Paul Vacca

Etre unique n’a rien d’exceptionnel

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Warhol avait non seulement compris les mécanismes de la célébrité mais aussi subodoré ceux de la réassurance sur le marché de l’art.

Etre une pièce unique en matière d’art semble être un prérequis pour affoler les compteurs. Si l’on vient du monde entier pour voir la Joconde, c’est parce qu’il n’y en a qu’une. Ce lundi chez Christie’s à New York, un tableau d’Andy Warhol représentant Marilyn Monroe a été mis aux enchères. L’argumentaire parle d’un tableau qui “transcende le genre du portrait au summum de l’art du 20e siècle, aux côtés de La Naissance de Vénus de Botticelli, de La Joconde de de Vinci et des Demoiselles d’Avignon de Picasso. C’est l’un des plus grands tableaux de tous les temps.”

Warhol avait non seulement compris les mécanismes de la célébrité mais aussi subodoré ceux de la réassurance sur le marché de l’art.

Voilà qui est bien tourné, mais ce tableau n’a pourtant rien d’unique. Il n’est pas, au sens strict, une oeuvre originale mais le décalque d’une autre oeuvre: la photo d’Henry Hathaway – jamais crédité – pour la promotion du film Niagara sorti en 1953. De plus, cette Marylin existe en réalité en cinq exemplaires.

Pourtant, la toile a trouvé preneur à 195 millions de dollars, éclipsant ainsi le dernier record pour un artiste américain (un Basquiat adjugé à 110,5 millions de dollars en 2017) et le prix le plus élevé pour un artiste du 20e siècle.

Mais pourquoi diable un acheteur a-t-il déboursé 195 millions de dollars pour un tableau qui existe en cinq exemplaires quasi identiques? C’est fou, évidemment. Mais pas absurde pour autant. D’abord, parce que ce carré d’un mètre de côté possède un narratif. Il appartient à la série Shot Marilyn, appelée ainsi depuis que la performeuse Dorothy Podber, invitée à la Factory, a vu les Marylin et a demandé au maître des lieux: “Can I shoot them?”. Warhol accepte, se méprenant sur le sens de la demande de la performeuse qui sort non pas un appareil photo mais un colt, et loge une balle dans la tempe de Marylin, traversant les quatre toiles. Par la suite, Warhol répara les dégâts…

Ensuite, parce que par rapport à d’autres sérigraphies de Warhol – comme les Mao tirées à 250 exemplaires – celle-ci est relativement rare. Ensuite encore, parce que cette pièce possède un pedigree de premier ordre, étant passée entre les mains des plus grands collectionneurs, vendue à l’époque par le galeriste new-yorkais Leo Castelli, ce qui lui confère un lignage exceptionnel, aristocratique.

Enfin, et surtout, parce qu’acquérir une oeuvre qui n’est pas unique possède des avantages sur le plan financier. N’est-ce pas plus sûr que d’acheter 450 millions de dollars un Salvator Mundi qui, certes, est unique mais dont on ne sait même pas si c’est un authentique de Vinci? De fait, Warhol avait non seulement compris les mécanismes de la célébrité mais aussi subodoré ceux de la réassurance sur le marché de l’art. Acheter une oeuvre unique, c’est se retrouver seul et s’exposer au risque. Un problème bien connu des gens de l’immobilier: un produit inclassable est souvent incasable.

Acquérir un tableau sur le marché ne se réduit pas à la possession de l’oeuvre: c’est un laissez-passer inestimable pour faire partie de la communauté des esthètes fortunés qui se retrouve à Bâle, Miami ou Hong Kong. Alors peu importe qu’elle soit unique ou pas (pourvu que ce ne soit pas un faux). Car si le luxe s’inspire de l’art, la réciproque est tout aussi vraie: acheter une oeuvre d’art aujourd’hui, comme un produit de luxe – un sac, une montre ou un yacht – c’est avant tout appartenir à un club. Entre les deux, il n’y a parfois qu’une simple différence de zéros.

Et puis, l’unicité n’est-elle pas qu’une vue de l’esprit? “Rien n’est unique au point de ne pouvoir figurer dans une liste”, disait Georges Perec, l’auteur de La Disparition. Ne serait-ce que dans la liste des choses qui se prétendent uniques.

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