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Dame justice, réveille-toi

Douze ans pour pouvoir plaider! Comment un Etat dit de droit peut-il admettre un tel délai?

Dans un litige opposant, devant la sixième chambre fiscale de la cour d’appel de Bruxelles, l’administration fiscale et les liquidateurs de la société Kepha Invest, une collaboratrice d’un bureau d’avocats déposait voici quelques jours les dernières conclusions de son cabinet au greffe. Ayant demandé quand auraient lieu les plaidoiries, elle s’entendit répondre: “Je vous donne une date provisoire en 2033”.

Douze ans pour pouvoir plaider! Montesquieu doit se retourner 15 fois dans sa tombe. Comment un Etat dit de droit peut-il admettre un tel délai? On n’entrera pas dans les détails de l’affaire, passablement compliquée et sulfureuse. Kepha Invest est une escroquerie dans laquelle 300 détenteurs d’obligations ont perdu une trentaine de millions d’euros. Mais le simple fait de décider sans ciller de fixer de telles échéances est un signe de plus, s’il en fallait, que la justice du pays ne va pas bien. Car même si une telle attente pour une plaidoirie est un record, il n’est pas rare, en matières fiscales, que les procédures s’étalent sur des années. “Souvent, un justiciable ne survit pas à son procès”, avoue un juge liégeois.

Douze ans pour pouvoir plaider! Comment un Etat dit de droit peut-il admettre un tel délai?

Cette lenteur et cette inefficacité ne datent pas d’hier. Souvenez-vous de l’affaire KBLux, une des plus importantes fraudes fiscales du pays, qui s’est terminée après 15 ans de procédures en un lamentable bouillon parce que les poursuites avaient finalement été déclarées irrecevables.

Douze ans, c’est aussi le temps qu’il a fallu pour que la justice rende les armes dans le dossier Fortis. En septembre 2020, la chambre des mises en accusation a finalement dû constater que les charges au pénal pour des faits remontants à 2007-2008 étaient prescrites. Notre confrère Nicolas Keszei, chroniqueur judiciaire à L’Echo, celui qui a levé ce dernier lièvre dans l’affaire Kepha Invest, a publié un livre (éditions Kennes) sur Fortis et parle très justement de “procès volé”.

Notre pays n’est pas le dernier à fustiger la Hongrie ou la Pologne pour s’être écartée de l’honorable route tracée par les Etats de droit. Mais nous-mêmes, sommes-nous dans les clous? Les malfaçons de notre système commencent à se voir en dehors de nos frontières. Dans son dernier rapport sur l’Etat de droit, la Commission européenne égratigne une justice belge qui souffre d’ “un manque persistant de données cohérentes, fiables et uniformes sur les tribunaux, ce qui entrave les progrès en matière d’efficacité de la justice”. Elle pointe aussi que “les délais particulièrement longs dans certaines cours d’appel sont préoccupants”.

On dira que tout cela est une question de budget, qu’il faudrait renforcer une magistrature notoirement sous-staffée et sous-équipée. Sans doute. Mais pas que. C’est aussi une question de volonté. Un exemple: une disposition qui encombre inutilement la chambre d’appel et qui pourrait disparaître vient des habitudes de l’administration fiscale. “Elle se sent obligée, nous dit une source judiciaire, de revenir avec de vieux dossiers, tellement anciens qu’ils ont même parfois disparu du rôle. Mais pour les boucler officiellement, l’administration les fait revenir devant le tribunal. On parle de centaines de dossiers par an pour cette seule sixième chambre fiscale de la cour d’appel de Bruxelles. Des audiences entières sont consacrées à ces dossiers qui, souvent, datent du milieu des années 1980 ou des années 1990 et dans lesquels souvent le contribuable est décédé ou a payé.”

Ah, notre surréalisme… On rend justice aux morts – bien leur en fasse – mais on laisse les vivants se morfondre.

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