“L’élection de Macron est un phénomène révolutionnaire !”

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Pour l’expert en géopolitique Dominique Moïsi, le nouveau président français est devenu “la” référence démocratique pour l’espoir. Si quelqu’un peut modifier les lignes de force en Europe, c’est lui, dit l’essayiste et conseiller à l’Institut Montaigne, convaincu que la France d’Emmanuel Macron “peut devenir une lueur d’espoir dans un océan anglo-saxon de désespoir”.

Spécialiste en géopolitique, ancien professeur à Harvard, chroniqueur régulier dans Les Echos (il a d’ailleurs rassemblé ses derniers textes dans un ouvrage intitulé Le nouveau déséquilibre du monde paru aux éditions de l’Observatoire/Les Echos ), Dominique Moïsi est conseiller spécial à l’institut Montaigne, le célèbre think tank parisien, d’obédience libérale. Nous l’y avons rencontré quelques jours après l’éclatante victoire des partisans du nouveau président français Emmanuel Macron aux élections législatives françaises. Une raison supplémentaire pour commencer de parler de l’état du monde en commençant par Paris.

DOMINIQUE MOÏSI. C’est presque un phénomène révolutionnaire. Doublement. Deux révolutions se sont produites simultanément dans le monde occidental. Une révolution négative aux Etats-Unis et positive en France. Je mets le mot ” révolution ” en avant car le tournant politique qui vient d’intervenir est sans comparaison depuis la création de la Ve République en France. Regardez la composition de la nouvelle assemblée nationale, les statistiques sont spectaculaires : une majorité très large, une majorité de députés nouveaux, une représentativité des femmes en nette augmentation, une baisse de l’âge des élus. Et plus encore sans doute, la plupart des députés viennent du secteur privé. Les deux partis qui, dans leur bipolarité, dominaient la France depuis plus de 50 ans se sont effondrés.

Profil

• Naissance en 1946 à Strasbourg.

• Etudes de droit et de sciences politiques à la Sorbonne et Harvard. Il a été l’assistant de Raymond Aron.

• Il a enseigné en France (ENA, Institut des études politiques, Ecoles des hautes études en sciences sociales) et à l’étranger (Université de Jérusalem, Harvard, Collège de l’Europe). Il est aujourd’hui visiting professor au King’s College et conseiller spécial à l’Institut Montaigne.

• Il est aussi chroniqueur pour Les Echos, le Financial Times et d’autres quotidiens.

• Il a publié plusieurs ouvrages dont Le juif improbable (2011, Flammarion), Géopolitique des séries ou le triomphe de la peur (2016, Stock) et Le nouveau déséquilibre du monde (2017, L’Observatoire/ Les Echos).

Il y a aussi la personnalité d’Emmanuel Macron.

Oui. La France attendait un président de la République depuis 22 ans, depuis le départ de François Mitterrand. Il n’y a pas que la France qui attendait cela : Emmanuel Macron suscite une attention très particulière partout en Europe et même au-delà.

Vous attendiez-vous à un tel rayonnement ?

Cela me fait penser à la série télévisée britannique The Crown, qui raconte la jeunesse d’Elizabeth II. On lui enseigne ce précepte énoncé par Walter Bagehot (célèbre éditorialiste de ” The Economist “, Ndlr) : ” The Prime minister has to be efficient, the Crown has to be dignified ” (Le Premier ministre doit être efficace, la Couronne doit être digne). Le président de la République française est l’addition des deux, il est à la fois le symbole et la réalité du pouvoir. Depuis 1995, aucun président de la République n’avait su incarner pleinement ces deux fonctions. Nicolas Sarkozy pouvait être efficace mais n’était pas digne ; François Hollande n’était probablement ni l’un ni l’autre. Il y a cette réflexion philosophique au départ de l’aventure Macron. Il a compris que les Français étaient en attente d’incarnation, au sens monarchie élective du terme.

Une de ses originalités fut de bâtir son programme en partant de la base, avec ces ateliers. Il fut beaucoup critiqué pour cela. N’est-ce pas sa force aujourd’hui ?

Il a un physique à la Kennedy, il a fait une campagne à la Obama – en impliquant beaucoup de gens – et on a Bonaparte au pouvoir ! C’est pour cela que le mot révolutionnaire ne me paraît pas excessif.

Dominique Moïsi.
Dominique Moïsi.© BELGA IMAGE / JULIEN FALSIMAGNE

D’où une forte attente…

Effectivement, elle est énorme et, comme vous le disiez, cette attente va au-delà des frontières de la France. J’ai participé ces derniers jours à des réunions à Venise et à Londres, chacun me dit : ” Nous sommes verts d’envie.” En quelques semaines, Emmanuel Macron est devenu ” la ” référence démocratique pour l’espoir. C’est énorme.

Ce fut aussi le cas avec Angela Merkel et ses décisions courageuses sur l’immigration…

Oui, mais elle est là depuis longtemps. Emmanuel Macron a pour lui la nouveauté, la jeunesse et même le physique. Il est l’anti-Trump absolu. Dans son apparence physique, dans son contenu intellectuel, dans son rapport au monde. Et l’une de ses grandes chances est justement d’arriver au pouvoir quand le monde découvre que Trump est vraiment Trump.

D’après vous, Emmanuel Macron a-t-il les capacités nécessaires pour saisir à plein ce contexte favorable ?

Personne ne peut le dire. Mais j’ai l’intuition que si quelqu’un peut réussir, c’est lui. Il réunit des qualités qu’on ne retrouve pas toujours en même temps chez un même homme : un regard synthétique sur le monde, une expérience philosophique réelle, une expérience pratique et profonde de l’économie et de la finance, une compréhension des mécanismes de l’Etat et, cerise sur le gâteau, une empathie et un sens politique exceptionnels. Cela fait deux ans qu’il a conçu ce qui allait se passer et à chaque fois l’histoire allait dans sa direction.

Un physique à la Kennedy, une campagne à la Obama et nous avons Bonaparte au pouvoir.”

Cette France que vous nous décrivez est-elle toutefois assez forte pour pousser à une réforme du fonctionnement de l’Europe ?

Il faut ici mettre en avant le facteur chance du calendrier. Il y a tout d’abord la relance de l’économie européenne. Emmanuel Macron arrive au meilleur moment, contrairement à Nicolas Sarkozy en 2007 qui a rapidement dû faire face à la crise des subprimes. Depuis six mois, la croissance européenne est supérieure à celle des Etats-Unis.

L’autre versant du facteur chance, c’est l’affaiblissement des Anglo-Saxons. La France peut devenir une lueur d’espoir dans un océan anglo-saxon de désespoir. Et cela, c’est nouveau. L’Angleterre n’a jamais été aussi mal dans sa peau et les Etats-Unis ont encore Trump pour quelque temps. Je ne crois pas du tout à son impeachment. Il faudrait pour cela que les républicains l’abandonnent et je les vois pas du tout le faire. Et les démocrates ne sont de toute façon pas prêts à prendre le pouvoir.

Il y a donc un moment de grâce français, qui peut devenir un moment de grâce européen.

Serait-ce le retour, souvent annoncé, du moteur franco-allemand ?

Les équipes n’ont jamais été aussi proches, il y a une vraie entente. Les partenaires européens se réjouissent, à juste titre, de la recomposition d’un couple franco-allemand équilibré. Un des problèmes majeurs de l’Europe, ce n’était pas qu’il y avait trop d’Allemagne, c’était qu’il n’y avait pas assez de France. Notre pays retrouve confiance en lui, l’atmosphère y est plus légère. Un peu comme au lendemain de la victoire à la coupe du monde de 1998. Il y a ce côté ” on peut le faire ” ou ” yes, we can “.

Vous parlez du couple franco-allemand. Vous évoquez une Europe impulsée par les nations. Pour vous, un vrai grand projet européen fédérateur, comme le fut la monnaie unique, ce n’est plus possible aujourd’hui ?

Si tout le monde était belge, je dirais ” oui, c’est possible et c’est comme cela que ça doit se faire ” (sourire). Comme il y a toujours une quête identitaire en Belgique, il y aussi un côté plus fédérateur. Les pays, les nations ont voulu envoyer à la tête des grandes institutions européennes des personnalités choisies davantage pour leurs limites plutôt que pour leurs mérites.

Ce n’est pas gentil pour Jacques Delors…

Ce fut le dernier. Un haut fonctionnaire européenne m’a dit : ” Jacques Delors, on l’a choisi parce qu’on ne le connaissait pas. On a choisi José Manuel Barroso et prolongé son mandat parce qu’on le connaissait.” Avec une incarnation faible, il est très difficile de faire avancer les choses. Si Emmanuel Macron et Angela Merkel, suivis par les Belges, les Néerlandais, les Italiens et, j’espère, les Espagnols, se disent que c’est l’occasion à ne pas rater, nous pourrions avoir des surprises. Mais cela viendra des capitales nationales. Les Italiens sont politiquement assez faibles pour l’instant. Cependant, ils voient le départ des Britanniques et se demandent si ce n’est pas là une occasion de se substituer à eux dans une sorte de club des trois grandes puissances européennes. Il y a quelque chose qui se joue là. Le Brexit peut être une opportunité pour l’Europe, au même titre que l’élection de Donald Trump.

Que ce soit deux opportunités, c’est vrai. Mais ce sont deux événements très différents…

… mais ils font tous deux prendre conscience aux Européens que ceux qui choisissent une autre voie paient un prix ou sont complètement paumés.

Mon Brexit préféré, c’est celui qui n’aurait pas lieu. Et cette hypothèse n’est pas totalement exclue.”

Vous parlez d’un prix à payer. Etes-vous partisan d’un Brexit dur ?

Mon Brexit préféré, c’est celui qui n’aurait pas lieu. Et cette hypothèse n’est pas totalement exclue. Je ne l’aurais pas dit avant le 8 juin (jour des élections législatives britanniques, Ndlr) mais là, on sent que les Anglais se posent des questions fondamentales. Ils se demandent si c’était vraiment la question essentielle à se poser à l’heure du terrorisme, à l’heure des inégalités sociales qui se traduisent par près de 100 morts dans une tour à Londres. La volonté politique de quitter l’Europe a quand même beaucoup diminué, on le voit dans le vote des jeunes notamment. Le jeu me paraît donc encore ouvert. Et il devra obéir à mon sens à trois règles : un, il ne s’agit pas de punir la Grande-Bretagne, ce serait contraire tant à nos intérêts qu’aux leurs ; deux, il y a des règles et il faut les respecter ; trois, il y a un prix à payer et il devra l’être. Dans ce contexte nous devons négocier avec fermeté, clarté et ouverture. Car même si Brexit il y a, nous avons besoin de la relation la plus confiante possible avec le Royaume-Uni. Il ne faut pas couper les ponts.

Vous avez dit avoir été surpris par la victoire de Trump et le oui au Brexit. Pourquoi n’a-t-on pas vu venir ces événements ?

Nous n’avons pas mesuré l’étendue de la colère des peuples, contre les élites, devant la montée des inégalités dans une période de crise. Nous n’avons pas mesuré l’étendue de la peur face au terrorisme, face à l’autre (l’immigré, le réfugié). Et nous n’avons pas senti la montée d’une énorme nostalgie. Nostalgie par rapport aux années 1950 aux Etats-Unis, quand les ouvriers, les cols bleus, faisaient pleinement partie de la classe moyenne. Nostalgie de Downtown Abbey, de l’Angleterre impériale au Royaume-Uni, etc. Cette colère, cette peur et cette nostalgie se sont retrouvées dans les votes britanniques et américains. Certains se demandent d’ailleurs si le vote en France n’aurait pu être différent si le calendrier avait été autre. Les Français ont eu peur de Marine le Pen, et se sont dit : nous n’allons pas ajouter le chaos au chaos.

Vous voyez Donald Trump fonctionner depuis quelques mois. Y a-t-il une stratégie derrière ses actes ou est-il simplement imprévisible ?

Il est imprévisible, et sans doute pire que ce que nous pensons. Les gens qui le connaissent bien mettent l’accent sur le fait qu’il est gravement dyslexique, ne lit pas, ne peut retenir une note, qu’il surréagit aux nouvelles, et tweete abondamment. Nous n’avons jamais eu un tel personnage aux Etats-Unis. Là aussi, c’est un personnage révolutionnaire ! La première puissance mondiale est dirigée par le plus faible président que l’Amérique ait jamais eu depuis trois quarts de siècle. C’est peut-être un accident, mais cet accident ne fait qu’accélérer un processus en cours depuis longtemps.

Lequel ?

C’est comme un mouvement de plaques tectoniques. Pour la première fois depuis le 19e siècle, l’Occident n’est plus le seul coeur du monde. Les dirigeants chinois semblent fascinés par Donald Trump. Ils semblent se dire : ” Notre heure est arrivée.” Cette fascination s’accompagne d’une forme d’embarras, car la Chine ne semble pas prête à se substituer dès maintenant à l’Amérique. Mais elle s’y prépare depuis longtemps. Elle investit massivement dans le système des Nations unies.

Mais la Chine a-t-elle vocation à jouer les gendarmes du monde ?

Non. C’est pourquoi il y a un déséquilibre aujourd’hui. Un facteur important qui n’est pas mis en avant mais m’a été souligné par des interlocuteurs chinois est lié à la politique de l’enfant unique. En Chine, les parents ont encore moins envie qu’ailleurs de voir leur enfant risquer sa vie dans un corps expéditionnaire en Afrique ou au Moyen-Orient.

Hier, nous dépendions du Moyen-Orient pour des raisons stratégiques et énergétiques. Nous en dépendons aujourd’hui parce que la région exporte sa violence.”

Justement, le Moyen-Orient, avec le conflit entre l’Arabie saoudite et le Qatar, avec la situation en Syrie, en Irak, en Iran, semble entrer dans un période très instable. La mise au ban du Qatar est un accident, ou un événement plus important ?

C’est un accident, mais significatif. Nous voyons se déployer un jeu d’alliances, avec deux blocs qui se font face et qui sont prêts à s’opposer. Un bloc sunnite-juif, constitué par l’Arabie saoudite, l’Egypte et Israël. Et un bloc non arabe, autour de l’Iran, la Russie et la Turquie. Et la situation évolue sur le terrain de manière considérable : le califat n’existera sans doute plus d’ici un an ou deux. L’Arabie saoudite reproche au Qatar d’avoir rompu l’équilibre en se rapprochant de l’Iran et du clan chiite. Le Qatar reproche à l’Arabie saoudite de se comporter de manière hégémonique. Mais nous ne pouvons pas choisir entre les deux. Pour nous, les Saoudiens comme les Qataris sont particulièrement nuisibles dans l’exportation de la violence.

Auparavant, du point de vue occidental, la politique au Moyen-Orient avait deux impératifs : contenir Israël et assurer l’approvisionnement pétrolier. Est-ce encore les deux guides d’une politique occidentale dans cette région ?

La région a toutefois gardé sa centralité, mais pour des raisons différentes. Hier, nous dépendions du Moyen-Orient pour des raisons stratégiques, énergétiques et idéologiques. Aujourd’hui, nous dépendons du Moyen-Orient parce que la région exporte sa violence. Directement à travers le terrorisme. Indirectement à travers les écoles de pensée qui nourrissent elle-même le terrorisme. Et le problème des réfugiés s’ajoute à cela. Nous devons aller au Moyen-Orient avant que le Moyen-Orient ne vienne à nous.

Finalement, nous allons encore avoir besoin de l’Amérique pour stabiliser ces plaques tectoniques.

Oui, mais pas seulement. C’est là qu’il faut se poser la question de la Chine.

Pas de l’Europe ?

Elle n’a pas les outils. Si nous ne faisons pas l’Europe de la Défense aujourd’hui, quand la fera-t-on ? Nous sommes en première ligne, à l’est face à la Russie, au sud avec le terrorisme, et l’Amérique n’est plus ce qu’elle était. Nous sommes en première ligne et seuls. C’est cela le fait nouveau. Mais les embryons de programmes que nous voyons surgir ne nous permettent pas d’assurer seuls notre défense.

Ce monde instable ne rappelle-t-il pas de manière inquiétante celui qui existait dans les années 1930, avant le second conflit mondial ?

Il y a effectivement des éléments similaires. Il existe deux analogies inquiétantes. Celle avec la fin du 19e siècle et la montée des nationalismes. Celle avec les années 1930 et la montée des populismes. Nous retrouvons les deux dans la période actuelle, mais avec des différences. Nous savons ce qui s’est passé. Nous avons reçu l’avertissement. Et nous ne sommes plus le coeur du monde comme nous l’étions dans les années 1940.

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