Habituellement, les multiples interventions de l’Etat dans la vie des gens et les nombreuses interdictions qu’il édicte sont expliquées par lui par la nécessité de protéger certaines personnes contre les agissements des autres.
En quelque sorte, il part de l’idée que, comme le disait Hobbes, ” l’homme est un loup pour l’homme ” et qu’il revient à ceux qui exercent le pouvoir de protéger ceux qui leur paraissent être les victimes. Mais il arrive de plus en plus souvent que des comportements soient interdits, non pas parce qu’ils pourraient nuire aux autres, mais même lorsque leur seule victime pourrait être celui même qui les commet.
Les exemples sont nombreux, à tout le moins depuis que le Code de la route oblige les motocyclistes à porter un casque, et, plus tard, les automobilistes à porter une ceinture de sécurité. Dans les deux cas, il est clair que la loi ne vise qu’à protéger les personnes contre elles-mêmes. Il s’agit, dans les deux cas, de mesures de protection, dont l’efficacité n’est pas réellement discutable. Il est évident qu’un motocycliste portant un casque court moins de risques de mourir ou d’être blessé lors d’un accident que s’il n’en porte pas. Dans l’immense majorité des cas, la ceinture de sécurité a aussi cet effet protecteur. Mais cela ne résout pas le problème de principe : est-il justifié de prononcer des amendes à l’égard de personnes qui ne causent aucun trouble aux autres et prennent seulement un risque dont elles seraient les uniques victimes possibles ?
On a parfois cherché à invoquer le prétexte que des accidents pourraient coûter cher à la sécurité sociale. Les cyniques pourraient répondre qu’en cas de décès, ce n’est assurément pas le cas puisque cet événement met fin à toute obligation de payer les pensions. Mais, là encore, ce n’est pas là que réside la question. Affirmer que l’on peut interdire tout comportement impliquant un risque, simplement parce qu’il pourrait impliquer un coût pour l’Etat, revient à faire de la sécurité sociale un système liberticide, qui permettrait au pouvoir d’interdire de multiples comportements, simplement parce qu’ils comportent un risque de coût pour les pouvoirs publics. Le régime alimentaire de chacun pourrait, par exemple, être ainsi rendu obligatoire pour des raisons de santé. Ce dernier exemple n’est pas aussi absurde qu’il pourrait paraître, puisqu’aujourd’hui, on envisage de plus en plus des mesures empêchant les fabricants de produits alimentaires d’intégrer des quantités de sucre, de sel ou d’autres substances, pour des motifs de santé publique. Cela veut dire que déjà aujourd’hui, l’Etat prétend s’immiscer dans ce que chacun boit ou mange.
On voit donc ici que la question de savoir si l’Etat peut nous obliger à respecter des règles qui ne visent à protéger que notre vie ou notre santé, est particulièrement importante sur le plan des principes. Elle l’est d’abord parce qu’elle laisse entendre que nos élus et les fonctionnaires qui travaillent sur leurs instructions sont a priori des gens plus compétents que nous-mêmes pour savoir ce que nous devons faire, pour notre sécurité ou notre santé. Mais même au-delà de cette question, il faut se demander si, même lorsque l’efficacité des mesures éditées est incontestable, il est légitime d’obliger les personnes à adopter un comportement choisi par l’Etat, simplement parce qu’il comporte moins de risques.
Si l’on veut éviter que nos gouvernants fassent tous les choix pour nous, continuent à multiplier les interdictions et les obligations, il faut répondre, sur le plan des principes, que le rôle de l’Etat ne doit jamais être d’entraver la volonté individuelle lorsque celle-ci ne compromet aucun droit d’autres personnes. Cela veut dire qu’aucune sanction ne devrait exister contre ceux qui font le choix, délibéré ou irrationnel, de se mettre eux-mêmes en danger, sur le court ou le long terme, parce que leur vie leur appartient. C’est notamment pour cela qu’il faut cesser d’interdire la consommation de toutes substances, en ce compris des stupéfiants, par des personnes majeures. Elles commettent sans doute l’erreur de faire un mauvais choix ou de se laisser aller à une dépendance, mais cela fait partie de leur liberté, même si cela, parfois, compromet leur intégrité physique.
L’Etat ne doit être ni un père, ni une mère et les citoyens doivent être pleinement maîtres de leur corps. Comme le disait Benjamin Constant, il est grand temps que l’Etat se contente d’être juste ; nous pouvons nous charger nous-mêmes d’être heureux.