Laudato Si’, l’économie selon François

© BelgaImage

Le 13 mars, François a fêté ses trois ans de pontificat. A son actif : une encyclique très sociale et écolo, un peu d’ordre dans les finances du Saint-Siège et quelques remontrances à l’égard des puissants de ce monde. Enquête sur la portée réelle de ces “papanomics”.

Pas de chiffres mais presque un schisme économique. Pas de calculs, mais du recul sur le consumérisme triomphant. Pas de ratio, mais des mots plaqués sur une catastrophe écologique à venir. Parue en mai dernier, l’encyclique Laudato Si’ du pape François fait déjà l’objet d’une exégèse fort savante, pas par les habitués de l’herméneutique rompus aux querelles byzantines mais par des économistes. L’un d’entre eux, Rémy Prud’homme, ancien expert de la Banque mondiale et auteur d’une note très critique dans la revue Commentaire, s’est même livré à un drôle de comptage : selon lui, 20 % des 246 paragraphes de l’encyclique parleraient de théologie et 60 % d’économie.

Pas à la manière d’un expert, mais pas non plus sur le ton convenu d’un prêchi-prêcha de bon aloi. François fait de l’économie en pleine conscience et, à sa façon, n’hésite pas à mettre les mules papales dans le plat. Quelques extraits suffisent à s’en convaincre. Un, en mode révolutionnaire : “Les pouvoirs économiques continuent de justifier le système mondial actuel où priment une spéculation et une recherche de revenu financier.” Deux, en mode égalitaire : “Certains croupissent dans une misère dégradante (…), d’autres font étalage avec vanité d’une soi-disant supériorité.” Trois, en mode écologiste : “L’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde.” Drôle de Trinité ! Si les voies du Seigneur demeurent impénétrables, celles de l’actuel Saint-Père rebutent les milieux d’affaires, même les plus dévots.

Certes, certaines associations comme le Mouvement chrétien des cadres et dirigeants (MCC) appellent à s’approprier l’encyclique, mais les grands patrons se sentent gênés aux entournures par son côté un peu “alter”.

Selon le père Henri Madelin, théologien jésuite de haute réputation, François ne renverse pas encore l’autel. “Il s’inscrit dans la longue tradition sociale de l’Eglise inaugurée par Léon XIII.” Et effectivement, François ne semble pas le premier à adresser des coups de crosse épiscopale sur la tête des capitalistes. “Le pur exploiteur de ressources, incapable de fixer des limites à ses intérêts immédiats”, fustigé par François, fait par exemple écho au “flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents”, décrit par Pie XI dans une encyclique rédigée en pleine grande dépression (1931), et peu amène à l’endroit des banquiers, “détenteurs et maîtres absolus de l’argent, (…) dispensateurs du crédit selon leur bon plaisir”.

François assigne la même critique au monde de la finance dans une version post-crise des subprimes : “Sauver les banques à tout prix, en faisant payer le prix à la population, sans (…) réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances.” Sur le plan strictement doctrinal, l’actuel souverain pontife marche assez fidèlement dans les pas de ses prédécesseurs les plus “sociaux”, comme Pie XI ou Paul VI, mais il s’en distingue par son style plus direct, plus pastoral, certains diront plus sud-américain. Les anciens prêchaient l’égalité comme des théologiens inspirés par les textes sacrés ; lui fait de l’économie appliquée aux réalités de terrain avec une authentique empathie. “Quand il officiait comme cardinal de Buenos Aires, il passait beaucoup de temps aux prises avec la misère et en conserve un souvenir évident”, explique le jésuite Bertrand Hériard-Dubreuil, directeur du Centre de recherche et d’action sociales (Ceras).

La souveraineté des Etats au coeur du projet social

D’ailleurs, dans l’encyclique, les références aux avis du clergé sud-américain abondent : la conférence épiscopale paraguayenne, la commission de la pastorale mexicaine, les écrits des évêques de Patagonie-Comahue… Pascal Lamy, ancien directeur général de l’OMC, explique même l’alter-capitalisme papal par un atavisme argentin : “Confronté à divers soubresauts économiques depuis fort longtemps, ce pays se considère comme une victime de la mondialisation et cette idée typiquement argentine imprègne la pensée assez radicale du pape.”

D’ailleurs, à la différence des cathos de gauche européens, souvent favorables à l’échelon “supranational” pour aborder les questions économiques, le pape François place la souveraineté des Etats au coeur de son projet social. Certains passages de l’encyclique sonnent comme une ode interventionniste. “Planifier, coordonner, veiller et sanctionner sont des fonctions impératives de chaque Etat. S’il ne joue pas son rôle (…), certains groupes économiques peuvent apparaître comme les bienfaiteurs et s’approprier le pouvoir réel.” Pour le père Madelin, il faut y voir les traits classiques d’un “péronisme chrétien (mouvement issu de l’ancien président Juan Peron, Ndlr) tourné vers une certaine exaltation nationale couplée avec un souci de justice sociale”.

Un antagonisme fort entre l’homme et la techno

Pour autant, les réformes économiques prônées par le pape – les “papanomics”, serait-on tenté de dire – ne peuvent se résumer à une version latino de la doctrine sociale de l’Eglise. Dans Laudato Si’, François énonce à l’adresse des catholiques de nouveaux préceptes socioéconomiques spécialement conçus pour le monde moderne. “Du paradigme technologique tu te méfieras”, ordonne-t-il en substance sur plusieurs pages. Le numérique, le big data et les robots à tout faire peuvent résoudre bien des problèmes, mais en créer d’autres autrement plus graves : causer du chômage, dégrader l’environnement, mais surtout inverser les valeurs. L’outil surpasse le sujet, la machine devient le maître. “La technique séparée de l’éthique sera difficilement capable d’autolimiter son propre pouvoir”, insiste François. Et de conclure même, dans un élan un peu apocalyptique, sur un antagonisme entre l’homme et la techno : “L’être humain et les choses ont cessé de se tendre amicalement la main pour entrer en opposition.”

Pour l’économiste et prêtre jésuite Gaël Giraud, il ne faut pas seulement y voir la critique – somme toute assez classique chez les catholiques – d’un démiurge numérique, mais une “articulation indispensable entre le défi technologique et l’enjeu social. François craint une société duale, observable au Brésil ou au Nigeria, où une toute petite élite vit dans des bunkers de luxe isolés du reste de la population, exclue des ressources les plus élémentaires.” Derrière le péril de la technologie se cacherait le piège d’une oligarchie toute-puissante, mêlée à une technocratie riche et experte. “L’économie ne doit pas se soumettre à (ses) diktats ni à (son) paradigme d’efficacité”, précise le pape.

Son implication a aidé au succès de la Cop 21

“A la différence des autres encycliques sociales, François n’oppose pas tant le riche au pauvre que le modeste à l’expert, que le grand au petit. De façon assez manichéenne, le petit producteur fait bien, la multinationale agit mal ; l’instance locale préserve l’environnement, le système global le gâte. Cela manque un peu de nuance”, blasphémerait presque l’économiste Rémy Prud’homme, remonté contre la rusticité de la rhétorique papale. Mais, pour parler comme un manager, cet argumentaire un peu rudimentaire, “les aisés vs les sans-grade”, affiche un excellent “retour sur investissement”.

Exemple d’efficacité donné par Pascal Lamy : “Le pape a lié la question sociale à la question environnementale au sein de ses encycliques ; il a ainsi très habilement réussi à interpeller les gouvernements et les entreprises. Le succès de la Cop 21 tient en partie à son implication.” Trop fort, ce François ! L’infaillibilité papale ne concernerait donc pas que les questions de foi et de doctrine… mais aussi celles d’économie et d’écologie.

FRANK DEDIEU (L’EXPANSION)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content