Claude Moniquet
Le Kazakhstan: un partenaire politique et énergétique pour l’Europe?
Alors que la guerre en Ukraine rebat les cartes de l’économie et de la géopolitique et que l’Union européenne recherche désespérément de nouvelles sources d’approvisionnement en gaz et en pétrole, cette dernière ne devrait-elle pas s’intéresser à la situation du Kazakhstan, un pays qui est en train de se libérer de cette encombrante dépendance à Moscou tout en menant des réformes nécessaires qui vont profondément moderniser le pays. Une opinion de Claude Moniquet.
Alors que la guerre en Ukraine rebat les cartes de l’économie et de la géopolitique et que l’Union européenne recherche désespérément de nouvelles sources d’approvisionnement en gaz et en pétrole pour palier la rupture des fournitures russe, Bruxelles devrait être très attentive à la partie qui se joue aux confins sud de la Russie: le Kazakhstan, longtemps inféodé à Moscou, est en train de se libérer de cette encombrante dépendance tout en menant des réformes nécessaires qui vont profondément moderniser le pays.
Mais d’abord, un peu d’histoire (et de géographie).
L’ère Nazarbaïev : corruption et népotisme
Il est à peu près certain que fort peu d’Européens seraient à même de situer le Kazakhstan sur une carte. Il s’agit pourtant, avec ses 2 724 900 km2, du 9ème pays le plus étendu du monde: 88 fois la Belgique, 4 fois la France ou, pour faire court, deux tiers de la surface totale de l’Union européenne… Et une frontière de 7 591 kilomètres avec le puissant voisin russe.
En 1864, épuisé par de longues guerres déclenchées par ses voisins asiatiques, le pays passe sous la “protection” de la Russie, qui s’est lancée la colonisation de l’Asie centrale. Commença alors l’ère du malheur pour des populations essentiellement nomades et pratiquant l’élevage plutôt que l’agriculture : entre la fin du XIXème siècle et les années trente, plusieurs famines tuèrent entre 1,5 et deux millions de Kazakhs. A la fin de l’ère soviétique, c’est le dirigeant communiste local, Nursultan Nazarbaïev qui devient président du jeune Etat indépendant. Mettant sur pied un système essentiellement basé sur la corruption et le népotisme, il sera “réélu” (avec des scores allant de 81% à 97,7%…) cinq fois de suite et ne quittera le pouvoir que le 19 mars 2019 mais continuera, de facto, à exercer une forte emprise sur le pouvoir en cumulant les fonctions de président à vie du Conseil de Sécurité, de “chef de la nation (“Elbasy”) et de chef du parti au pouvoir. Pour faire bonne mesure, sa fille, Dariga est nommée présidente du Sénat et son neveu Samat Abich, premier vice-président du Comité de sécurité nationale (KNB, le “KGB” local). Son successeur sera le président du Sénat Kassym-Jomart Tokaïev.
Le 6 janvier 2022, une brusque hausse du prix des carburant provoque des manifestations massives qui se transforment rapidement en émeutes sanglantes lorsque s’y mêlent extrémistes islamistes et éléments criminels : des bâtiments publics sont incendiés, et 225 personnes trouvent la mort, dont une vingtaine de policiers et militaires. Une enquête sérieuse et indépendante doit encore être menée sur ces évènements, mais il semble clair, selon de nombreuses sources avec lesquelles nous avons pu nous entretenir que le KNB, dans un premier temps n’a pas anticipé la crise et que, dans un deuxième temps, elle l’a laissé dégénérer, son chef, Karim Massimov (encore un proche de Nursultan Nazarbaïev…) allant jusqu’à conseiller au président de Tokaïev de fuir le pays. De là à penser qu’il y a eu un complot, il n’y a qu’un pas.
Réformes, modernisation et condamnation de la guerre en Ukraine
Non seulement Tokaïev ne s’enfuira pas, mais il fait face : l’ordre est rétabli et, dans la foulée, celui qui passait pour un paravent de son prédécesseur limoge le gouvernement, remplace Nazarbaïev à la tête du Conseil de sécurité et purge les services de renseignement. Enfin, le 5 juin 2022, par référendum, il fait adopter des réformes démocratisant le pays : les prérogatives présidentielles sont réduites, le nombre de mandat du chef de l’Etat limité à deux, le parlement se voit octroyer plus de pouvoir et les proches du président se voient interdire d’accéder à toute fonction officielle.
Mais les choses ne se limitent pas à cette modernisation du pouvoir : dès le début de la guerre en Ukraine, les autorités prennent leurs distances avec Moscou : non seulement elles refusent de soutenir “l’opération militaire spéciale” de la Russie, mais elles appellent à la cessation immédiate des hostilités et affirment haut et fort qu’elles ne reconnaîtront aucune annexion des territoires du Donbass. Une position d’autant plus courageuse que la Russie est un voisin encombrant, dangereux et incomparablement plus puissant que le Kazakhstan, immense pays, certes, mais sous-peuplé avec seulement moins de 20 millions d’habitants. Mais pour le président Tokaïev (par ailleurs parfait francophone), et son entourage, le choix est clair et stratégique : c’est en se rapprochant de l’Europe et du monde libéral que son pays se développera.
Une carte économique et politique pour l’Europe
Bruxelles a évidemment une carte à jouer : le Kazakhstan possède des réserves pétrolières équivalentes à celles de l’Irak, il est dixième producteur mondial de charbon, 13ème producteur de gaz naturel et, avec les deuxièmes réserves d’uranium au monde, il est premier producteur de ce carburant des centrales nucléaires. Son immense territoire sous-exploité permet, enfin, d’en faire une grande puissance agricole. Or, Bruxelles doit faire face à la fin annoncée des livraisons russes de pétrole et de gaz et cherche à renforcer ses partenariats. En témoigne, par exemple, l’accord négocié ce 18 juillet entre la Commission européenne et l’Azerbaïdjan pour doubler, dans les années à venir, les fournitures de gaz de Bakou. Quand à l’uraniulm, il est évidemment essentiel aux 126 réacteurs opérationnels dans 14 pays de l’Union et aux 4 réacteurs en construction ainsi qu’au 24 qui sont planifiés.
Enfin, du point de vue géopolitique, le Kazakhstan, c’est aussi une formidable porte d’entrée vers l’Asie centrale et ses ressources.
Bien entendu, des obstacles existent : les exportations pétrolières et gazières passent, pour l’essentiel par la Russie qui pourrait les bloquer mais, moyennant des investissement, il est possible de les faire transiter par la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan et la Turquie. Quant à l’agriculture, l’exemple israélien montre que les conditions climatiques extrêmes peuvent être contournées. Ici aussi, tout est question d’investissement et, donc, de volonté politique.
Bruxelles aurait tout intérêt à réfléchir aux immenses possibilités qu’offriraient un partenariat avec ce pays qui cherche à se moderniser, se démocratiser et regarde désormais vers l’ouest. Bien entendu, comme on ne choisit pas ses voisins, le géant d’Asie centrale continuera, dans l’avenir prévisible, à commercer avec la Russie, mais le choix du Kazakhstan est, clairement, de réorienter une partie de ses fournitures et de son commerce extérieur vers la Chine et l’Europe.
Et comme nous venons de mentionner la Chine, rappelons un vieux principe de physique qui s’adapte aussi à la politique et à l’économie : la nature a horreur du vide et, si nous ratons cette opportunité, la Chine, elle, ne la manquera pas. Il n’est sans doute pas indifférent, ici, de signaler que si le président Tokaïev est francophone et “amoureux” de la France et de son histoire (nous l’avons déjà signalé) et pro-européen, il aussi passé plusieurs années…à Pékin lorsqu’il était diplomate. Il y dispose donc de nombreux contacts et l’appétit de Pékin pour l’énergie est, on le sait, insatiable.
Pour un Kazakhstan à la croisée des chemins et une Europe qui doit diversifier ses fournitures énergétiques, c’est aujourd’hui que l’avenir se décide.
Claude Moniquet est un ancien journaliste et un ancien agent de la DGSE (renseignement extérieur français), en 2015, il a été diplômé du Cycle des Hautes Etudes Européennes (CHEE) de l’ENA, à Paris. Il est aujourd’hui co-directeur de l’ESISC (European Strategic Intelligence and Security Center) qui conseille gouvernements et entreprises et est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur le terrorisme, l’histoire du renseignement, la Russie ou le Moyen-Orient.
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