” Il ne faut pas prendre les gens pour des idiots “

© FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI (ISOPIX)

La pandémie a lourdement marqué l’année qui s’achève. Comment l’avons-nous vécue? Quelles leçons sur nos comportements collectifs avons-nous pu tirer de ce grand chamboulement? Et comment aborder l’année qui vient?

Nous avons interrogé Olivier Klein sur ces sujets. L’homme enseigne la psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Mons. Il est également membre du groupe interuniversitaire d’experts ” Psychologie et Covid-19 ” et anime un blog, Nous et les autres *, dans lequel il décortique régulièrement la “psychologie sociale du coronavirus”.

TRENDS-TENDANCES. On a tout d’abord envie de vous demander si vous avez été plus particulièrement surpris par quelque chose depuis l’éclatement de la pandémie, en mars dernier?

OLIVIER KLEIN. Je dirai en préambule que la notion de surprise n’est pas si évidente. Nous mettons a posteriori sur les événements une grille de lecture pour essayer de les comprendre. Ces événements nous paraissent alors naturels, mais n’aurions- nous pas été surpris auparavant? Mais pour répondre à la question, le deuxième confinement a finalement été très différent du premier, et cela m’a en effet surpris. Lors du premier confinement, nous avions tous adopté une série de rituels: nous étions sortis sur nos balcons, nous avions manifesté par des applaudissements notre solidarité avec les soignants. Ces rituels de solidarité mon- traient que nous étions tous ensemble pour faire face à la crise. Mais lors du deuxième confinement, ces rituels ont disparu. Comme si, finalement, ils n’avaient pas fonctionné. Ce deuxième confinement a davantage été vécu comme une chape de plomb plutôt que comme un événement que l’on peut utiliser pour construire d’autres modes de socialisation.

Des mesures ne peuvent sembler légitimes que si ceux qui les édictent sont perçus comme compétents et bienveillants.

Comment expliquer cette différence?

C’est peut-être une preuve de notre incapacité – et quand je dis ” notre “, ce ” nous ” englobe les autorités et les diverses composantes de la société – à tirer des leçons du premier épisode afin de se préparer au deuxième. Nous n’avions peut-être plus les ressources pour créer du sens par rapport à ces événements.

On a vu fleurir, à l’occasion de cette pandémie, les théories complotistes. Y a-t-il des groupes prédestinés à véhiculer ces idées?

Les gens qui adhèrent au complotisme sont ce que l’on appelle des ” losers “. Ils ont l’impression qu’ils sont les perdants du système. Ce ne sont pas objectivement les plus pauvres ou les plus stigmatisés mais ils ont le sentiment – et cela, les études le montrent – qu’ils se sont ” fait avoir “. Ce n’est pas le statut social qui prédit le complotisme mais le statut social perçu. Lorsque l’on ne se sent pas reconnu, pas respecté dans la société, on est particulièrement vulnérable face à ce type de croyance.

Comment le complotisme se nourrit-il des crises?

Pour un psychologue, les théories complotistes répondent à trois grandes motivations, qui sont exacerbées par une crise comme celle que nous vivons. La première est une motivation à la compréhension. Face à une situation anxiogène, nous essayons de comprendre ce qui se passe, et nous avons besoin d’une grille de lecture. Lorsque surgit une telle crise, la théorie du complot est très pratique pour lire l’événement: elle nous donne les bons, les méchants, elle nous explique tout. Subitement, tout a un sens.

La deuxième motivation est d’ordre existentiel. C’est une motivation liée à l’image de soi. Imaginez un commerçant, un dirigeant de PME ou n’importe quelle autre personne totalement dévastée par ce qui se passe. Il est commode pour elle de dire qu’elle est victime d’un complot et que, par exemple, le confinement et les masques ne sont d’aucune utilité. Dans une situation de détresse, la théorie du complot offre l’espoir de se sentir bien, notamment en confortant son image de soi. Elle permet de dire ” je sais quelque chose que les autres ignorent “, ” je ne me laisse pas faire “, ” je ne suis pas un mouton “, etc. Elle permet aussi de combattre l’anxiété en donnant une illusion de contrôle sur la situation (par exemple en refusant de ” se laisser faire “).

Le troisième type de motivations touche, lui, aux relations sociales. Le complot s’inscrit dans des appartenances. Il ne vient pas tout seul. Ce sont des communautés, des amis, des groupes qui communiquent et offrent un espace de socialisation. On s’échange des idées, on en parle, on est parfois valorisé. QAnon, qui est un des principaux mouvements complotistes du moment, présente un côté très ludique. Ses membres inventent des explications complotistes et si vous faites partie du groupe et si votre explication est bien trouvée, les autres membres vous félicitent. J’ajouterai qu’à côté de cette triple motivation, un autre élément a sans doute également joué: il s’agit de la perte de confiance à l’égard des autorités. On a pu se poser des questions sur les couacs que nous avons observés dans la gestion: sont-ils des erreurs dues à l’incompétence ou cachent-ils des motifs plus sinistres?

Pour faire adhérer la population aux mesures de lutte contre le Covid, est-il primordial qu’elle ait confiance dans ses autorités?

Les études sur le sujet montrent en effet que c’est le facteur déterminant. C’est relativement normal: des mesures ne peuvent sembler légitimes que si ceux qui les édictent sont perçus comme compétents et bienveillants. Or, les données dont on dispose aujourd’hui suggèrent que les niveaux de confiance dans le gouvernement fédéral sont assez faibles en Belgique. Dans nos démocraties occidentales, et ailleurs aussi sans doute, les hommes politiques ne suscitent en général pas beaucoup de confiance. D’ailleurs, si les messages sont communiqués directement par les experts, ils passent mieux dans la population car les scientifiques ont davantage de crédibilité.

D’autres éléments peuvent aussi expliquer que l’on ne se conforme pas aux mesures sanitaires. Vous pointez, par exemple, le fait qu’a priori, le rapport ” coût-bénéfice ” ne penche pas en faveur de la distanciation sociale…

Oui, tout le raisonnement derrière la lutte contre la pandémie consiste à gérer le risque collectif de devoir affronter le débordement des hôpitaux. Cependant, au niveau individuel, lorsque nous raisonnons sur l’opportunité d’avoir une interaction avec quelqu’un, nous nous attendons à en retirer des bénéfices relativement importants. Si je passe une soirée avec des amis, cela va me faire beaucoup de bien, et cela va également procurer un certain bien-être à mes amis. Or, si dans ce groupe, tout le monde est asymptomatique, la probabilité que l’un de nous ait le Covid et le transmette à l’un des membres du groupe est finalement très petite au regard de la certitude presque absolue que nous passerons un bon moment. Notez que cela peut être un bon moment entre amis, mais aussi un autre motif moins trivial, comme rendre visite à sa grand-mère… C’est donc pour moi un des problèmes les plus importants de cette lutte contre la pandémie: sur le plan psychologique, le calcul coût-bénéfice au niveau individuel penche considérablement en faveur des contacts sociaux. Sauf que lorsqu’on accumule tous ces comportements qui, au niveau individuel, paraissent rationnels, on va droit à la catastrophe au niveau collectif. Car on sait qu’ils provoquent un emballement de la courbe des contaminations qui progresse alors de manière exponentielle. La seule manière de combattre ce phénomène est donc que les gens ne calculent pas le risque au niveau individuel, mais collectif.

Comment alors faire comprendre aux gens que, dans ce cas, l’intérêt collectif est primordial?

Il faut d’abord montrer qu’il y a un vrai problème. Lors de la première vague, il paraissait encore relativement abstrait. Peu de gens connaissaient des personnes qui avaient été contaminées et qui avaient été fortement affectées par la maladie, voire qui en étaient mortes. Cela n’a plus été le cas lors de la seconde vague, d’après mon expérience et celle de mon entourage en tout cas. Il faut donc faire comprendre que ce n’est pas une abstraction. Et les médias peuvent y aider. Il faut, par exemple, montrer les comportements de solidarité. Nous sommes davantage portés à nous préoccuper du bien-être d’un groupe si nous voyons que ses autres membres s’en préoccupent aussi. A l’inverse, les informations dans les médias qui montrent des fêtes clandestines, des gens qui se battent pour des rouleaux de papier-toilette dans les magasins, etc., contribuent à faire passer le message que les autres n’en ont rien à faire. Je ne vais donc pas rester cloîtré si personne ne se préoccupe de moi.

© FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI (ISOPIX)

Ces comportements ” égoïstes “, on les a parfois vus se mani- fester de manière étonnante lors du premier confinement. Comme le stockage de papier- toilette…

Ce comportement était finalement rationnel: car même si vous estimez que se précipiter dans les magasins pour accumuler des rouleaux de papier-toilette n’est pas rationnel, il devient rationnel de le faire si vous voyez que tout le monde accumule des stocks et que les rayons des magasins se vident. Cela communique une norme sociale qui est: chacun pour soi.

Certains ont parlé de panique collective. C’en était une?

La panique est une sensation de peur soudaine, cette émotion prenant le pas sur un raisonnement réfléchi et donnant lieu souvent à un comportement de fuite ou d’évitement. Lorsque, dans les médias ou dans certains discours politiques, on conseille de ne pas ” céder à la panique “, on signifie donc que tout à coup, la rationalité et l’esprit critique des membres d’un groupe pourraient être débordés par une émotion insurmontable, menant à des comportements irrationnels comme le fait de se ruer sur du papier hygiénique. Cette vision des choses se fonde en partie sur une idée qui a été émise il y a un siècle par le sociologue français Gustave Le Bon dans un livre, La psychologie des foules, qui reste un best-seller. Selon Gustave Le Bon, s’ils sont en groupe, les individus ne sont plus aussi rationnels que s’ils étaient seuls.

Il faut responsabiliser les gens et montrer l’exemple. Lorsque l’on voit que beaucoup de ministres ont été infectés, cela ne donne pas une bonne image.

Et ce n’est pas le cas?

Ce que nous constatons, c’est qu’en cas de catastrophe, de crise collective ou d’attentat terroriste, la norme n’est pas chacun pour soi. Cela a été étudié dans des événements comme ceux du 11 Septembre. Quand les tours jumelles ont été touchées, les gens qui y travaillaient ont eu par exemple tendance à s’aider, à se porter secours. Le fait d’être tous victimes d’un même événement renforce les liens de solidarité collective. Cela va à rebours de ce que disait Gustave Le Bon qui estimait que l’identité individuelle se dissout dans la foule, que les gens n’y sont plus capables de se contrôler et qu’ils sont alors à la merci de n’importe quel leader autoritaire. En fait, ce n’est pas cela qui se passe. Les gens sont capables de développer des normes liées à une appartenance au groupe et vont aider les autres. Parfois, en effet, des leaders émergent dans ces circonstances, mais ils apparaissent parce qu’ils arrivent à incarner ces valeurs et à expliquer ce qu’il faut faire pour aider le plus de gens possible. Au niveau politique c’est ce type de leader-là qui peut avoir une légitimité dans des pays comme les nôtres.

Donc, pour lutter plus efficacement contre le virus et faire face à la situation actuelle, il faudrait davantage renforcer l’identité collective?

Oui, et c’est d’ailleurs ce que plusieurs dirigeants politiques ont essayé de faire depuis le début. Les discours de Sophie Wilmès hier et d’Alexander De Croo aujourd’hui poursuivent cet objectif, et c’est normal lorsque l’on est Premier ministre. Mais cette attitude ne peut pas se retrouver uniquement dans les paroles ; elle doit aussi être présente dans les actes. Il y a par exemple un problème lorsque le bourgmestre d’Alost affirme ne plus vouloir des patients bruxellois ou quand il y a des dissensions entre les Régions sur la manière de gérer la crise, car les différentes entités doivent montrer qu’elles se préoccupent de l’intérêt collectif. Les discours dangereux qui peuvent survenir sont ceux émanant de groupes qui pourraient alors se sentir abandonnés. A ce titre, les réactions suite au décès de la jeune barbière Alysson à Liège sont emblématiques: elles ont suscité un mouvement chez les indépendants mais aussi chez les artistes qui ont reproché ensemble aux autorités de ne pas les avoir bien informés. Ces groupes se sont sentis ignorés des mouvements de solidarité. Et ce sentiment d’abandon peut aussi émerger dans d’autres sous-groupes. Comme les étudiants, par exemple.

Quels conseils donneriez-vous aux autorités pour les mois qui viennent?

Il ne faut pas prendre les gens pour des idiots. Il n’est pas vrai, par exemple, de dire que les personnes qui refusent de se faire vacciner sont toutes irrationnelles. Beaucoup n’ont pas de position radicale et sont simplement hésitantes. De même, tous ceux qui doutent et qui ne respectent pas les mesures ne sont pas nécessairement des rebelles ou des imbéciles. Raisonner de la sorte, c’est faire écho à cette logique de Gustave Le Bon qui veut que lorsque les gens sont en groupe, ils sont bêtes et qu’il faut donc ” conduire le troupeau “. Au contraire, il faut responsa- biliser les gens et montrer l’exem-ple. Lorsque l’on voit que beaucoup de ministres ont été infectés, cela ne donne pas une bonne image. Le pouvoir doit parler au même niveau que les citoyens. Beaucoup d’entre eux, par exemple, ne se sont pas reconnus dans ces conférences de presse au style guindé. A qui parle-t-on? Il est important de donner aux gens les informations nécessaires pour faire leur choix. Cela n’exclut pas que, parfois, il faille des règles contraignantes. Mais leur sens doit être bien clair. Et il faut montrer que ces règles fonction- nent, insister sur le fait que les efforts que l’on produit sont impor- tants pour le pays et que cela engendre des résultats. Enfin, et on a péché sur cette dimension-là, il est absolument nécessaire de faire preuve de cohérence. Cohérence vis-à-vis des différents acteurs impliqués, cohérence d’un Comité de concertation (ou Conseil national de sécurité) à l’autre. Cela n’a pas toujours été le cas, me semble-t-il.

* https://nous-et-les-autres.blogspot.com

Profil

? Obtient en 2001 son doctorat en psychologie (ULB) et effectue un postdoctorat à l’Université du Minnesota

? Chargé de recherche au FNRS de 2000 à 2003

? Rejoint l’ULB comme professeur assistant en 2003, puis chargé de cours et professeur ordinaire en 2016

? Dirige depuis 2012 le Centre de recherche en psychologie sociale et interculturelle. Ses travaux portent notamment sur la mémoire collective, la psychologie du genre, les relations intergroupes et la crédulité

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