Paul Vacca

Faut-il détruire les chefs-d’oeuvre?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Et si, chaque grande oeuvre en nous éclairant tendait aussi à étouffer dans son ombre d’autres oeuvres qui sans elle auraient pu s’épanouir?

Que serait notre humanité sans les chefs-d’oeuvre que nos grands esprits et artistes nous ont offerts? On nous a appris à les vénérer comme les astres de notre civilisation. Pourtant, c’est sous une autre perspective, un brin plus iconoclaste, que Pierre Bayard les envisage dans son dernier essai, Et si les Beatles n’étaient pas nés? publié aux Editions de Minuit. Et si, se demande-t-il, leur éclat unanimement reconnu produisait un aveuglement collectif? Et si chaque grande oeuvre, en nous éclairant, tendait aussi à étouffer dans son ombre d’autres oeuvres qui sans elle auraient pu s’épanouir?

Si un certain Raymond Jones n’était pas entré le 28 octobre 1961 dans une certaine boutique de disques de Liverpool et n’avait pas conseillé au disquaire, un certain Brian Epstein, de s’intéresser à quatre garçons qui n’étaient pas encore dans le vent, celui-ci ne serait pas devenu leur producteur, n’aurait pas déployé une énergie tenace pour imposer ses poulains qu’aucune maison de disques ne voulait signer. Alors, rien peut-être n’aurait pu empêcher les Kinks, le groupe mené par Ray Davies, de devenir aussi célèbres que le Christ et la Kinksmania de déferler sur l’Angleterre et sur le monde avec des chansons comme Waterloo Sunset, Sunny Afternoon, You Really Got Me ou Lola… Qui sait?

Mais Pierre Bayard ne s’en tient pas, comme le titre de son essai le laisse à penser, à imaginer un monde où les Beatles n’auraient pas existé (selon le même principe que Yesterday, le film de Danny Boyle). Il envisage sur 12 chapitres ce que serait notamment un monde sans Rodin, sans Marx, sans Freud, sans Shakespeare, sans Kafka, sans Proust, sans Simone de Beauvoir… Ainsi, l’auteur remet en pleine lumière toutes les personnes ou les oeuvres éclipsées par l’ombre écrasante des chefs-d’oeuvre.

Page après page, l’essai déploie l’attrait jubilatoire des uchronies, ce genre narratif qui explore les scénarios alternatifs en imaginant ce qui se serait produit si les événements – et souvent un seul – avaient pris un tour différent. Depuis sa création en 1836, avec Napoléon et la conquête du monde de Louis Geoffroy jusqu’à Civilizations de Laurent Binet (2019), ce genre a fait beaucoup d’émules. Avec ces micro-uchronies, on découvre avec Pierre Bayard, que si Karl Marx n’avait pas été sauvé de la tuberculose à la naissance, c’est peut-être le rôle du théoricien politique français Pierre-Joseph Proudhon, éclipsé par l’idéologue allemand, qui aurait été manifeste, voire capital. Et avec ce dernier, adepte d’une société fédéraliste et décentralisée contrairement à Marx, peut-être aurait-on accouché d’une autre forme de socialisme non violent.

Ou bien que si les Romantiques au 19e siècle ne s’étaient pas entichés d’un certain William Shakespeare, on continuerait de louer celui qui était reconnu en son temps comme le plus important dramaturge du théâtre élisabéthain: Ben Johnson. Ou que si les parents du jeune Sigmund Freud ne s’étaient pas rencontrés, on s’épancherait sur tous les divans du monde, non pas notre inconscient, mais sur nos personnalités multiples.

Au-delà de l’aspect ludique de ces twists narratifs, le “et si…?” de l’uchronie permet à Pierre Bayard de nous donner accès à la compréhension profonde de ce qui fait un chef-d’oeuvre, à savoir un jeu social complexe où il est question de “paradigmes”, de “canon”, de “biais réceptifs” et même de “théorie des univers parallèles”… Une approche joliment iconoclaste puisqu’elle questionne le droit divin des chefs-d’oeuvre, mais qui en retour permet à d’autres chefs-d’oeuvre, méconnus ou inconnus, d’accéder enfin à la lumière. Un seul être vous manque et tout votre musée personnel est repeuplé.

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