Fareed Zakaria, essayiste et éditorialiste: “Il y a une grande arrogance à l’Ouest”

© JEREMY P. FREEMAN, CNN

Le journaliste vedette de CNN tire les leçons de la pandémie. Il rompt notamment une lance contre nos Etats occidentaux inefficients, qui ne tirent aucune leçon de ce qui se passe en Asie.

Il est un spécialiste des relations internationales et son émission dominicale sur CNN fait un tabac. Editorialiste au Washington Post, c’est un lecteur boulimique mais un père attentionné de trois enfants et qui, à ses temps perdus, adore cuisiner… Pour le journaliste vedette américain Fareed Zakaria, l’arrivée soudaine de la crise sanitaire a été un coup d’arrêt dans sa vie d’homme pressé. Il s’est donc posé et a écrit un livre, Retour vers le futur*, sur cette accélération du monde causée par la pandémie. Entretien virtuel, entre Paris et New York

Il y a une croissance de plus en plus grande de la classe des experts, des technocrates, des gens bien éduqués, bien formés, mais assez éloignés de la majorité des citoyens.

TRENDS-TENDANCES. Comment vivez-vous cette crise sanitaire?

FAREED ZAKARIA. Pour moi, la crise a été un bienfait. Elle m’a aidé à revoir les priorités de ma vie. J’ai alors découvert un calme, une paix, une capacité à penser plus large que je ne valorisais pas assez et j’ai apprécié. Ce livre est en fait le produit de cette capacité à rester à un endroit et à réfléchir. Le confinement m’a aussi permis de passer davantage de temps avec mes enfants. J’ai réalisé qu’au-delà des interviews avec des personnages célèbres, l’élément qui me donne finalement le plus de plaisir était cette nouvelle connexion, ce lien plus profond avec mes enfants.

Dans les affaires, on parle parfois de zero base accounting: chaque année, on repart d’une feuille blanche et l’on décide quelles sont les dépenses indispensables. Cette crise nous a donné l’occasion d’opérer un travail similaire: qu’est-ce qui vaut la peine de sortir de chez soi? qu’est-ce qui vaut la peine de voyager? qu’est-ce qui vaut la peine de casser sa routine?

Venons-en à votre livre. Vous y dressez la liste des tendances, positives ou non, qui émergent depuis plus ou moins longtemps: urbanisation, inégalité croissante, mondialisation, accélération des développements technologiques, changement climatique, etc. Quelle est celle que vous redoutez le plus?

Le changement climatique, sans aucun doute. C’est la crise entre toutes les crises. Car au bout du bout, vous arrivez au point où vous ne le contrôlez plus. Même l’intelligence artificielle, je reste convaincu que nous pourrons la contrôler ou à tout le moins débrancher la machine. Mais le changement climatique met en oeuvre des forces si puissantes que nous n’aurons pas la capacité de les gérer. J’ai consacré les quatre premiers chapitres de mon livre à ce que j’appelle la revanche de la nature. Au travers du développement urbain, de notre utilisation de l’énergie, nous n’avons pas pris la mesure adéquate du risque que nous faisait prendre notre mode de vie.

Aux Etats-Unis, l’an dernier, nous avons vu brûler 5 millions d’acres ( une acre représente un peu plus de 4.000 m 2, Ndlr). C’est l’équivalent de la surface de l’Etat du Massachusetts. Les ouragans ont été plus destructeurs que jamais et, aujourd’hui, le Texas vit une telle situation qu’il n’a plus d’électricité. Dans son dernier livre, Bill Gates le souligne lui aussi: si nous attendons trop, la crise sera insoluble.

Bill Gates dit que face à cette crise, nous avons de l’ambition, nous avons la technologie, mais il nous manque un plan. Etes-vous d’accord?

Je dirais plutôt ceci: le problème est plus urgent que ce que beaucoup de gens estiment. Il ne réside pas seulement dans l’utilisation de la voiture ou de l’avion. Les émissions de carbone ont lieu chaque fois que l’on produit de l’acier, du ciment, que l’on construit une maison, qu’une vache libère du méthane dans l’atmosphère… Je suis un partisan du marché libre. L’être humain répond aux signaux du marché. Pour moi, le plus important est d’envoyer un signal de prix et donc d’instaurer une taxe carbone. Sinon, vous devrez venir avec des centaines de plans: pour le ciment, l’acier, l’agriculture, etc. Mais si nous mettons un prix sur ces émissions de gaz à effet de serre, nous allons assister à des changements de comportements, à l’émergence d’innovations… Car c’est la réalité: le changement climatique nous coûte énormément d’argent. En 2019, aux Etats-Unis, trois ouragans nous ont fait dépenser 300 milliards de dollars, uniquement pour réparer les dégâts. Donc nous payons déjà, mais nous ne nous attaquons pas aux causes.

Au cours de cette pandémie, nous avons été confrontés à beaucoup d’experts. Nous devons les écouter, dites-vous, mais les experts doivent nous écouter aussi. Et vous ajoutez, concernant plus précisément les leaders politiques, que le pouvoir a tendance à gommer l’intelligence émotionnelle. C’est important, cette écoute réciproque?

La pandémie devrait nous donner davantage d’intelligence émotionnelle parce que nous voyons comment elle a affecté différemment les riches et les pauvres. C’est important de souligner ce point parce que nous vivons dans un monde où il y a une division de classes qui s’accroît. Il y a une croissance de plus en plus grande de la classe des experts, des technocrates, des gens bien éduqués, bien formés, mais assez éloignés de la majorité des citoyens. Regardez ceux qui dirigent le pays, en Belgique ou ailleurs: ils ont vraisemblablement tous un diplôme universitaire. Or, aux Etats-Unis, et cela ne doit pas être très différent dans votre pays, seuls 30% des Américains ont une licence universitaire et seulement 15% ont une maîtrise. Imaginez l’effet que cela fait aux 70% qui n’ont pas ces diplômes et à qui les porteurs de diplômes disent constamment ce qu’ils doivent faire: porter un masque, fermer votre magasin, supprimer vos vacances, etc. Cela génère un ressentiment très fort que l’on a perçu par exemple en France où, à un moment, la population a dit “assez” et le gouvernement a été obligé au cours de l’été de relâcher la pression, ce qui a fait repartir l’épidémie. C’est un bon exemple d’un exécutif qui n’a pas réussi à créer un esprit collectif. D’ailleurs, les Français et les Américains se ressemblent nettement plus que ce que beaucoup d’entre nous le pensons: pour les deux, “liberté” est plus important que “fraternité”!

Ce n’est pas tant le type de gouvernement qui importe que sa qualité. Et cette qualité a baissé dans le monde de l’Ouest et a augmenté en Asie du Sud-Est.

C’est pour cela que vous plaidez pour un nouveau contrat social?

Le monde dans lequel nous vivons récompense massivement les gens qui ont de l’éducation, des compétences, qui ont des connexions avec le capital, qui vivent en ville… Et il donne peu de compensation aux gens qui vivent non de leur tête mais de leurs mains et qui n’ont accès ni au capital, ni à la formation. Dans un tel monde, vous devez avoir un contrat social différent. Vous ne pouvez pas simplement dire: les personnes qui vivent bien ont la richesse, et les personnes qui vivent mal, c’est dommage, mais bon, peut-être peuvent-elles prendre deux ou trois formations en ligne… Comment s’assurer que ces gens puissent vivre dignement, en sécurité, avec la fierté de pouvoir réaliser quelque chose? Je crois que très peu de pays au monde ont trouvé la bonne formule. Mais le nord de l’Europe, le Danemark, l’Allemagne, sont sur le bon chemin. Vous y avez une sécurité sociale généreuse, mais vous avez aussi des incitants à travailler, à être performant. Nous devons peut-être apprendre davantage d’eux, sinon nous nous retrouverons dans un monde féodal composé de seigneurs et de serfs.

Fareed Zakaria, essayiste et éditorialiste:
© GETTY IMAGES

Dans votre ouvrage, vous dites notamment que le rêve américain s’est brisé. C’est un signe de la faiblesse grandissante des Etats-Unis?

C’est une question très compliquée, parce que les Etats-Unis sont un pays très complexe. Et donc toute explication simple est fausse. Les Etats-Unis sont à la fois la patrie de Google et Tesla mais aussi un pays où il existe une énorme inégalité croissante, et où le gouvernement ne fonctionne plus efficacement. Les deux plus grandes menaces auxquelles les Etats-Unis sont confrontés aujourd’hui ne sont pas la Chine ou la Russie. C’est la pandémie et le changement climatique. Les Etats-Unis ont perdu la capacité de protéger leurs citoyens parce que l’Etat est devenu de plus en plus faible après 40 années de reaganisme et de thatchérisme. Mais c’est vrai, la statistique la plus importante sur laquelle nous devrions nous concentrer concerne cette perte du rêve américain, qui était cette idée que vous feriez mieux que vos parents. Or, désormais, cette mobilité socioéconomique est davantage réalisable dans le nord de l’Europe ou au Canada qu’aux Etats-Unis.

La pandémie a-t-elle accéléré cette tendance?

Enormément et c’est sans doute un de ses effets les plus inquiétants. Il y a une statistique fascinante de la Réserve fédérale. Lors des quatre récessions précédentes, les 25% des revenus les plus élevés et les 25% des revenus les plus bas avaient perdu des emplois dans la même proportion parce que ces récessions avaient touché tout le monde. Mais dans cette crise-ci, pour la première fois, les 25% des revenus les plus élevés ont gagné des emplois, alors que dans les 25% les plus bas, les pertes d’emplois ont été aussi terribles que dans la crise de 1929. Cet écart entre la classe “digitale” qui gagne et la classe “non digitale” qui s’effondre persistera, car lorsque la crise sera terminée, nous n’assisterons pas à un rebond rapide des emplois dans les secteurs les plus touchés.

Pour résoudre tous ces problèmes, vous soulignez l’inefficience de l’Etat. Comment mettre ce dernier à la hauteur de ces défis?

On a tendance à l’oublier mais l’idéologie de Reagan ou de Thatcher (l’Etat n’est pas la solution, il est le problème) devait résoudre les problèmes spécifiques de la fin des années 1970: la stagflation, la baisse de la productivité, etc. Or, dans le monde d’aujourd’hui, vous avez besoin de l’Etat pour qu’il s’occupe du changement climatique, de la pandémie, du manque de concurrence dans le marché et du développement croissant des monopoles dans un nombre croissant de secteurs, de la montée des inégalités. Parce que ce ne sont pas des problèmes que le marché peut résoudre. Mais comment faire quand l’Etat devient un problème, quand l’Etat est bureaucratique, corrompu, inefficace? Ce n’est pas tant le type de gouvernement qui importe que sa qualité. Et cette qualité a baissé dans le monde de l’Ouest et a augmenté en Asie du Sud-Est.

Personne n’est inquiet de la mondialisation quand on parle du vaccin! Nous devons appliquer cet esprit à tous nos problèmes, qui ne pourront être résolus que par une collaboration internationale et une plus grande ambition.

Les pays d’Asie du Sud-Est, que l’on parle de dictatures ou de démocraties, que l’on parle de Singapour ou de la Corée du Sud, se sont focalisés sur des gouvernements compétents. Ils ont valorisé l’identité collective et l’intérêt commun. Le port du masque en est un exemple: le masque protège autant l’autre que vous-même. Il s’agit donc d’un marché: je vous protège vous et vous me protégez moi. C’est un type de comportement que vous pouvez avoir plus facilement à Taiwan qu’en Europe ou aux Etats-Unis où l’individualisme devient tellement important.

C’est aussi une certaine preuve d’humilité. De manière ironique, les pays asiatiques ont souvent copié ce qu’ils avaient vu de bien dans les pays occidentaux, mais que l’Ouest a abandonné entre-temps. Comme par exemple une administration légère mais forte et efficace. Nos pays devraient envoyer des équipes en Asie afin d’étudier ce que ces pays ont fait de mieux que nous. Mais pas un seul pays occidental ne va le faire. Il subsiste une grande arrogance à l’Ouest.

Certains se demandent si nous avons bien réagi, si nous avons bien fait d’arrêter complètement l’économie. Après tout, il y a un siècle, lors de la grippe espagnole, on n’a pas mis tout à l’arrêt.

Au moment de la grippe espagnole, l’économie était beaucoup plus locale, en raison d’ailleurs de la Première Guerre mondiale qui avait relocalisé une bonne partie des activités. Mais si nous avons confiné aujourd’hui, c’est parce que nous n’avons pas réussi à arrêter l’épidémie. Le Vietnam, Taiwan, la Corée du Sud n’ont pas vécu de lockdown généralisé. Pourquoi? Parce qu’ils ont réagi tôt, de manière agressive et intelligente. La personne responsable du programme de la lutte contre le Covid à Taiwan m’a dit: vous parlez toujours de testing et de tracing, mais la chose la plus importante est ” isolating“. Après avoir testé et après avoir tracé, l’action la plus déterminante consiste à isoler les personnes contaminées ou qui potentiellement peuvent l’être. A Taiwan, cela concernait 200.000 personnes, soit 1% de la population qui a donc été isolée pendant 14 jours, pour que les 99% autres puissent avoir une vie normale. Vous étiez isolé dans une chambre d’hôtel, l’Etat vous donnait un téléphone, on vous appelait trois fois par jour et si vous ne répondiez pas une fois, vous étiez censé avoir violé la quarantaine. C’est un bon exemple de réaction intelligente. Certains me disent: vous, aux Etats-Unis, vous ne pourrez jamais faire cela, ce n’est pas dans votre culture. Oui, mais nous pourrions peut-être aller jusqu’à payer les gens pour qu’ils respectent l’isolement. Nous n’y avons jamais pensé. Pourtant, cela aurait coûté moins cher que les 4.000 milliards de dollars que nous sommes en train de dépenser pour faire revivre l’économie.

Il y a désormais plus d’un demi-million de décès aux Etats-Unis, 22.000 en Belgique. Pour vous, ces personnes ne doivent pas être mortes en vain. Que voulez-vous dire?

Nous devons puiser dans cette crise l’énergie d’être plus ambitieux. Regardez les vaccins. C’est un miracle d’avoir pu en créer un en neuf mois là où il a fallu parfois 50 ans. Et c’est grâce à la coopération internationale. Personne n’est inquiet de la mondialisation quand on parle du vaccin! Nous devons appliquer cet esprit à tous nos problèmes, qui ne pourront être résolus que par une collaboration internationale et une plus grande ambition. Je cite Dwight D. Eisenhower qui a vu, luttant contre les nazis, ce qu’il y avait de pire en l’homme. Il en a pourtant retiré davantage d’idéalisme et d’ambition. Vingt ans après le débarquement, face aux tombes des soldats américains en Normandie, il a dit: “Ces gens-là nous ont accordé une chance, ils nous ont fait gagner du temps, afin que nous puissions faire mieux qu’avant…”. C’est ce que nous devons aux gens qui sont morts de cette pandémie. Nous devons créer un monde meilleur, avec plus d’ambition et davantage de collaboration internationale.

(*) Fareed Zakaria, Retour vers le Futur, Editions Saint-Simon, 280 p., 21,90 euros.

Profil

  • Né le 20 janvier 1964 à Bombay.
  • Diplômé des universités de Yale et Harvard, où il a passé un doctorat en sciences politiques.
  • A dirigé la revue Foreign Affair, l’édition internationale de Newsweek, a écrit des éditoriaux pour Time, le New Yorker, Slate, etc., et tient une colonne hebdomadaire dans le Washington Post.
  • Depuis 13 ans, son émission sur CNN intitulée GPS (Global Public Square) passe chaque semaine en revue l’actualité internationale.
  • Est l’auteur de nombreux essais dont un, dès 1997, sur la “démocratie illibérale”, concept qui a depuis fait florès.

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