Immobilier, pensions… Pourquoi n’ose-t-on pas nous dire la vérité ?

Mark Eyskens et Roland Gillet. Une même manière de voir les maux de l'Europe et les dysfonctionnements de nos démocraties. © Belga Image/Christophe Ketels

Qu’est-ce qui a fait surgir la vague populiste actuelle ? Le manque de grandes idées politiques pour faire rêver les électeurs ? Sans doute. Mais aussi de fausses promesses faites aux citoyens, ajoutent l’ancien Premier ministre Mark Eyskens et le professeur de finance Roland Gillet. Entretien.

Ce n’est pas la première fois qu’ils interviennent ensemble. Mark Eyskens, ministre d’Etat, membre de nombreux gouvernements et ancien Premier ministre en 1981, et Roland Gillet, professeur de finance à la Sorbonne et à l’ULB (Solvay), ont des expériences différentes mais des convictions qui se rejoignent sur bien des points. Ils avaient déjà, voici quelque temps, fait part de leurs inquiétudes sur les maux de l’Europe et de la nécessité de réagir pour éviter des mouvements sociaux violents. Le duo reprend la parole aujourd’hui.

Ce qui les pousse à réagir ? Les événements, répond Marc Eyskens. ” Nous avons connu de sérieuses secousses : le Brexit en Europe, l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. Il y a une grande inquiétude en ce qui concerne le contrôle des armes de destruction massive, avec le problème de la Corée du Nord. La Première Guerre mondiale a débuté par un coup de pistolet à Sarajevo. La dissémination de ce type d’armes – et je songe plus particulièrement aux armes biologiques – dans les organisations terroristes constitue également un grand danger. ”

Risques politiques donc, mais aussi financiers, note Roland Gillet. Les banques des pays du Sud de l’Europe continuent de poser problème. En Espagne, Banco Popular a été reprise in extremis par Santander, et en Italie, où les banques font face à près de 400 milliards d’euros de créances douteuses, plusieurs établissements régionaux ont dû être renfloués par l’Etat. ” Mais il existe aussi des bonnes nouvelles, ajoute Roland Gillet. Le reflux des touristes cet été vers l’Espagne, le Portugal et la Grèce a donné à ces économies un ballon d’oxygène. Et l’élection d’Emmanuel Macron en France et la réélection d’Angela Merkel en Allemagne peuvent constituer une véritable opportunité pour l’Europe. ”

” Macron et Merkel sont en effet une source d’espoir, abonde Mark Eyskens. Ils pourraient relancer l’Europe. Mais il ne suffit pas de dire : il faut davantage d’Europe. Il faut aussi une autre Europe qui contrebalance le départ des Britanniques. ”

Une Europe trop bon marché

” Le Brexit va contre la marche de l’histoire, déplore l’ancien Premier ministre. Car de nombreux problèmes ne peuvent être résolus que par une coopération internationale. Ainsi, poursuit-il, il est temps d’européaniser une série de grandes dépenses : défense, climat et politique de l’environnement, sécurité, immigration, certains projets de recherche scientifique… “. Ce qui suppose un vrai budget européen. ” L’Europe est trop bon marché, poursuit Mark Eyskens. Elle ne coûte que 1 % du PIB européen. Aux Etats-Unis le budget fédéral représente 27 % du PIB. Un budget européen normal devrait représenter 10 ou 15 % du PIB. ”

Un vrai budget, donc, mais aussi une meilleure gouvernance. ” Il faut faire du Parlement européen un véritable parlement, doté d’un pouvoir budgétaire et fiscal, avance Mark Eyskens. Les dépenses nationales pourraient alors être réduites, la pression fiscale nationale abaissée et nos gouvernements nationaux pourraient redevenir populaires. Mais cela demande un énorme transfert de souveraineté et j’imagine que plusieurs pays ne vont pas suivre immédiatement. ”

La meilleure solution serait de maintenir des relations profondes avec le Royaume-Uni au travers de l’Espace économique européen.” Mark Eyskens

” Nous avons également besoin d’un vrai gouvernement européen avec à sa tête une personne élue au suffrage direct par tous les Européens, ajoute Roland Gillet. Il manque quelqu’un qui siffle la fin de la récréation. Souvent, aux Etats-Unis on me demande : qui dois-je appeler en Europe ? Le Président de la Commission ? Le Président du Conseil ? Madame Merkel afin de gagner du temps ? “. Qui remplirait ce rôle de Premier ministre de l’Europe ? ” Mme Merkel me semble être quelqu’un capable de mettre l’intérêt européen au premier plan, estime Roland Gillet. Lorsqu’elle a vu les Espagnols sortir de la crise plus vite que ce que l’on pensait, elle les a félicités et a indiqué que si elle devait élire le responsable de l’Eurogroupe, elle choisirait Luis de Guindos (ministre espagnol de l’Economie et des Finances), car un tel gestionnaire est certainement capable de bien gérer l’argent allemand. ”

L’urgence est aussi de régler le Brexit. ” Il existe toujours un blocage sur plusieurs points, constate Mark Eyskens : le montant de la facture, le sort réservé aux Européens au Royaume-Uni, les frontières (avec l’Irlande du Nord et l’Ecosse qui ont voté majoritairement pour rester dans l’Union européenne), la période de transition, la compétence de la Cour européenne de justice que les Britanniques ne reconnaissent plus. ”

Brexit : lemodèle norvégien

” Pour éviter une rupture brutale, la meilleure solution serait de maintenir des relations profondes avec le Royaume-Uni au travers de l’Espace économique européen, qui comprend les pays de l’Union européenne ainsi que l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège “, avance le ministre d’Etat. Londres et Bruxelles pourraient s’inspirer du modèle norvégien pour réinventer leurs relations futures. ” La Norvège est membre d’une union douanière et même d’un marché intégré en échange de certaines obligations, explique Mark Eyskens. Elle verse une contribution, modique, au budget européen. L’Espace économique européen offre aussi une solution originale au problème de la Cour de justice car il a mis en place un mécanisme conjoint, composé de juges européens et de juges du pays qui n’appartient pas à l’Union. On pourrait envisager un mécanisme similaire avec les Britanniques. ”

Pourquoi nos démocraties dysfonctionnent

Renforcer l’Europe ? La tendance actuelle serait plutôt au repli sur soi et au populisme, non ? ” Nous assistons en effet au dysfonctionnement de nos démocraties, déplore Mark Eyskens. Le Brexit n’a été approuvé que par 36 % des électeurs britanniques. Donald Trump n’a été élu que par 26 % des électeurs potentiels américains. Que pensent les abstentionnistes ? En outre, pour se rendre populaires, les hommes politiques sont tentés de dire ce qui plaît aux citoyens et non pas ce dont ceux-ci ont besoin. J’entends Bart De Wever dire que la N-VA veut toujours l’indépendance de la Flandre. Idem en Catalogne. Le nationalisme est un plat qui continue à plaire. Vous vous souvenez de ce slogan en Flandre : wat we zelf doen doen wij beter, ce que nous faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux ?” Un sophisme total, réagit Mark Eyskens. Au contraire, dit-il : ” ce que nous faisons avec les autres, nous le faisons mieux “.

Sur le plan économique aussi, les hommes politiques n’osent pas dire certaines vérités, ajoute Roland Gillet : ” Dans ma carrière je n’aurais jamais pensé devoir m’intéresser à l’immobilier résidentiel, dit-il. Mais dans le monde entier – à l’exception des très, très riches – l’immobilier résidentiel représente plus de 50 % du patrimoine total d’une personne à tout moment de sa vie “.

Or, l’immobilier résidentiel n’est pas un grand fleuve tranquille. ” Nous avons assisté aux subprimes aux Etats-Unis et à la crise immobilière dans des pays comme l’Espagne. Les Pays-Bas ont sauvé SNS Real en devant injecter 11 milliards… davantage que pour sauver Fortis ! La Chine s’apprête à vivre de nouvelles turbulences. En Autriche, les banques ont octroyé des crédits immobiliers dans les pays voisins d’Europe centrale qui posent problème. L’Etat autrichien a dû prendre une ‘participation stratégique’ dans les quatre grandes banques du pays. En Belgique, nous n’avons certes pas de crise mais la Banque nationale regarde néanmoins ce marché de très près. ”

Les politiques ne veulent cependant pas briser le rêve du citoyen à qui on a promis qu’il allait être propriétaire. ” Mais être propriétaire, c’est un luxe ! affirme Roland Gillet. En Belgique, si vous achetez du neuf, vous payez 21 % de TVA et 3 % au moins au notaire, soit 24 %. Vous connaissez beaucoup de biens coûtant plus de 100.000 euros pour lesquels vous êtes d’accord de jeter 24 % par les fenêtres ? De plus, on est en train de vendre des crédits hypothécaires sur 20 ans à des jeunes ménages dont on sait qu’en moyenne, ils se sépareront après sept ans. En outre, le bien construit aujourd’hui, en raison des changements de normes (efficacité énergétique, etc.) qui devraient advenir, pourrait ne plus valoir grand-chose dans 20 ans. Affirmer qu’être propriétaire de son logement, c’est se constituer une épargne à long terme, c’est dangereux. Chacun devrait être libre de sa décision : louer ou acheter. Mais aujourd’hui, on n’ose même pas dire aux gens de faire attention. Au contraire, le secteur bénéficie d’incitants fiscaux. ”

Les gens qui sont vraiment courageux sont ceux qui n’empruntent pas et mettent leur propre argent dans leur entreprise. Ce sont eux qui devraient bénéficier d’un incitant.” Roland Gillet

Autre sujet tabou : les pensions, embraye Mark Eyskens. ” Comment les financer, avec un modèle basé sur la répartition (les actifs d’aujourd’hui paient les retraités d’aujourd’hui), alors que nous sommes confrontés à la fois à un vieillissement de la population et à un manque de jeunes ? “, s’interroge-t-il. Qui va donc financer les futures retraites ? ” L’endettement public de la Belgique est de 106 % du PIB. Si vous englobez l’endettement privé, nous sommes à plus de 200 % “, rappelle Mark Eyskens.

Plus généralement encore, le discours ambiant voulant pousser les banques à faire encore davantage de crédits à l’économie réelle (crédits immobiliers, mais aussi crédits aux entreprises) afin de sortir de la crise est dangereux, estime Roland Gillet : ” On ne nous dit pas ‘surendettez-vous’, mais en réalité, c’est le cas : lorsque l’on est endetté et que l’on emprunte encore davantage, on se surendette. Et l’on fragilise le système “. Certes, on a mis en place en Europe un mécanisme de résolution bancaire pour éviter que les contribuables ne doivent encore payer, comme en 2008. ” Mais ces mécanismes n’ont pas encore été testés “, souligne Roland Gillet qui renvoie à la manière dont les récents sauvetages bancaires en Espagne et en Italie ont été réalisés.

Soyons créatifs

Plutôt que de soutenir fiscalement l’endettement des entreprises en favorisant la déductibilité des charges d’intérêt, on devrait faire l’inverse et favoriser les fonds propres. ” Les gens pensent que parce que les taux sont bas, leur projet d’investissement sera rentable. Mais non. Un projet d’investissement est rentable ou non indépendamment de ses conditions de financement, observe-t-il. Les gens qui sont vraiment courageux sont ceux qui n’empruntent pas et mettent leur propre argent dans leurs entreprises. Ce sont eux qui devraient bénéficier d’un incitant. Ayons alors le courage de dire que, pendant 10 ans, à condition qu’ils ne distribuent pas de dividendes, ces entrepreneurs ne paieront pas l’impôt des sociétés. Vous auriez alors des sociétés plus solides. ”

” Grâce, notamment, à la politique monétaire de la Banque centrale européenne, il y a beaucoup d’argent dans l’économie, ajoute Mark Eyskens. Ce qui manque, ce sont les projets d’investissement. ” Et aussi sans doute, une meilleure utilisation des deniers publics. ” Je prends un exemple : la gare de Liège. Fallait-il construire cette cathédrale dans le désert ? interroge Roland Gillet. Ne valait-il pas mieux utiliser cet argent pour moderniser les trains ou développer des activités pérennes, aider au développement d’entreprises via la SRIW ou la Sowalfin ? ”

” Il y a donc d’énormes dossiers à résoudre et cela devrait nous inciter à être créatifs “, conclut Mark Eyskens. Et nous en avons les moyens : ” Depuis les années 1960, nous avons quadruplé le niveau de vie moyen, le mur de Berlin s’est effondré, nous avons créé l’euro… “. A nous donc d’inventer le futur, sans nous voiler la face sur le présent.

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