Paul Vacca

Kiev ou Kyiv: quand une lettre change tout

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Le symbole, c’est aussi ce qui incarne la vérité face à la barbarie et donne naissance, même au milieu de la tourmente, à une épopée collective.

Au départ, on aurait pu croire à une forme de snobisme de la part de certains journalistes. Dire ou écrire Kyiv au lieu de Kiev, cela aurait pu être comme dire Beijing à la place de Pékin, Mumbai au lieu de Bombay. Ou même comme il peut nous arriver de prononcer Roma en roulant le “r” à l’italienne ou London avec une pointe d’accent british. Or il s’agit de tout autre chose. Pas d’une simple question linguistique de “translitération”, à savoir d’opération consistant à substituer à chaque phonème d’une langue d’origine un graphème d’un autre système d’écriture puisque les deux appellations – Kiev ou Kyiv – dérivent toutes deux de l’alphabet cyrillique. Il s’agit en réalité d’une différence d’orthographe: celle entre l’appellation russe et l’appellation ukrainienne. Où l’on voit qu’une simple lettre change complètement la perspective sur les choses.

Cette dé-russification du nom, ce fut un des moyens pour les Ukrainiens d’affirmer leur existence en tant que peuple et en tant que culture. Un mouvement qui s’est affirmé après l’indépendance en 1991 puis amplifié avec la révolte de la place de Maïdan où déjà des banderoles exigeaient ce changement d’appellation. Le contexte actuel confère à cette différence de graphie un sens encore plus fort.

“Nomen est omen” disaient les Anciens pour donner à entendre qu’un nom est un présage. Le nom d’une ville ou d’un pays – le toponyme – est aussi et avant tout un ancrage: l’affirmation d’une identité. Car que cherche justement le maître du Kremlin dans ce conflit? Il utilise les mots – ou en occulte certains – pour laisser entendre à son peuple et au monde que l’Ukraine n’est pas un pays, mais une simple province russe. Ce qui du même coup justifie qu’il ne parle pas de “guerre” mais “d’opération militaire spéciale”. Cela confirme que les mots – ou ceux que l’on omet d’employer – sont des armes. Opter pour le “y” à la place du “e”, c’est mettre un grain de sable dans le récit huilé de Moscou, une façon de refuser cette narration. C’est donc bien aussi une arme, mais de défense.

La première façon d’apporter un soutien aux Ukrainiens consiste donc à adopter l’appellation de Kyiv et elle seule. Car en disant et en écrivant Kyiv, on prend acte de l’existence de cette culture, de la légitimité de la résistance, de même que l’on témoigne qu’il s’agit vraiment d’une agression d’un pays envers un autre, ce que l’on appelle une guerre. Bien sûr, d’aucuns pourront trouver cela purement symbolique, donc dérisoire. Dire et écrire Kyiv n’empêche évidemment pas les bombes de tomber, ni les chars russes d’envahir les villes ; cela ne ravitaille pas les populations en vivres ni en eau… En effet, c’est symbolique, mais cela n’est pas dérisoire pour autant. Le symbole, même au milieu du chaos, c’est une arme pour le moral des Ukrainiens ; le ferment pour l’émotion patriotique et la fierté civique même au milieu des décombres. Le symbole, c’est aussi ce qui incarne la vérité face à la barbarie et donne naissance, même au milieu de la tourmente, à une épopée collective. Parler de Kiyv revient à donner corps à cette épopée collective qui mérite d’être vécue (au point que certains sont prêts aujourd’hui à mourir pour elle).

Ironie de l’Histoire, c’est peut-être un auteur russe qui parle le mieux de cette force du symbole sur le champ de bataille. Dans La Guerre et La Paix, Tolstoï fait dire au prince Andrei Bolkonsky à la veille d’un combat qu’il doit livrer que “le succès ne dépend jamais de la position, de l’équipement, ni même du nombre”. “Mais de quoi dépend-il, alors?” lui demande-t-on. “Du sentiment qui est en moi et en chaque soldat.”

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