Le bras de fer entre vélos et voitures: la mobilité bouleversée par le déconfinement

La Région de Bruxelles-Capitale a neutralisé, en une nuit, une des quatre bandes de circulation de la rue de la Loi pour en faire une large piste cyclable. © belgaimage

Avec le retour au travail, la crainte de la promiscuité en transports en commun risque d’encourager l’usage de la voiture. Et d’accroître les embouteillages, d’où la réaction rapide des autorités bruxelloises sous forme de pistes cyclables improvisées. Lesquelles créent des étincelles avec certaines fédérations.

Voilà une image qui en a réjoui certains et fait enrager d’autres. En une nuit, la Région de Bruxelles-Capitale a neutralisé une des quatre bandes de circulation de la rue de la Loi pour en faire une large piste cyclable. C’était l’un des premiers maillons d’un réseau de 40 km de pistes cyclables développées en urgence pour la sortie du déconfinement. Le but ? Encourager l’usage du vélo pour désengorger les transports en commun, remis en service à plein régime, y compris pour la SNCB (3.600 trains par jour) et limiter le recours à la voiture.

” Cela s’est fait sans concertation, se désole Ischa Lambrechts, conseiller mobilité chez Beci, la chambre de commerce de la capitale, d’autant que la rue de la Loi est déjà célèbre pour ses embouteillages. Nous ne voulons pas opposer les cyclistes aux automobilistes, mais ce genre de changement profond fait normalement l’objet d’une concertation préalable pour tenir compte de l’impact économique et social du projet. Cela n’a pas eu lieu. Le motif avancé, l’urgence, me paraît peu justifié, car le télétravail reste encore largement la règle. ”

Outre ces pistes cyclables hâtivement déployées, il y a aussi les initiatives communales de zone 20, qui reviennent à transformer des rues en piétonniers. C’est notamment le cas pour le Pentagone à Bruxelles.

Une précipitation risquée pour les entreprises ?

Si le vélo est une solution pour les déplacements des Bruxellois, il l’est nettement moins pour les navetteurs qui viennent de Flandre ou de Wallonie. Le conseiller de Beci ajoute que 60% des employés à Bruxelles viennent des autres Régions et parcourent en moyenne un trajet de 27 km. Touring a aussi protesté vigoureusement. ” Ces mesures récentes pour encourager les vélos agacent les non-urbains, reconnaît Louis Duvigneaud, administrateur délégué de la société de conseil en mobilité Stratec. Le vélo est moins praticable si l’on habite hors de la ville. On pourrait pousser le covoiturage. “

“A terme, on va se poser des questions sur la place des transports en commun”

Louis Duvigneaud, administrateur délégué de Stratec
Louis Duvigneaud, administrateur délégué de Stratec© PG

La crise aura un impact durable sur la mobilité. Louis Duvigneaud, administrateur délégué de Stratec, consultant en mobilité, en est convaincu. ” A long terme, on va même se poser des questions sur la place des transports en commun. Sont-ils encore la priorité en matière de mobilité ? La crise sanitaire montre que cette solution peut poser des problèmes. Ne faut-il pas examiner des approches plus souples ? ”

A court terme, leur usage est quasi découragé, pour garantir le respect d’une distanciation de 1,5 m entre les voyageurs. ” Cela revient à rouler avec une capacité réduite de moitié, voire plus. Avec le risque d’un report massif vers la voiture, donc un risque d’encombrements. A part promouvoir des modes actifs de déplacement, comme le vélos ou la marche, les alternatives sont limitées. ”

” Il y a toutefois une approche peu évoquée, qui peut apporter une aide : c’est le covoiturage, poursuit Louis Duvigneaud. Si ce sont toujours les mêmes personnes qui roulent ensemble, le risque sanitaire sera plus limité que dans des transports en commun. Cette approche pourrait être mise en avant. ”

Puis il reste l’impact du télétravail. ” Il a longtemps été présenté comme une solution pour les soucis de mobilité. Maintenant, on observe son potentiel. Une partie de la diminution des déplacements s’explique par ce système. Beaucoup de gens ont été obligés d’y recourir, de s’y accoutumer. Il y aura un impact, avec des effets secondaires : les gens qui télétravaillent peuvent être tentés d’aller habiter plus loin de leur boulot. ” Encore plus loin…

” Ce sont des aménagements réversibles, avance Camille Thiry, porte- parole de Bruxelles Mobilité. Nous allons mesurer chaque jour l’évolution du trafic, actuellement à 45% en dessous de son niveau habituel, nous indiquait-elle le 7 mai. Ces nouvelles pistes cyclables sont indispensables pour garantir une distanciation sociale impossible, par exemple, sur les pistes cyclables existantes de la rue de la Loi. ”

Le secteur du vélo est ravi. ” Le marché du vélo va exploser, on s’y prépare. Les constructeurs sont dévalisés “, avance Isabelle Parmentier, présidente de la section francophone de la fédération Traxio et qui gère un magasin de vélos à Evere. Grâce à la fois au beau temps, à la circulation très calme, aux nouvelles pistes cyclables. ” Les enfants auront un écolage souple. Si les bonnes habitudes sont prises maintenant, elles seront maintenues. ” Les ventes aux particuliers n’ont quant à elles pu reprendre que le 11 mai, avec la réouverture des magasins.

Billy Bike en profite

” Nous recevons pas mal de demandes, poursuit Isabelle Parmentier, qui craint même une pénurie de vélos, surtout dans l’entrée de gamme. Cela risque de coincer temporairement pour les fabrications globalisées, dépendantes de pièces chinoises, mais ça ira pour les constructeurs situés en Europe. ” Le développement du vélo à assistance électrique avait fortement poussé le marché les années précédentes. Cowboy, qui pratique la vente en ligne, a déjà enregistré un bond dans les commandes.

Le frétillement est partiellement perceptible pour les vélos partagés. L’opérateur Billy Bike, qui gère un parc de 600 vélos électriques, a noté un quasi triplement de l’usage de sa flotte depuis le confinement. Il avait décidé de continuer le service. ” C’était un pari risqué, explique Pierre de Schaetzen, CEO de Billy Bike. Même nos concurrents – une multinationale américaine ( Jump / Uber, Ndlr) – avaient préféré fermer boutique. ” Ce succès l’a même encouragé à lancer un crowdfunding.

Le service Villo, qui couvre l’ensemble de la Région bruxelloise avec 5.000 vélos, dont 1.800 électrifiés, a enregistré une baisse (- 40% durant le confinement). Opéré par JC Decaux, il est financé en bonne part par les recettes des campagnes d’affichage urbain, qui ont quasi disparu avec la crise. Le réseau espère bien relancer la promotion des vélos électrifiés. ” Nous pensons qu’il y aura une demande importante avec le déconfinement “, indique Jérôme Blanchevoye, responsable de Villo chez JC Decaux. La baisse enregistrée par ce service s’explique notamment par une clientèle plus quotidienne que Billy Bike et celle des touristes, aujourd’hui envolée.

Les espoirs de la mobilité partagée

Tous les acteurs de la mobilité partagée s’interrogent sur leur futur post-Covid-19. ” On s’attend à ce que la voiture individuelle soit la grande gagnante, le transport public le grand perdant, pour un certain temps en tout cas “, relève Michaël Grandfils, qui dirige le Lab Box, l’incubateur de mobilité alternative de D’Ieteren Auto. Celui-ci comporte notamment le service Poppy (voitures, scooters et trottinettes partagées, à Bruxelles et Anvers), Husk (VTC, ex-Carasap) et l’appli de routage Skipr. Poppy, qui a maintenu son service, a vu ses locations descendre à 40% de la période d’avant-crise, et à 30% en termes de revenus, car une offre gratuite a été faite au personnel soignant. ” Honnêtement, je m’attendais à un recul plus fort “, continue Michaël Grandfils, qui voit, avec espoir, le taux remonter à 60%. Il pense que l’auto partagée peut tirer son épingle du jeu. La Stib, de son côté, avait vu sa fréquentation se situer entre 10% et 15% de la normale durant le confinement.

“Deux à trois ans de retard”

Brieuc de Meeûs, CEO de la Stib
Brieuc de Meeûs, CEO de la Stib© BELGAIMAGE

Par leur nature, les transports en commun sont devenus peu fréquentables pendant cette crise, même s’ils reviennent doucement aux horaires normaux. Avec recommandation d’en limiter l’usage pour garantir une bonne distanciation et port obligatoire du masque.

Brieuc de Meeûs, CEO de la Stib, ne pense pas que le principe et le développement des transports en commun sera changé à terme. ” Non, rien n’est remis en cause dans notre plan d’investissement de plus de 6 milliards d’euros pour le métro, de nouvelles lignes de tram et le plan bus “, nous indique-t-il.

Le CEO voit tout de même un coup d’arrêt à la croissance de la fréquentation. ” Pour les attentats du 22 mars 2018, il nous avait fallu 9 à 12 mois pour revenir à la fréquentation antérieure et à la croissance. Ici, cela prendra beaucoup plus de temps. Deux à trois ans, sans doute, à dater du moment où les choses se seront stabilisées, et qu’il y aura, par exemple, un vaccin. ” Pendant le confinement,

le recul a été de 85% à 90%.Un des facteurs d’un retour lent à la croissance, qui était de 3% à 4% par an, est le télétravail. ” Le taux du télétravail va sûrement augmenter, les gens vont peut-être s’habituer à rester chez eux un ou deux jours par semaine. Cela aura un impact sur les navetteurs, sur notre fréquentation, note-t-il. “Mais les besoins de mobilité seront toujours là. Ces clients que nous n’aurons pas seront remplacés par d’autres. C’est pour cela que je parle de deux à trois ans. ”

” Certains conseillent d’utiliser davantage la voiture individuelle, d’éviter les transports publics, mais on s’apercevra très vite que ces derniers restent une bonne solution, sinon les embouteillages seront toujours plus dantesques “, estime le CEO. Quant à l’alternative du vélo, ” elle est là, mais dès qu’il y a du mauvais temps, de la neige, les cyclistes reviennent ( aux transports publics, Ndlr). ” Y a-t-il moyen d’adapter temporairement les bus, les trams, les métros en y plaçant des dispositifs de séparation des passagers ? ” Trop compliqué. Nous aurions un millier de véhicules à équiper et nous avons besoin de capacité. Or ces dispositifs vont la limiter. Nous comptons sur la bonne volonté et le bon sens des voyageurs. ”

Il y a tout de même un effet positif : le prix de l’énergie, qui a chuté. ” Nous avons acheté une bonne quantité d’électricité et de fuel pour le futur, à très bon prix “, conclut-il.

La chute a été plus forte pour Cambio, le doyen du secteur, avec 5% du temps de location habituel. ” Moins d’une heure par jour par voiture contre 8 à 10 h, indique Frédéric Van Malleghem, manager de Cambio Bruxelles. Nous avons gardé les véhicules disponibles, mais nous limitons à une réservation par jour et par voiture pendant le confinement, en renforçant le nettoyage des véhicules. ” Il n’est pas pessimiste pour l’après-crise. ” Cela prendra du temps, mais nous avions démarré très fort, avec +20% de fréquentation en janvier et en février. ” Frédéric Van Malleghem espère même terminer l’année en équilibre.

Cambio a des réserves

Contrairement à des start-up globales comme Lime, qui ont souvent suspendu leur service, l’activité est rentable et locale pour Cambio (*). Dans un monde de cigales, elle est la fourmi. ” Les bénéfices des dernières années n’ont pas été captés par les actionnaires, ils sont réinjectés dans les innovations, ce sont des réserves. On va en manger une partie et les nouveaux services seront retardés “, continue Frédéric Van Malleghem.

Les acteurs qui ont maintenu leur service pendant le confinement espèrent que les utilisateurs s’en souviendront. Pour Dott (trottinettes partagées à Bruxelles et Liège), c’est une forme de marketing au moment où les transports en commun sont regardés avec suspicion. ” Pour ceux qui n’ont pas envie de prendre leur voiture, c’est le meilleur outil “, assure Zaïna Risaci, marketing manager pour la Belgique.

Reste à voir si les véhicules partagés ne vont pas subir la même méfiance sanitaire qui touche les bus ou les trains. ” C’est tout de même mieux qu’un métro bondé “, déclare Michaël Grandfils, de Lab Box. Il y a moyen de gérer la situation avec des lingettes et du gel. Et de citer une enquête, plutôt rassurante, commanditée par D’Ieteren Auto. Menée auprès de 1.300 personnes en avril, elle indique que 40% des répondants se disent prêts à utiliser davantage les voitures partagées. Puis scrute la Chine, qui a déconfiné avant nous, et semble en pincer pour l’auto partagée.

(*) Cambio est une initiative de l’ASBL Taxistop, organisée en trois sociétés, pour la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. La Stib est actionnaire à 49% de Cambio Bruxelles, De Lijn possède 65% de Cambio en Flandre, les TEC, 25% de l’activité wallonne.

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