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“L’injustifiable obligation de voter”

La Belgique est un des très rares pays au monde où les électeurs ont, sous peine d’amende, l’obligation d’exercer leur droit de vote. Ailleurs, on a réellement le “droit” de voter, sans que cela devienne une obligation. Une fois les dernières élections passées, il est sans doute temps de se demander si cette singularité belge a réellement une justification.

Peu importe que, dans la pratique, les sanctions contre les électeurs absents soient rares et modestes, l’obligation de voter fausse la participation électorale en amenant devant les urnes des centaines de milliers de personnes qui n’y viennent que sous la contrainte.

Les présidents américains sont-ils moins légitimes parce que la participation aux élections, qui sont pourtant sans doute les plus importantes de la planète, n’excède en général pas les 55 % et n’a jamais atteint les 60 % depuis 1968 ? Comme le vainqueur obtient lui-même rarement plus de 55 % des votes émis, on peut en conclure qu’aucun président américain n’a été élu, depuis des lustres, par plus de 30 % des électeurs inscrits. Et pourtant il dispose légitimement des pouvoirs, colossaux, que la Constitution lui réserve. Serait-il ” mieux élu ” si les 45 % d’absents, a priori non motivés par l’élection, étaient obligés de venir voter pour un candidat choisi à pile ou face ou en fonction de la qualité de son sourire ?

On peut poser la question autrement. Si l’on part de l’idée qu’en Belgique aussi seulement 55 % des électeurs iraient voter s’ils n’y étaient pas obligés et que la participation réelle est proche de 90 % en raison de la contrainte légale, est-il vraiment légitime que des parlementaires soient élus aussi par les 35 % de personnes qui n’ont aucune envie de voter ?

On sait que les programmes des partis politiques, accessibles parfois avec beaucoup d’efforts sur leur site internet, sont inconnus de la quasi- totalité des électeurs. L’électorat est donc très mal informé, et il faut reconnaître qu’on le comprend. Ensuite, on a calculé, dans l’exemple américain où le choix se fait en pratique entre deux candidats, que la probabilité d’exercer un vote décisif, celui qui fait pencher la majorité d’un côté ou de l’autre, est inférieure à celle de gagner à la loterie.

En plus, en Belgique comme dans d’autres pays d’ailleurs, en raison de l’obsession des partis d’attirer ” l’électeur médian “, les différences réelles entre les choix politiques sont souvent très réduites, si l’on excepte les extrêmes. Comment faire un choix du côté francophone entre l’aile raisonnable du PS et son socialisme libéral, le libéralisme social du MR, le centrisme de moins en moins lié aux choix religieux du cdH et l’hyper centrisme social-libéral de DéFI, qui peine d’ailleurs à trouver sa place ailleurs qu’à Bruxelles ? Le choix entre les bonnets rouges-bleus et les bonnets bleus-rouges n’incite guère à la passion.

Enfin et surtout, pourquoi faut-il transformer un droit, élément essentiel du système démocratique, en une obligation ? On entend parfois certains arguer du fait que les citoyens ont un ensemble de droits et d’obligations qui découlent de la même cause. C’est là une dérive dangereuse, parce qu’elle consiste à dire que les droits humains, en ce compris le droit de vote, ne résultent pas du seul fait de vivre, mais ne sont qu’octroyés par les pouvoirs publics en contrepartie d’un ensemble d’obligations. Philosophiquement, c’est une option tout à fait contestable.

S’il existe des ” déclarations des droits de l’homme “, c’est parce que les auteurs de ces textes ont voulu éviter qu’il s’agisse de ” chartes ” octroyées par des souverains à des sujets, en constatant simplement que les droits de l’homme existent indépendamment du pouvoir et sont pleinement opposables à celui-ci, qu’ils le veuillent ou non. Les parlements n’accordent pas des droits. Ils déclarent des droits déjà existants. La seule façon de reconnaître que le droit de vote est inaliénable et absolu, c’est de le concevoir comme inhérent à la personne humaine, en dehors de toute contrainte.

On doit pouvoir décider que dans l’offre politique, il n’existe aucun choix acceptable. Plus encore, et suivant l’expression du philosophe anglais Herbert Spencer, chacun doit avoir le ” droit d’ignorer l’Etat ” : ne pas s’intéresser à son activité, ne rien lui devoir et ne rien lui demander. L’obligation de voter est certes d’ordre relativement symbolique. Mais les symboles sont souvent parlants. En l’espèce, ils expriment un choix pour une citoyenneté contrainte et encadrée plutôt que pour une participation libre et volontaire.

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