Finances publiques: comment l’Etat embellit ses comptes

© iStockPhoto

On a parlé de la Grèce, des swaps de Goldman Sachs, des milliards d’impayés, etc. Mais la Grèce n’est pas le seul pays à tenter de faire briller ses comptes publics. Le nôtre emploie lui aussi les mêmes trucs et ficelles.

Peu d’entre nous sautent de joie à l’idée de plonger dans le coeur des statistiques et des finances publiques. Pourtant, il y a là des histoires incroyables. Prenez par exemple cette fameuse nuit d’octobre 1996 où doivent se réunir d’urgence les membres du conseil du CMFB (Comité européen des statistiques monétaires, financières et de balance des paiements), organe de liaison entre les banques centrales européennes et les offices statistiques. On est proche de l’implosion européenne (déjà) car il s’agit de savoir ni plus ni moins si la France peut entrer dans l’euro. L’Allemagne exige que le déficit des futurs membres de la zone ne dépasse pas les 3 % du PIB. Or, les prévisions françaises pour 2017 sont de 3,5 %. Mais un ” miracle va alors intervenir “, raconte François Lequiller, responsable jusqu’en 2014 du département d’Eurostat en charge des finances publiques.

Dépense avec les loups

Le gouvernement français est alors en effet en train de privatiser France Télécom. Pour amadouer les investisseurs et permettre à l’entreprise de mettre sur pied, pour ses travailleurs, un nouveau plan de pension qui ne soit plus aussi généreux que ceux des fonctionnaires, le gouvernement français décide de prendre à sa charge les engagements de pensions des anciens travailleurs fonctionnaires de l’opérateur, moyennant le paiement par l’entreprise à l’Etat français d’une soulte (compensation) de 5,7 milliards d’euros. Or, dans la comptabilité européenne d’alors, ces 5,7 milliards sont simplement considérés comme une recette pour l’Etat (la règle européenne fermait donc les yeux sur le fait que, face à cette somme, l’Etat français avait aussi de nouveaux engagements). Miracle ! Grâce à cette recette inattendue, le déficit français de 1997 passe alors sous les 3 % du PIB. L’affaire est révélée par un article du Financial Times qui fait d’autant plus de bruit qu’Eurostat, qui valide cette interprétation, est alors dirigé par le Français Yves Franchet et que le commissaire européen aux Affaires financières, Yves-Thibault de Silguy, est lui aussi originaire de l’Hexagone. Allemands, Néerlandais et Autrichiens sont furieux. Ils hurlent au ” complot français “. On convoque le CMFB pour trancher. Impossible: une moitié de ses membres sont en faveur de la France, l’autre est contre. Mais Eurostat, s’appuyant sur le fait que le CMFB n’a qu’une compétence d’avis, confirme sa décision. Nouveau tollé. Et une nouvelle réunion du conseil d’administration du CMFB a lieu 24 heures plus tard, dans un salon du bâtiment de la Bundesbank.

Dans la trousse de maquillage des Etats, l’ustensile le plus utilisé est aussi le plus simple : retarder les paiements.

L’ambiance est digne d’un film de Visconti : pendant toute la discussion, qui se terminera très tard dans la nuit, de sinistres hurlements de chiens-loups se font entendre : pour protéger l’or de la banque centrale allemande, les gardes ont lâché, comme chaque soir, une meute de canidés dans le parc entourant la banque centrale ! Finalement, le couperet tombe tard dans la nuit en faveur de la France. Son déficit est en dessous de 3 %. Elle peut entrer dans l’euro. Mais quelques années plus tard (en 2014), les règles statistiques européennes seront modifiées pour ne plus permettre ce traitement de faveur.

Entre-temps, plusieurs nations auront bien profité de ce règlement, et pas seulement la France. Nous en avons fait un large usage en Belgique. En 2003, le gouvernement Verhofstadt a ainsi repris les 5 milliards du fonds de pension de Belgacom permettant au gouvernement d’acter pour cette année-là un budget en surplus de 2 milliards d’euros.

Finances publiques: comment l'Etat embellit ses comptes
© GETTY

Des fonds sans fond

Un an plus tard, le gouvernement valide aussi la reprise du fonds de pension de Belgocontrol et de BIAC (l’aéroport de Bruxelles). Johan Vande Lanotte, qui est alors ministre des Entreprises publiques, ne cache pas qu’il s’agit d’un objectif purement budgétaire : la recette de la vente sera utilisée pour la réduction de la dette. ” Grâce à cette opération, nous avons la certitude d’être et de rester sous les 100 % du PIB. ” Et puis, au cours des années suivantes, la reprise des fonds de pension du port d’Anvers et de la SNCB feront aussi rentrer plusieurs centaines de millions d’euros. Pour la petite histoire, le fonds de pension des chemins de fer est même créé pour l’occasion, et financé grâce à un emprunt de près de 300 millions d’euros de la SNCB…

Ces opérations sont critiquées. Sont-elles vraiment neutres pour les finances de l’Etat ? Au gouvernement, on assure que oui. Mais au début de cette année, répondant à une interpellation du député CD&V Hendrik Bogaert, la ministre du Budget Sophie Wilmès a bien été obligée de répondre que l’Etat devra y aller de sa poche. Autrement dit, les 5 milliards reçus en 2003 ne seront pas suffisants pour payer les pensions. ” Cette année, nous payons 400 millions pour le fonds de pensions de Belgacom-Proximus, explique Sophie Wilmès, qui ajoute que la cagnotte sera vide d’ici trois ou quatre ans. ” L’amortissement prendra fin entre 2021 et 2022. A ce moment-là, il ne s’agira plus d’une opération neutre “, admet-elle. Elle précise aussi que selon les nouvelles normes comptables européennes (SEC 2010), les comptes 2003 de la Belgique ne laissent plus apparaître un surplus de 2 milliards, mais un déficit de 4,9 milliards !

Ce n’est d’ailleurs pas la seule mauvaise affaire réalisée par l’Etat dans le but de réduire – temporairement – son endettement.

La plus belle histoire de maquillage comptable de comptes publics est grecque.

Entre 2001 et 2006, l’Etat a en effet vendu une petite centaine de bâtiments qui abritaient des administrations. L’idée était que l’Etat ne pouvait plus les entretenir efficacement et qu’il était donc moins cher de les vendre à des investisseurs qui feraient les travaux de rénovation nécessaires, et de dorénavant louer ces bâtiments à ces nouveaux propriétaires.

Un rapport de 2006 de la Cour des comptes avait déjà joliment égratigné le manque de professionnalisme de ces opérations, jugeant ” maigres et peu structurés ” les dossiers confectionnés par le gouvernement d’alors. La Cour s’interrogeait aussi sur la finalité de ces opérations. Elle avait raison, car quelques années plus tard, à partir des chiffres de la Régie des bâtiments, on a pu avoir une idée plus précise de l’étendue des dégâts : certes, la vente de 84 immeubles a permis de récolter 1,3 milliard d’euros. Mais le montant des loyers payés pour les 25 années suivantes devrait atteindre environ 1,8 milliard.

Cachez cette dette que je ne saurais voir

On a beaucoup tiré aussi sur la ficelle en transférant des dettes ou des investissements sur des sociétés ou des véhicules spéciaux qui n’apparaissaient pas dans les comptes de l’Etat, exactement comme les banques qui, jusqu’en 2008, ont créé des véhicules spéciaux pour loger des engagements parfois gigantesques mais qui n’apparaissaient pas dans leur bilan. Un cas typique de cette ” débudgétisation ” des investissements est celui de la Sofico, société ” mixte ” constituée dans le milieu des années 1990 par la Région wallonne, mais aussi la SRIW et Dexia (aujourd’hui Belfius). Officiellement, l’idée était de pouvoir financer rapidement de grands travaux d’infrastructures (l’autoroute A8, le tunnel de Cointe, etc.) en mobilisant des capitaux (notamment des prêts de la BEI) et en s’émancipant du système contraignant des ” annuités budgétaires ” qui ralentissaient considérablement les travaux.

Mais en mandatant pour ce faire un organisme qui n’est pas considéré comme une administration publique, cet endettement a aussi disparu des comptes de la Région wallonne…. Jusqu’en 2014 où les règles changent. Eurostat demande de réintégrer la Sofico, mais aussi le Crac (l’entité qui a repris les dettes communales), Sowalfin (les friches industrielles), etc. Bref, toutes les dettes de ces entités parapubliques. Et l’on s’aperçoit alors en 2014 que la dette wallonne n’est pas de 6 milliards, mais de 18,6 milliards…. Trois fois plus.

Toujours au milieu des années 2000, et parce qu’il était impératif alors, pour obéir à l’Union européenne, de voir notre endettement baisser sous les 100 % du PIB, l’Etat fédéral et les Régions se sont mis d’accord pour transférer la dette du Fadels (Fonds d’amortissement des dettes du logement social) aux sociétés régionales de logement. Ce transfert de 4,3 milliards de dettes à des entités qui se trouvaient en dehors du radar d’Eurostat a permis de réduire l’endettement belge de 1,3 % du PIB. Mais ces dettes existent toujours.

Andreas GeorgiouLe directeur des statistiques grecques a été condamné pour avoir publié les vrais chiffres du déficit 2009 du pays.
Andreas GeorgiouLe directeur des statistiques grecques a été condamné pour avoir publié les vrais chiffres du déficit 2009 du pays.© BELGAIMAGE

Histoire de swaps

La plus belle histoire de maquillage comptable de comptes publics est grecque. Il s’agit des fameux swaps de devises que le Trésor grec avait contractés avec la sulfureuse Antigone Loudiadis, responsable du département Obligations de Goldman Sachs à Londres. Le montage réalisé en 2002 était destiné à réduire artificiellement, et temporairement, l’endettement grec au travers de swaps qui, à l’époque, étaient des opérations ignorées par Eurostat.

Voici l’idée : admettons que l’euro vaille aujourd’hui 1,3 dollar sur le marché des changes. Dans un swap de devises conclu entre A et B, A donne 100 euros à B et B donne 130 dollars à A. On échange donc un montant identique, mais libellé dans des devises différentes. Ce que Goldman Sachs a proposé à la Grèce, c’est de réaliser un swap en dehors du prix du marché et de fixer, par exemple, le cours du dollar face à l’euro non pas à 1,3 mais à 1,6. Dans notre exemple, la Grèce donne donc 100 euros à Goldman Sachs qui lui retourne non pas 130 dollars, mais 160. En fait, Goldman Sachs a donc prêté 30 dollars à la Grèce, ni vu ni connu (sauf au moment de déboucler l’opération quelques années plus tard). C’est donc ce qui s’est passé: ces swaps ont permis de réduire artificiellement l’endettement grec de 1,6 % du PIB (soit environ 2 milliards de dollars). Mais temporairement, car il est apparu qu’avec le débouclage de ces opérations (réalisé alors évidemment à la valeur de marché) et les plantureuses commissions prises par Goldman Sachs, l’opération s’est révélée très mauvaise pour le Trésor grec.

Bien avant la Grèce, d’autres pays européens ont eu recours aux swaps de devises. Dans un article de 2001 qui a fait un certain bruit, Gustavo Piga, qui enseigne l’économie à l’Université de Rome, pointait le fait que l’Italie avait aussi réalisé un prêt déguisé en swap de devises en prenant des cours de change tout à fait ” en dehors du marché “.

Gustavo Piga pointait aussi le fait que de très nombreux Trésors avaient de grosses positions en swaps de devises. Parmi eux, la Belgique qui, fin 1999, avait en swaps de devises un montant notionnel de 23 milliards d’euros, soit près des 10 % de sa dette publique à l’époque.

Au début des années 1990, en effet, le Trésor belge avait fait un pari. On parlait déjà d’Union monétaire européenne et le Trésor misait sur la convergence des devises du Vieux Continent : il emprunte donc en devises fortes (marks allemands, florins néerlandais, francs suisses) et donc à faible taux d’intérêt, pour replacer cet argent en devises faibles (francs français, lires italiennes, couronnes suédoises, pesetas espagnoles) plus rémunératrices. Cet échange est censé rapporter beaucoup si le processus de convergence se poursuit et si, donc, l’écart entre devises fortes et devises faibles se réduit. Mais patatras, la crise du système monétaire européen de 1992-1993 fait voler ce scénario en éclats.

Pour notre seul pays, les crédits commerciaux (ou retards de paiements) dépassent largement les 5 milliards d’euros depuis 2014.

Un peu comme un joueur qui décide de se refaire en prenant un autre pari, le Trésor va s’embarquer, en 1992, dans l’achat d’options power knock out afin de spéculer sur une remontée du dollar. Mais c’est le contraire qui se passe et la perte du Trésor gonfle, démesurément, parce que ces options – elles ne s’appelaient pas knock-out pour rien – ont un effet de trappe lorsqu’on passe sous un certain niveau. L’affaire est révélée au Parlement en 1996. On parle d’une perte approchant le milliard d’euros. Elle sera notablement allégée après un arbitrage, le Trésor accusant la banque d’affaires (Merrill Lynch) qui avait vendu ce produit de ne pas lui avoir présenté tous les risques du produit.

La peste soit de l’avarice…

Produits toxiques, banquiers d’affaires sans scrupules, etc. Voilà des histoires dont la presse raffole et l’affaire des swaps de Goldman Sachs a longtemps fait la une des journaux. Mais si, en raison du renforcement des règles européennes, on ne peut plus maquiller un emprunt via un swap de devises, d’autres astuces, plus triviales, continuent d’exister. ” On a fait beaucoup de cas de ces swaps de devises de la Grèce. Mais la somme en jeu était relativement modeste, tempère François Lequiller. Les factures impayées des hôpitaux étaient plus importantes – 6 milliards d’euros – et elles n’étaient enregistrées nulle part “, souligne l’ancien responsable d’Eurostat.

En Espagne, en 2012, les communautés autonomes qui financent les hôpitaux n’ont plus un sou, et l’on commence là aussi à constater une flambée des impayés. Le gouvernement central de Madrid met en place un plan de sauvetage et s’engage à payer les factures des Régions. Mais il faut évidemment les lui présenter. C’est alors que l’on voit apparaître un monceau de factures hospitalières qui avaient été cachées jusque-là. Cette découverte fait gonfler la dette publique espagnole de 0,4 % du PIB.

Car finalement, ce sont les méthodes les plus triviales qui restent les plus efficaces. Une manière toute simple de maquiller les comptes est de refuser de faire les investissements indispensables, quitte à payer les pots cassés plus tard. On ne s’étalera pas sur le sujet. Tous ceux qui tentent d’emprunter en voiture les tunnels bruxellois savent de quoi nous parlons.

Mais dans la trousse de maquillage des Etats, l’ustensile le plus utilisé est aussi le plus simple : retarder les paiements. Ces retards sont qualifiés, dans la comptabilité Eurostat, de ” crédits commerciaux ” et n’entrent pas dans la ” dette Maastricht ” des Etats. On peut donc les accumuler, cela n’a aucune incidence sur le calcul de la dette et du déficit. Les statisticiens l’auraient pourtant voulu. Ils ont bataillé en 2013 pour ce faire, brandissant les exemples grecs et espagnols. Mais dans un ensemble touchant, les directeurs du Trésor des pays européens ont refusé de modifier les textes européens.

On comprend mieux pourquoi en regardant les montants des crédits commerciaux des Etats membres. Pour notre seul pays, ils dépassent largement les 5 milliards d’euros depuis 2014, alors qu’avant 2006, ils évoluaient entre 1 et 1,5 milliard. En quelques années, on a donc ” gagné ” 3 ou 4 milliards d’euros (soit l’équivalent d’un gros contrôle budgétaire) en retenant simplement les paiements, au grand dam des fournisseurs des pouvoirs publics.

Finalement, c’est toujours dans les vieilles marmites que l’on fait les meilleures soupes budgétaires.

Prévisions ou statistiques ?

Finances publiques: comment l'Etat embellit ses comptes

Une des manières, également, de réduire l’impact budgétaire, du moins dans l’opinion, est d’entretenir un flou artistique entre les simples prévisions (de déficit, d’endettement, etc.) réalisées par les ministères des Finances, et les statistiques confirmées. ” Il faudrait en effet faire la différence entre les deux “, souligne François Lequiller. Or, ce n’est pas le cas. Les notifications qui sont envoyées chaque année, en avril et en octobre, par les offices statistiques des pays membres mentionnent certes qu’il s’agit pour certaines années de prévisions, pour d’autres de chiffres confirmés, mais sans expliquer la réelle différence entre les deux. ” En pratique, la colonne des prévisions est envoyée par l’office statistique mais est remplie par le ministère des Finances “, souligne François Lequiller.

Et comme par hasard, les prévisions de déficit données pour l’année en cours sont systématiquement plus basses que les statistiques confirmées ( voir le graphique ci-joint). Mais ces confirmations ne viennent généralement qu’un ou deux ans an plus tard : ainsi, la statistique définitive du déficit 2016 de la Belgique n’a été notifiée qu’en avril 2018. Et dès lors, ces chiffres ne sont plus d’actualité. Qui se soucie encore aujourd’hui que le déficit de 2012, qui était estimé à 2,8 % du PIB, a été finalement de 4,2 % ?

3 % de déficit, 60 % d’endettement

D’où viennent les fameux critères de Maastricht qui imposent aux pays qui veulent entrer dans l’Union monétaire de présenter un déficit public qui ne dépasse pas les 3 % du PIB et un endettement en dessous de 60 % du PIB ? On s’accorde à dire que ce sont les fonctionnaires français qui sont à l’origine de ces lignes rouges européennes. C’est en effet pour limiter les dépenses de l’Etat en 1982 (sous la présidence de François Mitterrand), que des fonctionnaires du Budget inventent la règle du déficit à ne pas dépasser et le seuil est fixé à 3 % du PIB, tout simplement parce qu’à l’époque, ce ratio représentait un chiffre symbolique de 100 milliards de francs français. ” Le seuil de 60 % pour la dette en découlait mécaniquement car, explique François Lequiller, c’est la valeur à laquelle la dette se stabilise lorsque le PIB à prix courants augmente de 5 % par an, ce qui était grosso modo le cas à l’époque. ” Et voilà comment on bâtit des symboles qui n’ont plus de sens aujourd’hui, mais qui sont gravés dans le marbre.

“On peut parfois avoir l’impression d’une dictature des chiffres”

François Lequiller
François Lequiller© PG

François Lequiller a été responsable des comptes publics de la France avant d’être directeur des statistiques des finances publiques chez Eurostat. Un poste hautement sensible puisque c’est sur la base de ces chiffres que l’on établit les fameux ratios de dette et de déficit publics qui permettent d’indiquer si un pays a franchi la ligne rouge ou pas. Il vient de publier Déficit et dette en temps de crise.

TRENDS-TENDANCES. Peut-on dire que ces opérations, comme celle liée au fonds de pension de Belgacom, qui consistent à enjoliver les comptes publics diminuent avec le temps ?

FRANÇOIS LEQUILLER. Les pays n’ont pas envie de voir un tel chiffre augmenter, c’est certain. Nous l’avons vécu en Grèce ou en Espagne : lorsqu’il y a une crise des finances publiques, les Etats ont tendance à ne plus payer certains fournisseurs. C’est pourquoi j’avais proposé d’inclure les crédits commerciaux dans la dette Maastricht, mais je n’avais pas obtenu satisfaction. Au fil des années toutefois, Eurostat a enrichi ses contrôles et devient plus efficace. C’est donc plus difficile de faire appel à ces opérations : rien que sur les affaires Belgacom ou France Télécom, la règle a changé.

Vous racontez l’histoire du RFF, le réseau ferré français, qui était très endetté. Il fallait savoir s’il entrait dans les critères de dette Maastricht ou pas.

Oui. La question était de savoir s’il s’agissait d’une unité institutionnelle marchande (auquel cas sa dette n’était pas prise en compte dans la comptabilité Maastricht) ou non marchande (alors, la dette du RFF intégrait celle de l’Etat français). Et l’on considère qu’une entité est marchande si les recettes de ses ventes financent ses coûts à plus de 50 %.

Et du coup, pour que les recettes du RFF passent cette barre de 50 %, on demande à la SNCF de payer un montant plus élevé pour l’utilisation du réseau. Et la SNCF a répercuté la hausse sur les billets payés par les usagers. Dans un cas comme celui-là, on voit que les statistiques ont une influence directe sur la politique et la vie quotidienne…

Oui. J’ai du mal à penser qu’une politique gouvernementale soit déterminée par la communication d’un chiffre. En l’occurrence, si le ministre français des Finances était en faveur d’une hausse du prix, c’était aussi une volonté économique. Il voulait se rapprocher le plus du coût réel de la gestion des rails. Mais c’est vrai que l’on peut parfois avoir l’impression d’une dommageable dictature des chiffres.

Faut-il intégrer dans l’endettement public les engagements de retraite des Etats ? Cela gonflerait sensiblement les chiffres, mais vous n’êtes pas en faveur de cette addition.

Je suis contre en effet. Nous venons, par exemple, d’apprendre que la dette grecque vient d’être restructurée. Nous parlons d’un endettement de 180 % du PIB. Si nous ajoutons la dette des fonctionnaires, cela passe à 300 %. A quoi cela sert-il ? Ces indicateurs ont été créés pour gérer le coeur des finances publiques. Rajouter la dette des retraites, c’est rajouter une dette qui a des créanciers très différents. La dette publique classique est financée par des émissions dans le marché. Les créanciers sont des investisseurs privés, des fonds de pensions, etc. L’autre dette est due à des fonctionnaires. L’Eurogroupe et les ministres des Finances européens ne vont pas s’occuper de la gestion des retraites des fonctionnaires.

Pourtant, la troïka en Grèce a imposé des mesures sur les retraites des fonctionnaires.

Oui, parce que le paiement de ces retraites avait un impact sur le déficit. Mais le chiffre de la dette est un indicateur différent.

Finances publiques: comment l'Etat embellit ses comptes
© PG

Justement, en parlant d’indicateur, pensez-vous que les fameux 3 % de déficit et 60 % d’endettement ont un sens ?

On sait comment ils sont apparus (lire l’encadré ” 3 % de déficit, 60 % d’endettement “). Et aujourd’hui, nous ne pouvons plus toucher à rien. Ils sont devenus des symboles. C’est pourquoi je crois qu’il vaut mieux se concentrer sur la notion de déficit structurel. Regardez : la France vient de sortir de la procédure de déficit excessif. Tous les médias en ont fait une énorme communication. Le gouvernement aussi. Mais à l’analyse, ce redressement n’est pas le fruit d’une nouvelle politique. C’est simplement le résultat d’impôts qui ont donné plus que prévu ( grâce à une meilleure conjoncture, Ndlr).

Une grande partie des discussions que nous avons avec les gouvernements (classement d’entités, Belgacom, etc.) est due à ce que l’on appelle des one off. Des opérations exceptionnelles qui ne sont pas au coeur des finances publiques. Le concept de déficit structurel ne corrige pas seulement des aléas de la conjoncture. Il fait également disparaître ces one off. C’est un indicateur qui a davantage de sens.

On aurait dès lors pu l’utiliser pour la Grèce et éviter de prendre des mesures qui ont cassé la croissance du pays…

Oui, vous avez raison. Mais nous avons peut-être oublié que sur la Grèce, nous avons également fait intervenir le FMI, qui a une expérience dans les pays en voie de développement où, souvent, vous n’avez pas de calcul fiable du déficit public. Lorsqu’il arrive dans ces pays, le FMI impose alors des objectifs sur les indicateurs les plus simples possibles : les liquidités en caisse, le montant des impayés, etc.

Pour rester en Grèce, évoquons le cas d’Andreas Georgiou, le directeur des statistiques grecques qui a été jugé pour avoir rectifié le déficit 2009 du pays (le faisant passer de 13,7 % à 15,4 % du PIB). Les statisticiens sont-ils souvent soumis à des pressions politiques ?

Les pressions ne sont pratiquement jamais directes. Les gouvernements ont bien compris que cela susciterait des réactions des médias et de statisticiens qui se retourneraient contre eux. Mais il y a beaucoup de discussions sur le fond. C’est sain et logique, parce qu’il y a parfois des zones ” grises “, difficiles à trancher.

Andreas Georgiou est néanmoins un cas symbolique : on le poursuit pour avoir révélé l’ampleur du problème…

C’est effectivement un cas extrême et dramatique. La cour suprême grecque vient même de confirmer sa condamnation tout récemment. Il vit désormais aux Etats-Unis et risque de ne plus pouvoir poser le pied dans son pays natal. Il y a eu une grande mobilisation de la communauté des statistiques et de certains gouvernements. On m’a dit que le président Macron en avait parlé au Premier ministre grec Alexis Tsipras. Il y a eu une mobilisation mondiale pour défendre d’Andreas Georgiou. Mais le traumatisme était tel en Grèce qu’il fallait un bouc émissaire : aucun parti grec ne l’a soutenu et, dans certains talk-shows, des spectateurs téléphonaient pour réclamer sa pendaison ! On considérait qu’il avait notifié ces chiffres à l’Europe sans avoir soumis cette décision à un vote du board de l’office grec des statistiques. Mais aucun directeur d’office des statistiques en Europe et dans le monde ne soumet au vote la notification d’une statistique ! Il a en outre simplement confirmé des éléments statistiques qu’on lui avait dit de calculer. S’il ne l’avait pas fait, la crise aurait été plus grave car les créanciers auraient considéré qu’il existait encore un problème de crédibilité. J’étais sur place. C’est nous ( Eurostat, Ndlr) qui avons décidé cette dernière augmentation. Andreas n’était même pas dans la salle. Il est en outre arrivé en août 2010. La crise était déjà là et le programme ( de redressement des finances publiques, Ndlr) avait déjà été concocté. Ce qui lui arrive est complètement irrationnel.

“Déficit et dette en temps de crise”, François Lequiller (avec la participation de François Ecalle), éditions Economica, 29 euros.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content