Jean-Claude Marcourt: “La transition écologique ne se fera pas contre les acquis sociaux”

© CHRISTOPHE KETELS (BELGAIMAGE)

Il a piloté le Plan Marshall pendant plus de 10 ans. Et il aimerait bien revenir au gouvernement wallon, si possible à la présidence, après les élections du 26 mai. Jean-Claude Marcourt se confie avec des accents très verts.

Le ministre de l’Enseignement supérieur nous reçoit un jeudi. Un jour de manifestation estudiantine pour le climat. Ça tombe bien, il avait fort envie de nous parler du climat et de la transition écologique. Plus que du Plan Marshall qu’il a longtemps incarné. Une manière, pour Jean-Claude Marcourt, à la fois d’éviter d’apparaître comme un homme du passé et de développer la vision transversale qui sied à un candidat ministre-président. Enfin, c’est comme cela que nous l’avons ressenti, même si l’intéressé dément évidemment toute ” ambition personnelle ” trop prégnante.

TRENDS-TENDANCES. Vous avez déclaré être disponible pour la présidence du prochain gouvernement wallon. Le couronnement d’une belle carrière ?

JEAN-CLAUDE MARCOURT. Non. L’objectif que je porte est de transformer la Wallonie, afin de lui rendre la place qu’elle mérite. Et surtout de donner à la population qui y vit l’espoir d’un avenir meilleur. Cette volonté-là est bien plus prégnante qu’une ambition personnelle. Nous avons montré, avec plusieurs gouvernements successifs, que l’on pouvait modifier profondément l’assise économique de la Wallonie, sans renier pour autant les secteurs traditionnels. Nous avons entamé la modernisation du tissu économique, en intégrant la nécessaire transition écologique et l’amélioration de la qualité de vie des habitants. C’est cette vision-là que je porte.

Il faut relancer l’ascenseur social. On ne peut pas continuer à avoir 15% des jeunes qui sortent de l’enseignement sans diplôme.

Ça, c’est le Plan Marshall. Cela vous a-t-il blessé qu’il soit balayé avec l’arrivée du gouvernement de Willy Borsus ?

Ce qui fait mal, c’est de constater qu’ils ont tiré la prise de toutes les initiatives de soutien à l’économie. Les présidents de pôle de compétitivité ont marqué leur désappointement, je dirais même leur inquiétude, face aux volontés de réforme de l’actuel gouvernement.

Mais les pôles, c’est une des rares choses auxquelles on n’a pas touché…

Eh bien, demandez-leur ! Il y a une incompréhension totale dans le chef du gouvernement de la nécessaire transformation de l’économie wallonne et des moyens pour y arriver. L’économiste Bruno Colmant, qui n’a rien d’un socialiste, a bien expliqué que la modernisation de la Région passait par cet équilibre entre l’initiative privée et le soutien public. Nous en avions fait un cercle vertueux. Que vois-je aujourd’hui ? Une volonté de centralisme et d’interventionnisme qui, sincèrement, me heurte. Comme si quelques ministres réunis à l’Elysette détenaient la vérité révélée. Le Plan Marshall, c’était l’inverse. C’était la volonté de mobiliser l’ensemble des forces, qu’elles soient sociales, économiques, culturelles ou autres, autour d’un projet commun pour ancrer la Wallonie dans le 21e siècle.

Profil

62 ans, diplômé en droit (ULiège).

Chef de cabinet de plusieurs ministres socialistes de 1992 à 2004.

Ministre de l’Economie wallonne de 2004 à 2017.

Ministre de l’Enseignement supérieur francophone depuis 2009.

Regardez les chiffres depuis 2004 : que l’on prenne comme indicateur le PIB, la création d’emplois ou le revenu disponible par habitant, jamais la Wallonie ne rattrape la Flandre. Au mieux, elle stabilise l’écart. N’était-il pas temps, dès lors, d’infléchir les stratégies ?

Mais cessez de comparer la Wallonie à la Flandre, l’une des régions les plus prospères d’Europe et je m’en réjouis. Comparez plutôt la Wallonie aux autres régions de traditions industrielles et vous verrez que, oui, nos performances sont parmi les meilleures. Notamment parce que nous disposons de plus de leviers économiques. Si les politiques économiques avaient pu être régionalisées en 1960, nous aurions avancé beaucoup plus vite.

La loi de financement oblige à comparer les Régions entre elles, car les dotations d’impôt sur le revenu sont réparties en fonction du rendement de l’impôt dans chaque Région. Et depuis 2015, cette clé fiscale évolue à l’avantage de la Flandre…

La Wallonie doit améliorer ses performances pour elle-même, pour créer plus de richesse. Notre économie est encore fragile. Quand elle subit des chocs comme le départ de Caterpillar ou la fermeture de la phase à chaud à Liège, elle le ressent plus durement que la Flandre avec Ford Genk. L’acier, c’était un gros client du port de Liège. Je constate que, malgré la fermeture de la phase à chaud, le port a connu sa meilleure année en 2019. Cela nous montre que les choses évoluent, à la fois économiquement – d’autres usines produisent d’autres marchandises à transporter – mais aussi socialement, avec un recours accru à la voie d’eau plutôt qu’à la route. A l’heure où tout le monde parle des enjeux climatiques, ce n’est pas négligeable !

Et donc pour vous, tout allait bien et si vous revenez au gouvernement wallon, ce sera pour reprendre les politiques qui étaient menées jusqu’en 2017. Est-ce bien cela ?

Mais non évidemment, il ne faut pas revenir en arrière ou regarder le passé. Le Plan Marshall a été lancé en 2005 et dois-je vous rappeler que nous l’avions déjà plusieurs fois adapté aux évolutions et aux besoins ? J’avais lancé aussi Creative Wallonia, car la créativité est vraiment au coeur de tout le dispositif, c’est de là que tout viendra. Je constate que mon successeur l’a soigneusement foutu en l’air.

Par ailleurs, nous devons renforcer la capacité des citoyens à prendre leur vie en mains, ce qui passe par l’école. Je suis heureux d’avoir pu mener à terme la réforme de la formation initiale des maîtres, elle va renforcer le bagage des enseignants et leur permettre de mieux assurer leur mission dans un monde qui change ; et dès lors, les élèves bénéficieront d’une meilleure formation, d’un meilleur encadrement.

On vous parle de politique économique, vous nous répondez ” enseignement “. Faut-il, selon vous, intégrer l’école dans les politiques économiques régionales ?

Améliorer la qualité de notre enseignement et le rendre moins inégalitaire, c’est fondamental pour la Wallonie. Il faut relancer l’ascenseur social. On ne peut pas continuer à avoir 15% des jeunes qui sortent de l’enseignement sans diplôme, on ne peut pas continuer à avoir si peu d’élèves qui s’orientent vers les métiers techniques et les filières scientifiques. Quand je vois l’enthousiasme des jeunes qui vont à Technifutur ( centre de compétences, auquel sont associés les partenaires sociaux, Ndlr), je ne comprends pas pourquoi le gouvernement a réduit les moyens pour y accueillir des écoles. Les jeunes qui vont dans ces centres de compétences en ressortent transformés, ils ont travaillé dans un environnement professionnel, avec des équipements modernes. C’est un accélérateur de maturité. Cela donne le goût de s’orienter vers ces secteurs. Il faut mieux articuler ces centres de compétences avec l’enseignement obligatoire et permettre à tous les jeunes de pouvoir se frotter aux métiers techniques.

Notre architecture institutionnelle étant ce qu’elle est, une question s’impose : faut-il régionaliser l’enseignement, pour que la Wallonie, comme Bruxelles, ait vraiment en main les leviers essentiels de son redéploiement économique ?

Il est évident que, si nous partions d’une page blanche, nous ne dessinerions pas le paysage institutionnel belge tel qu’il est aujourd’hui. Vous connaissez mes convictions sur cette question. Mais quand on voit les urgences sociales et climatiques, la population ne comprendrait pas que nous passions des semaines à nous disputer sur une réforme institutionnelle. Il faut apporter des réponses fortes à ces urgences, la manière dont on consomme la planète et dont on la pollue est tout à fait inacceptable. Cette mobilisation des jeunes, l’affirmation d’une conscience politique chez eux est salvatrice pour notre société.

Jean-Claude Marcourt:
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Revenons à l’économie et aux enjeux climatiques. La Wallonie dispose-t-elle d’atouts suffisants pour transformer ces enjeux en opportunités économiques ?

Oui. D’abord, la densité de population est moins forte que dans d’autres régions, cela doit nous aider à maîtriser certains dégâts environnementaux. Et puis nous avons mis en place des outils pour aider à la transition énergétique. Chaque entreprise doit faire l’état des lieux de son empreinte écologique et nous, pouvoirs publics, nous devons les accompagner dans ce travail. A terme, cela améliorera d’ailleurs la rentabilité de nos entreprises. Le nouveau président de l’Union wallonne des entreprises, Jacques Crahay, s’inscrit dans ce schéma-là et je m’en réjouis.

C’est un peu du “wishfull thinking”, non ?

Si certains pensent qu’on peut se contenter de discours incantatoires, ils se trompent. La demande de la population est forte, les comportements évoluent. On a dit pendant des années qu’il était impossible de se déplacer à vélo à Bruxelles à cause des dénivelés. Et regardez aujourd’hui le nombre de vélos dans la ville… On croyait impossible de se passer de sacs plastiques à usage unique, la Wallonie l’a fait et cela n’a créé aucun problème. La population s’est approprié une série d’éléments et il faut aujourd’hui amplifier cette volonté. Pas n’importe comment, bien entendu. La transition écologique ne doit pas se faire contre les acquis sociaux. Au contraire : plus vous donnerez du pouvoir d’achat aux gens, plus ils pourront être attentifs à la diminution de leur empreinte écologique.

Vous aurez par ailleurs noté que j’ai parlé d’aides et d’accompagnement, pas de pénalisations. Je ne crois pas que nous répondrons aux défis climatiques par des taxes écologiques. On l’a vu avec les gilets jaunes, quand on augmente les taxes sur le carburant, on touche d’abord ceux qui n’ont pas d’autres moyens pour aller travailler que de prendre leur voiture.

Comment parvenir, alors, à faire évoluer certains comportements polluants ?

Par plus de justice fiscale, afin de rendre du pouvoir d’achat à celles et ceux qui en ont le plus besoin. La globalisation des revenus est certainement un élément qui devrait faire partie de la solution.

A propos de fiscalité, depuis la sixième réforme de l’Etat, la Wallonie dispose de compétences élargies en matière d’impôt des personnes physiques. Aimeriez-vous conduire une réforme fiscale wallonne en ce domaine ?

La priorité, c’est la soutenabilité des finances publiques. Nous devrons faire face au démantèlement progressif d’une partie des mécanismes de solidarité entre les différentes composantes de l’Etat belge. Et dans ce contexte, il faudra continuer à soutenir le développement de notre économie, en finançant les entreprises et la recherche, et tout le tissu non marchand qui apporte une valeur essentielle à notre société. Si, quand on assure tout cela, il reste des moyens disponibles, alors on peut envisager une réforme des additionnels à l’impôt des personnes physiques. Mais ce n’est pas la priorité. Je préfère que les moyens soient affectés pour réussir la transition écologique sans lever de nouvelles taxes, mais en améliorant l’offre de transports en commun, en freinant l’étalement de l’habitat, etc.

Plutôt que de parler de norme salariale, rendons de la liberté de négociation aux interlocuteurs sociaux.

Vous insistez beaucoup sur le pouvoir d’achat et la transformation écologique de notre économie. Etes-vous heureux de l’arrivée d’Alibaba à Liège ? Cela correspond-il à votre modèle d’entreprise ?

C’est une excellente question. Mais soyons clair : si Liege Airport n’avait pas accepté Alibaba, un autre aéroport européen l’aurait fait.

Avec un tel raisonnement, on finit par accepter beaucoup de choses…

Non, on n’accepte pas ” beaucoup de choses “. Mais il faut être cohérent. Quand vous développez un aéroport dédié principalement au fret, il faut assumer. L’économie belge repose sur l’exportation et donc sur les échanges internationaux. Cela n’empêche pas de plaider par ailleurs pour des modifications du commerce international. Ou, sur un autre plan, de la production agricole. Faut-il une agriculture raisonnée ? Oui. L’agriculteur n’est pas qu’un producteur, il est aussi quelqu’un qui participe à l’aménagement du territoire et à la protection du biotope. Les agriculteurs devraient même bénéficier d’un support des Etats pour ce rôle essentiel de préservation de notre cadre de vie. En attendant, c’est vrai que des producteurs wallons vont maintenant exporter des poires vers le Mexique. Notamment parce qu’ils ne peuvent plus exporter vers la Russie en raison d’un embargo. Nous n’allons pas résoudre tous les problèmes du monde au départ de la Wallonie. Nous essayons de faire évoluer les règles mais, tant qu’elles n’évoluent pas, il faut assurer le bien-être de nos citoyens.

Climat et énergie sont étroitement liés. Le prix de l’énergie est souvent pointé par les représentants patronaux comme l’un des handicaps de la Wallonie. Comment le résoudre ?

Les entreprises ont raison. Nous avions mis en place, juste avant le changement de gouvernement, la mesure ” Carbone leakage ” ( une aide, validée par l’Europe, pour compenser la perte de compétitivité par rapport aux entreprises internationales qui n’ont pas été soumises à l’échange de quotas d’émissions européens, Ndlr). Il faut accompagner les entreprises dans la réalisation de bilans énergétiques. Beaucoup pourraient réduire leur consommation, avec des mesures appropriées.

Le prix de l’énergie, c’est aussi les surcoûts sur la facture : seul un tiers du prix revient au producteur…

C’est vrai, de nombreuses surcharges ont été ajoutées au fil des ans et cela pèse sur la compétitivité. Ce n’est pas un problème simple à résoudre, car ces recettes financent aussi des services publics. Quand je vois néanmoins tous les cadeaux aux entreprises octroyés par le gouvernement actuel, je me dis qu’il y a de la marge. Surtout que ces cadeaux ne contribuent pas à améliorer le fonctionnement de l’économie.

La création de plus de 200.000 emplois, ce n’est pas rien…

Mais c’est proportionnellement moins que dans les pays voisins. Notre croissance économique est moins bonne aussi. La politique économique du gouvernement Michel est une hérésie, il a juste voulu faire plaisir aux grands patrons flamands.

Diriez-vous dès lors, comme le président de la FGTB Robert Vertenueil, que les entreprises sont des assistées sociales ?

Je ne dis pas cela. Je considère que l’Etat a un rôle fondamental à jouer en accompagnant les entreprises, je me distingue en cela des libéraux qui croient dans le marché de manière inconsciente. Ce que dit simplement la FGTB, c’est que la proposition de progression des salaires qui a été mise sur la table est indécente. La part des salaires dans le PIB n’arrête pas de diminuer, il est temps de revaloriser le pouvoir d’achat des travailleurs. Regardons ailleurs. Les Etats-Unis sont un pays pragmatique, généralement. Je vois que la ville de Seattle a relevé le salaire minimum, que l’Illinois suit et que cela ne semble pas avoir d’impact négatif sur la compétitivité.

Vous citez des exemples au niveau d’une ville et d’un Etat. Faudrait-il, comme le suggère la Banque nationale, décentraliser les négociations salariales belgo-belges ?

Il faut bien entendu revoir la loi de 1996 et sortir de ce carcan. Plutôt que de parler de norme, rendons de la liberté de négociation aux interlocuteurs sociaux. Cela m’amuse d’entendre la Banque nationale tenir un discours qui, s’il était porté par un régionaliste, serait catalogué comme ” un repli sur soi “. Le problème, c’est ce carcan de négociation, pas le niveau de pouvoir. Il y a des négociations interprofessionnelles fédérales et c’est très bien ainsi, car les salaires financent la sécurité sociale, la solidarité entre les Belges, le principal ciment de notre société. Mais cela n’empêche pas les négociations sectorielles ou par entreprise et je rappelle enfin que nous avons parfois des conventions collectives de travail sur des Régions. La Belgique a inventé un mécanisme de négociation des salaires qui est probablement le plus pragmatique au monde, utilisons-le au mieux. Sans ce carcan inutile et en rendant leur responsabilité aux interlocuteurs sociaux.

“Je me souviendrai longtemps de juin 2017…”

Depuis que vous êtes ministre, vous avez toujours eu le cdH comme partenaire. Serait-ce toujours votre partenaire privilégié après le 26 mai ?

Je me souviendrai longtemps de ce mois de juin 2017. Il y a eu une rupture de contrat, nous ne l’oublions pas. Mais il faut vivre avec. Les citoyens attendent que nous réglions les défis urgents dont j’ai parlé, pas que nous mettions en avant les questions d’ego et de frustration.

Pour répondre à ces défis, le PTB est-il un partenaire fréquentable pour vous ?

Je suis choqué que certains essaient de mettre l’extrême droite et le PTB sur un même plan. Le PTB ne remet pas en cause les droits individuels, il ne stigmatise pas les gens selon leurs origines ou leur religion. Pour en venir à votre question, le PTB y a déjà répondu en déclinant toutes les propositions de monter dans des majorités communales en Wallonie et à Bruxelles. Ils suivent une stratégie anti-PS et non de collaboration avec nous. Ils préfèrent attendre le jour où ils auront une majorité absolue pour participer au pouvoir, c’est leur droit le plus strict. Je considère, moi, que l’urgence sociale doit plutôt nous pousser à essayer d’infléchir le cours des choses dès le 27 mai.

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