L’ancien patron d’Electrabel tire à boulets rouges sur la gestion du marché de l’énergie: “C’est une faillite des politiques européennes”

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Pour Jean-Pierre Hansen, l’erreur a été de faire croire que le tout marché pouvait fonctionner partout, même dans le secteur du gaz et de l’électricité.

Depuis son départ d’Electrabel, Jean-Pierre Hansen s’était fait discret. Mais aujourd’hui, il remonte au front et fustige les erreurs européennes.

TRENDS-TENDANCES. Qu’est-ce qui vous étonne particulièrement dans cette crise énergétique?

JEAN-PIERRE HANSEN. Ce qui m’étonne, c’est qu’elle étonne! Tout était en place pour une crise annoncée.

Pourquoi?

Parce que celui qui, dans une crise géopolitique, détient l’arme de l’énergie l’utilise toujours… jusqu’au moment où l’arme perd de sa puissance. On peut se rappeler la première grande grève insurrectionnelle contre le gouvernement d’Edward Heath. Elle a été gagnée par le National Union of Mineworkers, le syndicat des mineurs conduit par Arthur Scargill, après que l’Angleterre a connu des black-out. J’étais en Angleterre à ce moment et je me souviens d’un ministre expliquant comment on pouvait se raser le matin sans lumière! Dix ans plus tard, Arthur Scargill essaie de refaire la même grève, cette fois contre Margaret Thatcher. Mais entre-temps, le charbon n’occupait plus la même place stratégique et la grève a été brisée.

On a connu un scénario identique avec les chocs pétroliers. En 1973, les prix du pétrole sont multipliés par six en quelques mois (ils passent de 2 à près de 12 dollars). Les prix montent et l’on prend un train de mesures de circonstances. Quelques années plus tard, en 1979, les pays de l’Opep font passer le baril à 40 dollars. Mais entre-temps, les parcs nucléaires commençaient à tourner, les gisements américains avaient été réactivés et l’arme pétrolière avait perdu de son efficacité. Et le baril est retombé aux alentours de 10 dollars.

Il suffisait que l’ensemble de ce système de prix régulé, lissé, indexé couvre l’ensemble des coûts moyens. Et c’est ce pour quoi je plaide depuis 22 ans!

Alors, le prix du gaz va-t-il se maintenir aux sommets actuels?

Je ne crois pas. Poutine avait bien constaté que l’Allemagne dépendait entièrement de lui. Mais aujourd’hui, les Allemands essaient de pallier les aberrations de leur politique énergétique. Ils construisent des terminaux de regazéification de GNL. L’arme de Poutine va s’affaiblir. Entre-temps, cependant, le prix du gaz aura été multiplié par 10 pendant quelques mois.

Mais il n’y a pas que le gaz. Quel mécanisme explique la hausse du prix de l’électricité?

C’est le design du marché de l’électricité européen. Aux alentours des années 2000, la Commission européenne ne jure que par une doxa économique: le marché règle tout, tout le temps et pour tout le monde. Même pour l’électricité et le gaz. Le gaz et l’électricité étaient des secteurs régulés. Ils ne le sont plus. En électricité, on favorise la création d’un marché “energy only“, qui ne rémunère que l’électricité produite, pas sa garantie. En dehors de l’Europe, comme sur la côte est des Etats-Unis par exemple, on met en place un marché de capacité, dans lequel la puissance, la capacité, est également valorisée.

Les fonctionnaires européens voulaient organiser la concurrence…

Pour l’électricité, la meilleure manière d’organiser la concurrence aurait été d’appliquer le système dit de “l’acheteur unique”. Une entité unique désignée pour chaque pays achète et vend l’électricité au meilleur prix en gros, de sorte de conserver la cohérence des échanges. Mais cette idée a été balayée par l’entêtement des fonctionnaires européens. Ils portent une grande part de responsabilité.

La réforme des échanges d’électricité et de gaz basée sur le “tout au marché” est à mon sens une faillite des politiques européennes. Celui qui regarde le niveau de la technologie, des prix, de l’innovation, de l’organisation du secteur de l’électricité et du gaz autour des années 1990 par rapport à ce qu’il est devenu aujourd’hui, est terrifié.

Mais laissons une chance à l’Europe. Je comprends que les ministres de l’Energie vendredi ont pris une position volontariste qui reconnaît la nature stratégique du gaz – c’est à dire, aujourd’hui, sa dimension conflictuelle. C’est une bonne chose et je lis que la Belgique a joué un rôle certain dans cette décision. Par contre, quand on voit les réticences de la Commissaire de l’Energie, on peut craindre que l’administration de la Commission fera de grands efforts pour imposer sa vision aux politiques, comme souvent…

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Que peuvent faire les politiques?

Prenons le cas de l’électricité. Une directive de 2019 dit que le prix de l’électricité, même aux particuliers, doit être lié au prix du marché. Mais elle prévoit aussi un régime dérogatoire jusqu’en 2035, régime que la France a d’ailleurs choisi: 70% des Français sont encore alimentés par le fameux “tarif régulé”. Il faudrait que la Belgique aussi saisisse ce régime dérogatoire et décide d’un prix de l’électricité régulé, lissé, indexé. Et à côté de ce prix régulé, si certains grands clients le désirent, il faut pouvoir leur proposer un prix lié au marché.

Et on abandonne le “prix marginal”, c’est-à-dire le prix demandé pour fournir le dernier mégawatt?

Non, le fameux prix basé sur le coût marginal de la centrale marginale continuera d’exister. Mais il doit avoir comme seul objet d’optimaliser le système de production de l’Europe de l’Ouest. C’est lui qui décide le “make or buy” (je produis ou j’achète, Ndlr). Chaque producteur, à chaque instant, se dit: j’ai une centrale au gaz aux Pays-Bas. Est-ce que je la fais tourner pour alimenter mes clients ou est-ce que j’achète de l’électricité en Belgique ou en Allemagne? Le prix marginal doit continuer à exister mais uniquement pour déterminer le prix des échanges entre opérateurs, pas le prix de vente aux clients.

L'ancien patron d'Electrabel tire à boulets rouges sur la gestion du marché de l'énergie:
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C’est pourtant ce prix marginal qui s’affiche sur le marché de gros aujourd’hui?

Parce qu’on l’a décidé. Mais avant 2000, le prix marginal basé sur le coût marginal de la centrale marginale existait déjà et organisait les échanges entre opérateurs sans que quelque client que ce soit ne le sache. D’ailleurs, en 1974, le choc pétrolier avait multiplié le prix du baril par 10. Mais à l’époque, personne n’a hurlé sur l’électricité parce que nous étions encore dans un système de prix régulés, lissés, indexés.

Et les centrales étaient rentables?

Oui, il suffisait que l’ensemble de ce système de prix régulé, lissé, indexé couvre l’ensemble des coûts moyens. Et c’est ce pour quoi je plaide depuis 22 ans! J’ajouterai que si nous étions restés dans ce système régulé, nous n’aurions pas de “surprofit” aujourd’hui. Le système régulé aurait augmenté le montant de la facture de gaz, mais diminué celui de l’électricité parce que nous aurions régulé le taux de rentabilité.

Mais il n’y a pas que le design du marché. On voit par exemple que les parcs énergétiques sont très différents d’un pays à l’autre, avec le nucléaire en France, le gaz en Allemagne…

En politique énergétique, spécialement gazière et électrique, on ne peut jamais prévoir quelle technologie va prévaloir dans les 25 ans qui suivent. Et la meilleure manière de faire est donc de disposer constamment d’un parc énergétique suffisamment diversifié.

La Belgique ne s’en sort d’ailleurs pas si mal. Elle a un parc électrique relativement bien diversifié. Mais c’est vrai, chaque pays européen a été libre de réaliser son “mix”. Or, tout excès dans une technologie se paie d’une manière ou d’une autre. La France a bénéficié de son immense parc nucléaire, mais on voit aujourd’hui que dès qu’il y a un vrai problème, ce manque de diversification se retourne contre elle. L’Allemagne, de son côté, a bénéficié de son système basé sur le gaz, mais il se retourne aussi contre elle. Et aujourd’hui, même si c’est épouvantable au niveau climatique, l’Allemagne refait fonctionner ses centrales au charbon et la France l’envisage sérieusement. En énergie, la période où les paramètres économiques s’inversent est plus courte que la durée des investissements. Diversification, c’est le maître mot.

Tout était en place pour une crise annoncée.

Il faut donc décider aujourd’hui en Belgique si on veut du nucléaire dans 20 ans?

Oui, et c’est vrai pour tout. Il faut décider aujourd’hui de la manière dont le parc sera modifié demain. Si nous voulons garder une diversification équilibrée, dès qu’une technologie voit sa part diminuer, il faut construire ce qu’il faut pour la restaurer. Et il faut en outre promouvoir les technologies les moins émettrices de CO2, comme le nucléaire.

Mais on ne le fait pas…

Non. Nous sommes même loin d’avoir une décision concernant les conditions de la prolongation de deux réacteurs du parc actuel. Mais s’il y a aussi un message à faire passer, spécialement en matière environnementale, c’est que nous n’échapperons pas à la contrainte. Je ne pense pas que le marché ou la bonne volonté puissent seuls réaliser de bons objectifs collectifs. La contrainte se matérialisera peut-être par une obligation d’isoler son logement ou par l’impossibilité de faire, comme c’est encore le cas aujourd’hui, l’aller-retour Bruxelles-Palma pour 39 euros. Mais tous les grands progrès collectifs ont été réalisés sous la contrainte. L’impôt sur le revenu est un progrès extraordinaire. Désormais, nous taxons le revenu et pas la consommation, mais c’est une contrainte: tout le monde paie ses impôts. La sécurité sociale après la Seconde Guerre mondiale est en soi un grand progrès collectif, mais aussi une contrainte: nous devons payer chacun nos cotisations à l’ONSS. En politique énergétique, nous n’échapperons pas à la contrainte. Mais elle devra être démocratiquement décidée, au sein des parlements.

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