Le Gems de l’inflation
Le gouvernement De Croo fait appel à huit experts pour trouver des réponses à la crise. Objectif: faire sauter des tabous. Ce mode de gestion, inspiré de la pandémie ou de la réforme des pensions, a des atouts. Mais ce n’est pas la panacée.
Nous sommes désormais gouvernés par les experts. La crise de l’inflation pourrait être gérée de la même façon que la pandémie de covid, avec une délégation des compétences du politique vers les académiques, du moins pour les conseiller. Le 28 avril dernier, le Premier ministre Alexander De Croo a mis en place un groupe de huit experts de l’économie – comparable au “Gems” de la crise sanitaire – pour “nourrir le gouvernement en recommandations et pistes d’actions concrètes pour faire face à l’inflation et aux défis économiques liés à la guerre en Ukraine”.
La promesse d’Alexander De Croo? Il n’y aura pas de tabous. “Les experts vont pouvoir travailler avec une vision ouverte”, assure-t-il. C’est une façon de dépasser les clivages pour oser des discussions que l’on sait explosives sur l’indexation automatique des salaires, notamment. Mais le risque d’un encommissionnement n’est pas exclu. De nombreux acteurs soulignent aussi que la crise et ses remèdes potentiels sont connus depuis le début de l’année. Or, le politique tarde à agir.
“Dépassionner le débat”
“Ce ne sont pas des discussions faciles”, nous confie Bertrand Candelon, professeur d’économie à l’UCLouvain, un des experts appelés à la table. Présidé par Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque nationale, le groupe réunit aussi Mathias Dewatripont (ULB), Philippe Defeyt (ex-Ecolo, UNamur), Paul De Grauwe (London School of Economics), Koen Schoors (UGent), Sarah Vansteenkiste (KU Leuven), Bertrand Candelon (UCLouvain) et Sofie Geeroms (association des entreprises en ligne BeCommerce). Autant de personnalités dont les noms ont été avancés par les sept partis de la coalition fédérale. Des plénières ont lieu actuellement. Un rapport doit être déposé au 16 rue de la Loi pour le 1er juillet au plus tard.
Nous émettrons certaines propositions, nous formulerons certaines questions, mais cela restera au politique de trancher.” – BERTRAND CANDELON (UCLOUVAIN)
Les experts ont été invités à la discrétion au sujet de leurs travaux. Bertrand Candelon résume leur mission: “Le Premier ministre nous a demandé de réfléchir au prix de l’énergie, à la façon dont on pouvait compenser la perte de pouvoir d’achat, mais aussi de nous pencher sur la nécessité de préserver la compétitivité de nos entreprises. L’inflation est un facteur important, on sait les risques que peut générer une spirale salaires-prix. La situation est particulière en Belgique avec l’indexation automatique. L’inflation est aussi largement alimentée par l’explosion des coûts de l’énergie et la question se pose de savoir si cela sera transitoire ou long – le Premier ministre a laissé entendre que ce serait long. Nous devons tenir compte de tous ces paramètres”.
L’expert n’élude pas la comparaison avec le Gems, le groupe de spécialistes réunis pour affronter la crise sanitaire. “C’est un peu cela, l’idée. Le gouvernement a voulu s’appuyer sur des experts au-delà des partis politiques. Moi, je n’ai pas de carte! Je prends le temps de consulter des collègues au niveau européen pour nourrir la réflexion, il y a certainement des politiques dont nous pouvons nous inspirer.”
Cela se fera-t-il vraiment sans tabous? “Il y a forcément des sensibilités différentes autour de la table, reconnaît Bertrand Candelon. Mais dans les milieux académiques, une série de consensus se font sur des idées fondamentales, par exemple le fait de ne pas mener une politique d’austérité en période de crise. Cela dit, ce n’est pas nous qui allons décider, forcément. Nous émettrons certaines propositions, nous formulerons certaines questions, mais cela restera au politique de trancher.”
Mathias Dewatripont (ULB), autre membre du groupe, rappelait à la RTBF que le fait d’avoir recours à des groupes d’experts est une pratique habituelle dans d’autres pays, notamment en Scandinavie. “En Suède, ils ont fait beaucoup de propositions, de réformes, notamment des procédures budgétaires, etc. Quand vous regardez même l’Europe… l’union monétaire… cela a quand même été fortement nourri par des travaux d’économie. Donc je crois qu’il y a, en fait, beaucoup d’exemples où ce genre de groupe peut avoir de l’influence. C’est une manière d’informer le débat et par là peut-être en partie de le dépassionner, même si on est bien d’accord qu’il y aura des questions très distributives là-dedans. Et donc tout le monde ne sera pas d’accord.”
“Parole trop libre”
“Je pense que c’est une bonne idée d’avoir un tel conseil scientifique avec différentes sensibilités, approuve Bruno Colmant, professeur à l’ULB et à l’UCLouvain. C’est bien de permettre à des experts de réfléchir en prenant du temps long.” Au-delà de cette opinion positive, ce franc-tireur ajoute toutefois qu’il n’en fait sans doute pas partie lui-même… parce qu’il a “la parole trop libre”.
Depuis des mois, Bruno Colmant tire en effet la sonnette d’alarme sur les effets désastreux de la guerre en Ukraine, qui pourrait se traduire par un “appauvrissement généralisé”. J’anticipe que l’inflation pourrait se situer à 12% en décembre par rapport à décembre 2021, nous dit-il. Des distributeurs évoquent la possibilité que certains produits de base – comme le lait ou le pain – augmentent de 20%. Cette inflation est de nature essentiellement énergétique. Etant donné qu’elle est liée à un choc extérieur, il n’y a pas énormément de moyens de la contrecarrer. La vraie question, à laquelle les experts arriveront très vite, c’est de savoir comment on compose l’index ou à quel rythme on prévoit les augmentations salariales. Il s’agit de savoir si l’on remplace les pour cent par des cent.”
L’énergie fait partie des dépenses contraintes, souligne l’économiste, l’inflation touche donc les bas et moyens revenus de façon plus forte. Les réponses devront en tenir compte. “Le patronat demande que l’on reporte cette indexation automatique. Cela a déjà été le cas, partiellement, en raison de la décision de diminuer la TVA sur l’énergie. Démanteler le système? Cela ne me semble pas une bonne idée dès le moment où c’est un élément fondateur du consensus social dans ce pays.”
“Alternative à McKinsey”
Toucher aux fondements de nos équilibres sociaux: c’est dire combien la mission des experts est explosive. “Ce groupe est comparable au Gems pour la gestion du covid, mais aussi aux commissions créées pour préparer la réforme fiscale ou des pensions, témoigne Jean Hindriks, président de l’Economics School of Louvain, qui fit partie de ces dernières. On essaye de dégager des idées nouvelles, de lancer des ballons d’essai. C’est bien de travailler avec notre propre expertise collective, c’est une bonne alternative à l’approche McKinsey à la française.” Une référence au scandale provoqué par l’utilisation chez nos voisins de la société de consultance, à coup de centaines de millions, par le gouvernement d’Emmanuel Macron.
Les fois précédentes, cela restait géré par les cabinets. Etait-ce une façon de cadenasser les débats? Cela pouvait donner cette impression.” – JEAN HINDRIKS (ECONOMICS SCHOOL OF LOUVAIN)
“Les citoyens ont apprécié, globalement, la manière dont la crise du covid a été gérée, prolonge Jean Hindriks. Cela permet de démonter les idées fausses, de remettre certaines échelles de valeur à leur juste place. Il y a un travail pédagogique à mener en plus de la capacité de dégager des solutions nouvelles. Les questions du pouvoir d’achat et de la compétitivité sont très liées, c’est une bonne base de travail. On aurait pu rajouter la transition énergétique et la question climatique, mais je suis sûr que les experts désignés ne vont pas passer à côté de cette évidence.”
“L’hygiène de la décision”
Fort de son expérience de conseil au gouvernement, l’économiste insiste: “Pour éviter les désillusions, j’insiste sur la nécessité de mettre en place un centre d’expertise pour faire des simulations. Cela nécessite un accès la Banque Carrefour de la sécurité sociale, aux données des pensions, aux revenus des ménages… Le Bureau du Plan peut jouer un rôle également. Les fois précédentes, cela restait géré par les cabinets politiques. Etait-ce une façon de cadenasser les débats? Je ne ferais pas de procès d’intention, mais cela pouvait donner cette impression-là.”
Simuler, c’est d’autant plus important qu’il convient peut-être de forcer des virages socioéconomiques importants. “De tels calculs permettent d’objectiver les propositions. Cela peut démontrer que les effets ne sont pas aussi dramatiques que prévu. On peut démonter les idées fausses. Le modèle, c’est l’Institute of Fiscal Studies au Royaume-Uni. C’est essentiel car ces questions sont complexes.”
Jean Hindriks appelle cela “l’hygiène de la décision.”
Est-ce vraiment hygiénique? Jean Faniel, directeur général du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp), en est moins convaincu. “En soutenant la nomination des experts, sans qu’ils soient forcément encartés bien sûr, les partis de la majorité contrôlent le processus – ou en tout cas le maintiennent dans une logique de la coalition, nous dit-il. Cela n’aurait pas été la même chose s’il y avait eu des experts mandatés par DéFI, le PTB, la N-VA ou le Belang. L’objectif d’une telle mission doit être d’élargir le débat, peut-être même de le dépasser. Je ne veux pas dire par là que tout cela est du chiqué, mais les experts eux-mêmes risquent de pâtir de la façon dont cela est mené. Il faut aussi éviter que cette façon de déléguer le processus de décision ne devienne une forme d’encommissionnement. Au début de la vague inflationniste, on a vu combien le gouvernement a laissé dans un premier temps entendre que c’était peut-être provisoire…”
“Pas très démocratique”
Selon le politologue, la composition même des groupes est “frappante”. “Dans le cas du Gees, qui a succédé au Gems pour gérer la sortie de la pandémie, il y avait un représentant des patrons en la personne de Johnny Thijs, une autre représentante du patronat, plus sociale certes, en la personne de Céline Nieuwenhuys. Par contre, il n’y avait aucun syndicaliste. Quand Alain Destexhe ( ancien député MR, Ndlr) écrivait un livre pour dénoncer les syndicats comme étant le lobby le plus puissant de Belgique, on se demande bien ce que sont les autres. Parce que les résultats des syndicats, ces 10 dernières années, n’est pas folichon.”
Je ne veux pas dire par là que tout cela est du chiqué, mais les experts eux-mêmes risquent de pâtir de la façon dont cela est mené.” – JEAN FANIEL (CRISP)
Selon le directeur général du Crisp, les syndicats ont de quoi se plaindre d’être contournés de la sorte par les experts: “Historiquement, depuis 1944, l’équilibre social se faisait entre syndicats et patronat. En 1996, lorsqu’il a négocié la loi sur la compétitivité, le Premier ministre Jean-Luc Dehaene a essayé d’impliquer les partenaires sociaux après le Plan global, mais cela n’a pas fonctionné. La modification de cette loi par le gouvernement Michel, en 2017, reste en travers de la gorge des syndicats. Ce processus-ci pourrait confirmer leur mise à l’écart.” C’est une façon de faire sauter leurs réticences. “Le risque, quand on veut dépolitiser la discussion, c’est que l’on se retrouve dans une forme de Tina, ‘ there’s no alternative‘, estime Jean Faniel. Si les experts arrivent à des choix en forme d’entonnoir, il est difficile de prendre une autre orientation.”
Si le Gems de la crise sanitaire est un modèle, il doit, aux yeux du politologue, être invoqué avec prudence. “Sur le plan de la santé, la Belgique reste malheureusement mal placée dans les classements des décès liés au covid. Au niveau économique, une série de stabilisateurs ont permis à l’économie de rester à flot, mais il y a tout de même eu des errements par rapport à certains secteurs. Sur le plan démocratique, on ne peut pas dire que cela a contribué à renforcer la confiance avec les citoyens.”
Attention, les experts ne sont pas forcément des oracles.
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