Paul Vacca

L’expert et son talon d’Achille

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Peut-être faut-il arrêter de penser la quête de la vérité et l’expertise comme une ligne droite mais plutôt l’envisager comme un art sinueux.

Chassez un biais cognitif, un autre revient au galop. On fustige facilement l’effet Dunning-Kruger, ce biais cognitif qui, par ignorance, nous fait surestimer notre compétence dans un domaine et commettre en conséquence pas mal d’erreurs du débutant avec assurance. Alors on loue l’expertise acquise au fil du temps et de l’étude qui nous mettrait à l’abri de toute surprise. Pourtant, l’expertise n’est pas une assurance contre les erreurs… de débutant.

Abraham Bredius était typiquement un expert. Incontesté et incontestable dans son domaine (la peinture de l’Age d’or néerlandais et plus particulièrement celle de Rembrandt et Vermeer) au point qu’il fut surnommé “le Pape” à la fois pour sa morgue et l’autorité de sa parole. En 1937, alors âgé de 82 ans, ayant glané tous les honneurs, il savoure une retraite bien méritée à Monaco. Mais on vient soudain le déranger sur son rocher: on a encore besoin de ses lumières pour authentifier une toile ornée de la fameuse signature IVMeer et intitulée Les Disciples d’Emmaüs.

Peut-être faut-il arrêter de penser la quête de la vérité et l’expertise comme une ligne droite mais plutôt l’envisager comme un art sinueux.

S’agit-il d’un authentique Vermeer? On lui déballe le tableau et le verdict tombe: non seulement c’est un Vermeer, mais c’est l’un de ses plus beaux! Bredius décide même de reprendre la plume pour un article dans une revue d’art prestigieuse, le Burlington Magazine for Connoisseurs, dans lequel il chante les louanges de ce tableau qu’il reconnaît pourtant très différent, par le thème et la manière, de ce que le maître de Delft a produit durant toute sa carrière. La machine, ensuite, s’emballe. Le Musée Boijmans de Rotterdam fait l’acquisition de l’oeuvre pour une somme astronomique et le public se presse pour l’admirer.

Ce tableau était un faux, bien sûr. Le faussaire lui-même, le flamboyant Han van Meegeren, fut contraint de l’avouer 10 ans plus tard dans un épisode rocambolesque où sa tête était en jeu. De nombreux critiques et spécialistes qualifièrent dès le début Les Disciples d’Emmaüs de “faux pourri” qui ne se donnait même pas la peine de ressembler à un Vermeer. Mais le verdict du “Pape” et la fierté néerlandaise avaient balayé tous les doutes.

Qu’est-ce qui a bien pu faire qu’un expert aussi chevronné que Bredius soit tombé dans le panneau? Pas le savoir-faire artisanal du serial-faussaire qui utilisait avec maestria les bons matériaux et les bons pigments ainsi qu’une cuisson lente à 105° C pour conférer dureté, craquelure et patine à ses “chefs-d’oeuvre”, mais ses… lectures. Celles-ci lui avaient appris qu’Abraham Bredius avait émis l’hypothèse que Vermeer, dans des oeuvres de jeunesse dont on avait hélas perdu toute trace, avait vraisemblablement subi l’influence du Caravage lui empruntant sa science des contrastes violents et son goût pour les scènes bibliques. Avec ce tableau, le faussaire s’est contenté de donner corps à cette conjecture en offrant à Bredius un inespéré chant du cygne à sa carrière: le tableau que celui-ci rêvait de voir en confirmation de son hypothèse.

Le piège était parfait. Car seul un expert de la trempe de Bredius – et peut-être lui seul – pouvait tomber dans le piège tendu par le faussaire avec un Vermeer aussi peu ressemblant. Bredius avoua avoir eu du mal à contrôler ses émotions face au tableau. En se pliant à son émotion, à son désir que le tableau fût vrai – et au biais de confirmation – l’expert expérimenté commit une erreur de débutant. Un biais cognitif en cache toujours un autre.

Peut-être faut-il alors arrêter de penser la quête de la vérité et l’expertise comme une ligne droite mais plutôt l’envisager comme un art sinueux: celui qui consiste à slalomer entre nos différents biais cognitifs.

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