“La sobriété énergétique va s’inscrire dans la durée en Europe”
Le rapport annuel ‘World Energy Markets Observatory’ épingle la responsabilité allemande dans la crise énergétique actuelle et le manque d’anticipation. Mais des innovations sont possibles pour inverser la tendance
Philippe Vié est le coordinateur du World Energy Markets Observatory publié chaque année. L’édition 2022 dresse évidemment un tableau dantesque, il en explique les contours à Trends Tendances.
Nous traversons une époque difficile où la sécurité d’approvisionnement, le prix et la transition énergétique sont sous pression…
Ce sont bien les trois forces contraires qui s’opposent aujourd’hui et qui ont amené ces crises. Au passage, cela fait plus de dix ans que l’on dit dans nos rapports que la sécurité d’approvisionnement est négligée.
Tout ce qui arrive était donc écrit?
Oui. 60% de nos commodités fossiles venaient de Russie et ce n’est plus possible, soit en raison des sanctions, soit parce que les relations commerciales ne sont plus bonnes. Ce sont principalement l’Allemagne et l’Italie qui étaient nourris par le gaz, mais la Russie nous fournissait aussi 60% du charbon qui sert dans les centrales thermiques en Europe, 50% du diesel, des produits raffinés…
Nous faisons face, en réalité, à un retrait des énergies fossiles en mode accéléré?
Vous ne m’en voudrez pas, mais je vais désigner un coupable principal, c’est l’Allemagne. Dans sa trajectoire de transition énergétique, elle a préféré le gaz au charbon – il pollue moins, il n’y a pas de problème… – tout en sortant du nucléaire. Or, le 100% renouvelable serait peut-être possible, dans un monde idéal, dans des dizaines d’années, mais aujourd’hui on a besoin de capacités supplémentaires. Nous nous sommes retrouvés pris dans un piège avec cette dépendance à la Russie. La sécurité d’approvisionnement est mise en danger en raison de cet aveuglement. Nous sommes dans une situation difficile, aussi, parce que nous n’avons pas accéléré suffisamment le remplacement des réacteurs nucléaires, dans les pays dans lesquels il est encore présent.
Singulièrement le vôtre, la France…
Par exemple, oui. On a beaucoup trop traîné et nous avons désormais un problème.
Nous ne sommes pas allés assez vite sur le renouvelable : nous devrions aller trois ou quatre fois plus vite! Seuls les Allemands et les Anglais ont foncé, ainsi que les Pays-Bas, tous les autres pays sont en retard. Il y a désormais des risques réels de pénurie cet hiver. C’est, aussi la conséquence de plusieurs crises avec la baisse de la demande lors de la crise du Covid, le boom de la demande ave les plans de relance post-Covid qui a généré une explosion de la demande énergétique et des prix élevés. La guerre en Ukraine est survenue sur un terrain déjà fragile, entraînant l’explosion des prix. Aujourd’hui, nous faisons face à l’inflation qui est un problème, mais aussi une solution.
Parce que la demande va baisser en raison du coût?
Avec l’inflation, les taux d’intérêt vont monter, l’économie va ralentir avec une récession possible et une demande d’énergie moindre.
Il y a, par ailleurs, un besoin de sobriété?
C’est essentiel! On ne va pas résoudre les problèmes énergétiques en Europe d’un claquement de doigts. Il va falloir des investissements, la création de nouveaux actifs, des renforcements de réseaux… La sobriété va s’inscrire dans la durée, nous n’en avons pas simplement besoin pour passer cet hiver ou l’hiver prochain.
Elle va s’inscrire dans la durée parce qu’on va l’imposer par des régulations ou parce que le coût l’imposera?
Les deux! Et puis, c’est vertueux, la sobriété. Un certain nombre de gens, les jeunes notamment, sont sensibles à cela.
Cela reste marginale ça, non?
Pas complètement. Il y a des endroits où ce n’est pas marginal, des fans de Greta Thunberg, il y en a beaucoup. On peut s’appuyer sur ces gens qui sont prêts à changer leurs comportements avec des politiques d’éducation.
Un travail de sensibilisation qui s’inscrit dans la durée?
Oui, mais aussi d’innovation. Parce qu’il y a le côté noir de la crise que l’on traverse avec des situations difficiles, des prix très élevés, la sécurité d’approvisionnement menacée, mais il y a aussi le côté vert avec des technologies qui évoluent plutôt bien, des renouvelables qui deviennent de plus en plus productifs, des éoliennes plus grosses et plus faciles à installer, des panneaux photovoltaïques avec un taux de conversion plus importants voire qui produisent la nuit… On voit aussi le développement de l’hydrogène qui est une bonne solution pour décarboner le transport lourd ou certaines industries qui ne peuvent pas l’être autrement, comme la sidérurgie, par exemple.
On voit aussi la capture du CO2 qui progresse : c’est d’autant plus nécessaire que l’on va garder des commodités fossiles pendant une longue période. Dont le charbon, ce qu’il y a de pire : les Allemands rajoutent 10 GW de charbon, alors qu’ils sortent de 10 GW de nucléaire… C’est terrible. Et en chine, chaque semaine, on ouvre une nouvelle centrale au charbon. Chaque semaine!
La sobriété est indispensable, mais globalement, aujourd’hui, le développement du renouvelable ne sert qu’à absorber la croissance!
Absolument, vous avez parfaitement raison. C’est d’ailleurs une difficulté parce que l’on aimerait avoir ce renouvelable pour produite de l’hydrogène vert, sauf qu’on l’utilise directement pour se chauffer ou s’éclairer.
Cela étant, ce développement du renouvelable est hautement souhaitable et toutes les énergies bas carbone sont nécessaires : toutes, une seule ne suffira pas! C’est dommage que certains pays quittent le nucléaire, qui doit faire partie du mix énergétique. Il y a d’ailleurs une renaissance du nucléaire, certains pays y reviennent, il y a plein de projets sur la fusion nucléaire…
Mais attention, le fait que l’on développe massivement la sobriété, la flexibilité, les renouvelables, les batteries pour les véhicules électriques, cela va nous amener à avoir besoin de terres et de matériaux rares.
Cela pourrait induire une nouvelle dépendance à l’égard de la Chine…
Exactement! La Chine détient 90% de la fourniture des terres et des matériaux rares. Les chinois ont acheté des mines en Amérique du Sud et en Afrique, ils produisent et ils distribuent. Il faut absolument que l’on développe des technologies qui se passent de ces terres et matériaux rares : typiquement, changer le lithium dans les batteries pour du sodium ou des molécules plus répandues. Pour y arriver, il convient aussi d’accélérer l’économie circulaire. C’est évidemment une question coûteuse et qui demande énormément de logistique: quand vous devez recycler une pale ou un mas d’éolienne, il faut déjà la ramener sur terre, le déplacer…
Est-il trop tard pour stopper cette dépendance possible à la Chine?
Non, non, il n’est pas trop tard. Il y a énormément de filières qui se développent à cette fin. Une vraie industrie est en cours de développement pour les batteries, notamment. De toute façon, nous n’avons pas le choix!
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici