En Afrique, la question à 2,5 milliards

Par manque de terrain, le bidonville de Makoko, dans la banlieue de Lagos, s'étend désormais sur l'eau. Plus de 80.000 personnes y vivent sur pilotis. © BelgaImage

Les projections démographiques pour l’Afrique pourraient se révéler totalement fausses.

Le long de la jetée s’avance une pirogue remplie de femmes, toutes vêtues d’une robe immaculée, qui se rendent à l’église. Une autre transporte une famille vers sa maison, perchée sur de hauts pilotis dans la lagune de Lagos, la plus grande ville d’Afrique. Makoko, un bidonville d’environ 250.000 habitants, est à court d’espace. Cela fait longtemps qu’il s’est déplacé vers les berges arides de la capitale commerciale du Nigeria : près d’un tiers de ses habitants vivent au-dessus de l’eau. Et malgré l’interdiction de poursuivre son expansion vers la mer, il continue de gagner du terrain, mais à la verticale. Les maisons sur pilotis sont désormais surplombées de niveaux supplémentaires destinés à abriter les familles qui s’agrandissent.

C’est probablement dans un bidonville surpeuplé comme celui-ci qu’un bébé né en 2019 fera basculer le Nigeria au-delà de deux seuils importants. Il deviendra d’abord le deux-cent-millionième citoyen nigérian. Ensuite, cet enfant pourrait être le cent-millionième à vivre dans une ville, ce qui porterait le taux d’urbanisation du Nigeria au-dessus des 50 %. Selon les démographes de l’Onu, la population du pays dépassera celle des Etats-Unis très probablement avant 2050, et deviendra le troisième plus grand pays du monde après la Chine et l’Inde. Une population nigériane qui, d’après eux, va continuer de croître à un rythme effréné, atteignant près de 800 millions d’habitants d’ici 2100, soit la limite de leurs modèles statistiques.

Tendance indéniable

Ces prévisions doivent toutefois être prises avec du recul, car nul ne sait exactement, même à quelques millions près, combien de personnes vivent au Nigeria à l’heure actuelle. Les estimations sont fondées sur un recensement effectué en 2006 qui a probablement surestimé les chiffres réels pour des raisons politiques. Pourtant, même si les chiffres sont erronés, la tendance est indéniable, et s’applique au reste de l’Afrique. L’Onu estime ainsi que la population du continent devrait doubler d’ici 2050, passant de 1,2 milliard d’habitants à 2,5 milliards, et pratiquement quadrupler d’ici 2100 pour atteindre les 4,5 milliards d’habitants. De la même manière, les villes africaines, qui abritent déjà près de 40 % de la population du continent, représenteront 21 des 30 villes à la croissance la plus rapide du monde entre 2018 et 2035. Et nombre d’entre elles auront doublé de taille durant cette période.

Ces projections sous-tendent en grande partie la vision du monde par rapport à l’Afrique dans les décennies à venir. Les entreprises observent la croissance rapide de la population urbaine et y voient une opportunité commerciale très prometteuse. Les industriels, eux, y espèrent une source abondante de jeunes salariés à l’heure où la main-d’oeuvre mondiale vieillit. A l’inverse, d’autres ne perçoivent que les aspects négatifs, invoquant les risques de terrorisme, de conflits et de migration massive vers l’Europe, si l’Afrique est incapable de fournir des emplois et de garantir une vie meilleure aux millions de jeunes gens qui vont y voir le jour.

Dans les capitales africaines, les femmes ont deux à trois fois moins d’enfants qu’en milieu rural.

Toutefois, tant les optimistes que les pessimistes se méprennent probablement sur ces prévisions démographiques. La Division de la population de l’Onu, dont les modèles sont généralement considérés comme la référence ultime, pourrait surestimer de 2 milliards de personnes, voire plus encore, la population africaine en 2100. Car à l’instar des autres régions pauvres du monde, ce continent connaît un taux de fécondité en baisse depuis les années 1970. Une baisse qui s’est ralentie temporairement dans les années 2000, le développement ayant stagné dans de nombreux pays. Mais comme le modèle de l’Onu prend en compte ce léger déclin, il génère naturellement des projections indiquant une forte croissance de la population au cours des 82 prochaines années.

Ce qui est toutefois plus intéressant que le modèle en lui-même, ce sont les raisons sous-jacentes qui le poussent à sous-estimer très probablement la rapidité à laquelle la fécondité reculera au cours des prochaines décennies. La première raison est qu’urbanisation et croissance rapide de la population ne font pas bon ménage. Comme les familles migrent des exploitations agricoles vers les villes, les coûts et les avantages d’une famille nombreuse ne sont plus les mêmes. A la ferme, un enfant supplémentaire est le bienvenu, car il peut surveiller le bétail ou labourer les terres. A la ville, il représente une nouvelle bouche à nourrir et un esprit à éduquer. Dans les capitales africaines, les femmes ont deux à trois fois moins d’enfants qu’en milieu rural.

1,5 milliard de moins que prévu

Les enfants vivant en milieu urbain ont beaucoup plus de chances d’aller à l’école. Dans ces conditions, la taille de la famille peut changer rapidement. En règle générale, le taux de fécondité passe de plus de six enfants chez les femmes qui n’ont pas reçu d’éducation classique à quatre enfants chez celles qui ont terminé leurs études primaires, et à deux chez celles qui ont terminé leurs études secondaires, explique Wolfgang Lutz, de l’Institut international pour l’analyse des systèmes appliqués, à Vienne. Il estime que si l’Afrique conserve son rythme actuel d’amélioration de la scolarisation, la natalité ralentira de façon si spectaculaire que le continent comptera environ 2,9 milliards d’habitants d’ici la fin du siècle, soit environ 1,5 milliard de moins que les projections des modèles de l’Onu.

Une expansion rapide de la scolarisation, conformément aux Objectifs de développement durable des Nations unies, exercerait un impact encore plus important et maintiendrait la population africaine en dessous de la barre des 2 milliards d’habitants. Un tel cas de figure faciliterait considérablement la gestion d’un grand nombre des problèmes du continent. L’emploi pourrait croître à un rythme plus modéré. Les villes n’auraient pas besoin de développer leurs infrastructures aussi rapidement. Et les services de l’éducation n’auraient pas à construire des salles de classe à un rythme effréné, ce qui leur permettrait de consacrer davantage de moyens financiers à la scolarisation des filles et à la construction de nouvelles écoles dans les endroits difficiles d’accès – notamment le bidonville flottant de Makoko, qui n’en possède actuellement aucune.

Par Jonathan Rosenthal.

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