Paul Vacca

“La trottinette, un sujet quasi obscène”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

On aurait tort de prendre à la légère la polémique que soulève la trottinette. Car aujourd’hui, une méta-polémique voudrait que la polémique sur la trottinette soit vaine. On s’écharpe pour savoir pourquoi on s’écharpe sur des trottinettes.

On aurait tort de prendre à la légère la polémique que soulève la trottinette. Car aujourd’hui, une méta-polémique voudrait que la polémique sur la trottinette soit vaine. Surtout à Paris, où le débat prend des allures de guerre civile avec l’arrivée de pas moins de 12 acteurs privés (Limes, Birds… et même Usain Bolt la semaine dernière) en plein climat de campagne électorale municipale. On s’écharpe pour savoir pourquoi on s’écharpe sur des trottinettes. En 2019 ! La trottinette ne mérite pas qu’on polémique dessus. Fermez le ban.

Or, les polémiques sans intérêt ou sans fondement – comme aiment parfois à les qualifier les hommes politiques pour mieux les disqualifier – n’existent pas. Le fait même qu’elles émergent, si triviales soient-elles, traduit toujours quelque chose de plus profond. Jean-Noël Kapferer l’avait noté à propos des rumeurs dans son essai Rumeurs, le plus vieux média du monde (Seuil) qui date de 1987 mais conserve toute sa pertinence à l’heure du numérique. Une rumeur, même la plus irrationnelle ou infondée sur le plan factuel, traduit toujours des motifs plus profonds. Une polémique, comme une rumeur, se révèle n’être finalement qu’un symptôme d’un problème plus enfoui.

La discussion autour d’un objet aussi trivial qu’une trottinette n’est pas pour autant triviale. Tout est politique. Même une trottinette.

Certes, face à la faim dans le monde ou aux enjeux géopolitiques planétaires, la trottinette est un sujet quasi obscène. Un débat de ” riches “, par essence, limité aux centres urbains des grandes métropoles. Pour autant, il ne s’agit pas d’un pur épiphénomène à la mode, énième resucée d’une querelle des anciens et des modernes, ou d’un simple artéfact politicien… Car la ” trottinette électrique en libre-service et sans borne ” (tous les mots ici ont leur importance) cristallise plusieurs niveaux de tensions, comme autant de cercles concentriques.

Premier niveau, elle engage la question de la civilité et de la citoyenneté que pose nécessairement un nouveau mode de locomotion individuel lancé dans un espace public. Surtout à grande échelle, à la fois dans son maniement et pour le stationnement. Face à l’inflation, faut-il laisser faire, encadrer les comportements privés ou réguler l’espace public ?

Plus largement, il y a la vision de la mobilité qu’incarne la trottinette avec son statut hybride, à la fois motorisé et piétonnier. Quelle place doit-elle occuper exactement ? Etre assimilée au sort des deux-roues, et donc circuler dans les zones cyclables ? Ou bien, comme son usage réel le suggère, continuer à être un véhicule sauvage de contournement de tous les autres moyens de locomotion (piétons compris) ?

Plus largement encore, il y a la question écologique que la trottinette électrique en libre-service sans borne soulève. Certains y voient l’avènement d’une mobilité douce, moins polluante que la voiture, là où d’autres y voient un effet de trompe-l’oeil. Pour ces derniers, la trottinette remplace en fait des activités déjà non polluantes (comme la marche ou le vélo). De plus l’énergie des trottinettes est d’origine non verte. Pour recharger les trottinettes, l’électricité vient parfois de… générateurs à essence. Sans compter les camions (au diesel) qui les répartissent entre 18 h et 3 h du matin, par petits trajets, accélérant, freinant, coupant le moteur, le rallumant… Bref, le petit arbre ” vert ” cache une forêt de pollution. On peut rêver mieux qu’une trottinette comme véhicule vert.

Et enfin, plus largement encore, la trottinette soulève – comme pour Uber et tous les acteurs de l’économie du partage – la question de son modèle économique. Du fait de la concurrence darwinienne et de l’obsolescence accélérée des modèles (les opérateurs débarquant sans aucune autorisation ni encadrement), la rentabilité économique est plus qu’hypothétique, comme l’a souligné une étude du Boston Consulting Group la semaine dernière. En fait, on a encore affaire à une nouvelle chaîne de Ponzi. Tout aussi ubuesque qu’Uber et qui se développe au détriment d’une nouvelle main-d’oeuvre sous-payée et précarisée : les juicers, dont le travail consiste à recharger les trottinettes électriques disséminées dans la ville. Un travail qui devient de plus en plus fragilisé et absurde en fonction du surnombre de trottinettes.

La preuve que la discussion autour d’un objet aussi trivial qu’une trottinette n’est pas pour autant triviale. Et que tout est politique. Même une trottinette.

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