Derrière la tragédie de Beyrouth, un certain non-droit des mers mis en évidence

Beyrouth © BELGAIMAGE

Un vieux cargo géorgien – à moins qu’il ne soit bulgare ou moldave -, au propriétaire insaisissable, chargé de matière explosive… La tragédie de Beyrouth a rappelé que les océans étaient parfois une zone de non-droit propice à tous les trafics.

Près de 200 morts et des milliers de blessés, des quartiers entiers détruits: la déliquescence de l’Etat libanais et la corruption ont été amplement dénoncés après l’explosion d’un énorme stock de nitrate d’ammonium, entreposé dans le port de Beyrouth où le cargo Rhosus avait fait escale le 20 novembre 2013, pour ne plus repartir.

Pour Helen Sampson, directrice du Centre international de recherches sur les marins à l’université de Cardiff (Grande-Bretagne), la tragédie révèle aussi d’autres problèmes: “si le Rhosus avait été correctement réglementé, il n’aurait pas pu naviguer jusqu’à Beyrouth et n’aurait pas été saisi” par les autorités portuaires.

“On peut supposer qu’il n’aurait pas été abandonné et que sa cargaison n’aurait pas été déchargée. En tout état de cause, cet exemple jette une lumière crue sur les lacunes du système actuel de réglementation maritime”.

– Pavillon moldave –

Le Rhosus, bateau de trente ans d’âge dont le port d’attache était en Géorgie mais qui avait une boîte aux lettres en Bulgarie, battait pavillon… de la Moldavie.

Ce pays sans accès à la mer est sur la liste noire du “Memorandum de Paris”, une organisation de 27 Etats, en majorité européens, qui classe les pavillons selon des critères de sécurité, environnementaux et sociaux.

Selon Mme Sampson, plus de 70% du tonnage circulant sur les mers relève de pavillons “de libre immatriculation”, flottant sur des bateaux enregistrés ailleurs que dans leur pays d’origine. Mais la fiabilité et le sérieux de ces pavillons dits “de complaisance”, l’appellation plus connue du grand public, sont variables.

La liste noire du “Memorandum de Paris” compte 17 noms actuellement, allant du Togo à la Mongolie en passant par l’Ukraine.

La fédération syndicale internationale du transport maritime (ITF) recense, elle, 35 pavillons à risque – dont celui du Panama, le plus connu et le plus important pavillon “de complaisance”: 9.367 bateaux à fin 2019, près de deux fois plus que la Chine (source: Lloyds).

– Propriétaire insaisissable –

Mais il n’y a pas seulement le pavillon. Selon une enquête du consortium de journalistes OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), le véritable propriétaire du Rhosus, un magnat du transport maritime chypriote, était dissimulé derrière des sociétés écrans.

Il aurait loué le bateau, via une société enregistrée au Panama, à un intermédiaire russe impécunieux qui l’a finalement abandonné, ainsi que son équipage et sa dangereuse cargaison.

Toujours selon l’OCCRP, la société qui a délivré au Rhosus son “certificat de navigabilité” appartenait en réalité… à l’armateur lui-même.

Quant à son chargement, il était destiné à une firme mozambicaine, Fabrica de Explosivos. Qui, selon l’OCCRP, fait partie d’un réseau d’entreprises liées à la classe dirigeante du Mozambique et ayant fait l’objet d’une enquête pour trafic d’armes et fourniture d’explosifs à des terroristes.

– “Les mailles se resserrent” –

Attention de ne pas “jeter le bébé avec l’eau du bain”, met toutefois en garde Jean-Marc Lacave, délégué général d’Armateurs de France. Certes, des “moutons noirs continuent d’exister” mais “les différences entre les pays sont en train de s’estomper et on assiste à une convergence par le haut” des normes, assure cet ancien directeur du port français du Havre.

En outre, “les mailles se resserrent”, les contrôles dans les ports étant de plus en plus fréquents et efficaces, renchérit Nelly Grassin, experte en sécurité au sein de la même organisation.

Le Rhosus et son chargement explosif ne seraient-ils qu’une goutte d’eau dans l’océan des marchandises transportées par voie maritime, qui représente aujourd’hui 90% des échanges de biens internationaux?

Peut-être, sauf que “la massification” de ces échanges crée une “invisibilité” qui profite aux organisations criminelles, souligne l’économiste Clotilde Champeyrache dans “La face cachée de l’économie, néolibéralisme et criminalité”. Ajoutant que “la mise en concurrence des territoires permet de mettre en déroute les opérations des forces de l’ordre et de la justice en brouillant la traçabilité des marchandises, des capitaux et des personnes”.

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