Bruno Colmant
Il y a presque 50 ans, les dimanches sans voiture
C’était l’année 1973. Smoke on the water avait consacré Deep Purple et Pink Floyd enregistrait Dark side of the moon. Pompidou était président et Nixon devrait démissionner dans la honte du Watergate. Un 11 septembre, déjà, le président chilien Allende venait d’être fauché par le putsch de la junte de Pinochet. En Grèce, en revanche, le sinistre régime des colonels était renversé.
Israël, attaquée pendant le Yom Kippour, venait de remporter une victoire foudroyante sur l’Égypte et la Syrie. Cette guerre déclencherait la hausse des prix énergétiques. En décembre de cette année-là, les six pays membres de l’OPEP décidaient d’augmenter le prix du baril de brut, qui passa brutalement de 3 à 5 dollars. La décennie connaîtrait une flambée du prix du carburant en deux étapes, qu’on retiendra comme les deux crises du pétrole.
C’est en novembre 1973 que Willy Claes, alors ministre des Affaires économiques, décida des dimanches sans voiture. La vitesse sur les autoroutes fut par ailleurs plafonnée à 100 km/h. La mesure était censée faire économiser 2 millions de litres d’essence. Cette mesure symbolique, voire anecdotique mais politiquement habile, atteignit-elle jamais son objectif ? Cela n’eut aucune importance, ces dimanches sans voiture ramenant d’abord à l’indolence candide des années septante.
Malgré les chocs énergétiques, nul ne comprit vraiment, à l’époque, que le centre de gravité de la puissance économique migrait lentement vers l’est du planisphère. Ce serait d’abord vers le Moyen-Orient avant d’atteindre, trente ans plus tard, la Chine.
Nos gouvernants ne comprirent rien. Ce fut une décennie d’effarement. Pourtant, certains économistes commençaient à s’inquiéter. Le système monétaire patiemment construit après la seconde guerre mondiale avait flanché. Nixon avait décidé de libérer le dollar de sa convertibilité en or. La devise américaine deviendrait une monnaie flottante, plombée par une dépréciation structurelle. Les trente années de quiétude planique étaient révolues.
Personne n’avait imaginé que le défi énergétique prendrait une telle envergure. Enfin, presque personne. Un économiste français, René Dumont, commençait à faire entendre sa voix. Auteur de plusieurs ouvrages majeurs et candidat à l’élection présidentielle qui suivrait le décès de Pompidou, l’homme avait appréhendé les grands défis énergétiques. C’est Dumont qui, le premier, en prophète désespéré, expliqua les conséquences de ce qui ne s’appelait pas encore la mondialisation, en postulant les bienfaits du développement durable.
Quarante ans après la première crise énergétique, la crise énergétique nous fait face à nouveau. C’est une crise qui annonce également une nouvelle géographie politique et une reconfiguration des flux énergétiques avec, en filigrane des échanges commerciaux, l’esquisse des frictions militaires de demain. Celles-ci seront bien moins motivées par des acquis territoriaux que par le contrôle des flux de matières.
Mais d’autres choses ont changé, depuis 1973 : le rôle du pouvoir politique s’est dissous en passant la main de l’économie au marché. Les politiques énergétiques sont devenues continentales. Les sociétés de production sont multinationales et à actionnariat planétaire. Ce sont, aujourd’hui, les prix du marché plutôt que les postulats politiques et les prospectives économiques qui guident les choix énergétiques.
La réponse de 1973 fut restrictive. Celle de notre décennie devra être inventive. Les pistes de réflexion prendront des dimensions insoupçonnées. Tout ceci rappelle aux cassandres que les problématiques économiques sont souvent résolues par le progrès humain. De nouvelles idées se révéleront dans le domaine des biens. Car, finalement, l’avenir a parfois besoin du passé. Les dimanches sans voiture de l’automne 1973 auguraient, sans le savoir, de nouvelles intuitions collectives.
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