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‘La révolution digitale va-t-elle pulvériser jusqu’aux fondements de notre monde ?’

Nos communautés occidentales traversent un bouleversement d’une saisissante amplitude. La mondialisation économique induit un monde multipolaire et complexe.

Après les deux premières révolutions industrielles, celle des années 1780 qui a porté sur les sciences et techniques du textile, de la métallurgie et du transport ferroviaire, et celle qui a débuté dans les années 1880 avec l’apparition du moteur à explosion, de l’électricité, de l’automobile et de l’aviation, nous pénétrons dans une troisième révolution économique, celle de la mobilité du capital et de l’information. C’est la révolution digitale.

Cette troisième révolution modifie la typologie du progrès. Le développement des sciences et des techniques se propage désormais au rythme de la transmission de l’information et de la fluidité des capitaux. Cette mondialisation économique altère les espaces-temps. Elle est globale et dissocie la géographie de la formation du savoir des lieux de leur commercialisation.

La synchronisation des temps sociaux devient planétaire. Désormais, la plupart des hommes peuvent, individuellement ou collectivement, être en contact de manière synchrone. La révolution de la transmission de l’information induit elle-même un sens de l’histoire instantané, c’est-à-dire un rapport au temps différent. Elle crée des communautés éphémères, transitoires, promptes à stimuler l’échange, la créativité et l’échange commercial. Cette nouvelle relation de l’homme à l’information engendre des associations humaines élastiques, mobiles et donc multiloculaires.

En même temps, depuis près de cinq ans, l’économie mondiale se refroidit. Après une période de croissance liée aux gigantesques développements de l’économie numérique et aux gains de productivité qui l’ont accompagnée, la croissance se tasse. Nous traversons une crise de la demande. Les causes de cette atténuation économique sont nombreuses : vieillissement de la population, digitalisation de l’économie de services, déplacement des centres de croissance vers d’autres continents, manque de politique industrielle visionnaire, incapacité à moderniser nos économies européennes au travers d’un dialogue social non confrontationnel, maintien d’un Etat providence partiellement inefficace, état d’esprit insuffisamment entrepreneurial, etc.

Mais c’est peut-être même plus grave: nous serions dans une tendance structurellement déflationniste, c’est-à-dire une stagnation de l’économie. Ce courant froid pourrait être lié au remplacement structurel de nombreuses tâches humaines par des processus digitaux, découlant de cette troisième révolution industrielle. La quantité de travail, à tout le moins dans les métiers d’intermédiation (ou plutôt répétitifs), serait en contraction profonde. Concrètement, de nombreuses entreprises de service vont simplifier leurs procédures internes et leurs rapports avec leurs clients au travers d’applications informatiques, de robotisation, de connections qui vont remplacer le rôle qu’entretenaient des travailleurs. Internet est devenu un substitut à l’allocation géographique des facteurs de production en permettant la délocalisation et la désynchronisation des circuits de production.

Plusieurs études, menées transversalement dans différents pays européens, indiquent que près de 40% des métiers pourraient être aspirés dans ce développement technologique. Bien sûr, d’autres métiers vont apparaître, mais la nature de leur contenu intellectuel ou manuel est indécise. Un monde technologique exigera une élévation des sciences exactes, mais il permettra aussi une fragmentation des activités humaines, dans une logique décentralisée de déstructuration des monopoles d’exercice (il s’agit de l'”Uber”-isation de nos économies). A cet égard, il serait erroné de croire que la digitalisation va uniquement affecter les tâches manuelles : de plus en plus de métiers intellectuels (dont l’éducation) vont être déstructurés par la digitalisation. Bien sûr, on pourrait imaginer que la pénétration dans l’économie digitale induise de tels gains de productivité que la quantité de travail nécessaire en soit réduite. Il n’empêche : il y a un risque que cette révolution “industrielle” pulvérise les rapports sociaux, d’autant que l’économie digitale est, par essence, spontanée, décentralisée et individuelle, alors que nos modes d’organisation socio-économiques sont planiques, centralisés et collectifs.

Les acteurs de cette révolution sont connus: il s’agit des grandes entreprises de télécommunications et d’informatique. Outre une position quasi monopolistique entretenue par leurs moyens financiers et leur capacité d’innovation, les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) sont des entreprises caractérisées par un fort contenu capitalistique et une faible création d’emploi. Ces entreprises vont aspirer les gains de productivité qui correspondent normalement au taux de croissance de l’économie.

Nous sommes entrés dans un monde inversé, où les entreprises informatiques dominent les États alors que ces derniers sont confinés à assurer l’ordre social et confrontés à des promesses qu’ils n’arriveront pas à tenir

Déjà maintenant, des entreprises dominent les Etats, écartelés entre leurs populations de citoyens-consommateurs et ces mêmes entreprises dont les consommateurs-citoyens utilisent les services. La digitalisation risque donc de déstabiliser les agrégats sociaux au travers d’une déliquescence de la classe moyenne et d’un accroissement des inégalités socio-économiques.

En particulier, les Etats européens sont écartelés entre la nécessité d’assurer l’ordre social dans un contexte de dettes publiques impayables et des entreprises étrangères géographiquement mobiles qui accaparent une grande partie des gains de productivité. Si cette intuition (simpliste et pessimiste) se confirme, alors la gestion domestique des économies européennes devrait s’étatiser tandis qu’une sphère marchande serait dominée par quelques acteurs internationaux sur lesquels le contrôle étatique deviendrait caduc. On pourrait même imaginer que ces entreprises internationales fassent et défassent les classes moyennes de pays désignés selon leurs intérêts commerciaux et que les Etats en soient réduits à devoir négocier des concordats fiscaux afin de conserver assez d’emplois et d’activités localement.

En résumé, nous sommes entrés dans une révolution industrielle inouïe, aux frontières de l’intelligence artificielle, des processus infaillibles qui dépassent les fatigues et impuissances des hommes, des processus qui remplacent les tâches répétitives. C’est un monde inversé, où les entreprises informatiques dominent les Etats alors que ces derniers sont confinés à assurer l’ordre social et la confrontation avec les promesses qu’ils n’arriveront pas à tenir. Nous sommes aux confins d’un nouveau monde où l’innovation et l’inventivité prévaudront.

C’est un monde très éloigné des années industrielles et – j’ose l’écrire – des Etats-nations, lointains héritiers des révolutions industrielles du 19ème siècle. C’est un monde plastique et versatile dont le fondement, c’est-à-dire le dialogue entre l’Etat et les marchés, est imprécis. L’Europe doit son modèle dans deux directions opposées et pourtant conciliables : la flexibilisation du travail et la solidarité sociale.

Tout pourrait se passer comme si Adam Smith animait la mondialisation digitalisée tandis que Karl Marx (ou Hegel) était convoqué pour assurer la solidarité sociale. Ce serait bien sûr une version “orweliène” de nos sociétés et il est peu probable que l’avenir s’assimile à cette sordide science-fiction. Encore qu’il faut parfois se faire peur pour s’éviter des cauchemars ultérieurs.

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