plus tard, au même New York Magazine, il fera une révélation éclatante : ce reportage a été inventé de toutes pièces et les personnages n’ont pas existé. Suite à des repérages infructueux dans le Brooklyn interlope d’alors (rien à voir avec le quartier gentrifié d’aujourd’hui), il avait dû broder une fiction en s’inspirant de Chris, un jeune d’un gang de mods rencontré à Londres 10 ans plus tôt.

On peut comprendre le sentiment d’imposture qui s’empara alors de Nik Cohn face à l’emballement : tout ce que lui avait apporté La Fièvre du samedi soir était le résultat d’un mensonge. Pour autant, bien que bidonné, le reportage a touché quelque chose de puissamment véridique au point d’influer sur le réel. Car suite à ce papier, c’est la réalité qui s’est mise à ressembler à ce qu’avait fabulé Nik Cohn : la fièvre du samedi soir s’est réellement emparée de toute la planète, déferlant au Studio 54 à New York mais aussi dans tous les Macumba ou les Weekency du monde.

Mais au-delà, il a donné un visage à un phénomène universel qui pouvait se passer aussi bien dans les caves de Saint-Germain des Prés 30 ans plus tôt qu’au Blitz à Londres ou dans les raves quelques décennies plus tard : ce désir de la jeunesse de trouver un lieu où briller pour se réinventer. Paradoxalement, c’est la part fabulée qui touche le plus au vrai. Nik Cohn a expérimenté à sa façon le pouvoir magique de la fiction, celui d’être, selon les mots de Jean Cocteau, un mensonge qui dit la vérité.

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