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Coronavirus et (re)distribution des revenus: “l’urgence ne peut tout justifier”

Philippe Defeyt pointe, dans une note publiée par l’Institut pour un développement durable, certaines inégalités engendrées ou confirmées par les récentes mesures économiques et sociales prises pour atténuer les conséquences de l’épidémie de Covid-19 en Belgique. L’IDD propose, à terme, la mise en place d’un revenu de base pour tous les Belges.

Avertissement: Cette note a été écrite avec les informations disponibles à ce jour (23-03-2020), dans un environnement non stabilisé pour certaines mesures. Il n’est donc pas impossible que certains commentaires devront être nuancés voir être abandonnés une fois les choses mises en route ou d’autres mesures prises plus tard. Je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais il faut être vigilant.

Les nombreuses mesures en matière de revenus prises au vu de la crise ont rappelé aux uns et appris aux autres les “subtilités” de notre système de (re)distribution des revenus.

Celui-ci a évolué au cours des vingt dernières années dans toutes les directions, avec de moins en moins de cohésion, de cohérence, de lisibilité et d’équité.

Quelques exemples en lien avec l’actualité récente:

  • dans une entreprise d’économie sociale des travailleurs sous le statut dit Article 60 ont découvert que, contrairement à leurs collègues, ils n’ont pas droit à bénéficier du chômage temporaire, même dans sa nouvelle configuration;
  • les nombreux travailleurs qui au cours des dernières années ont perdu leur emploi ont bénéficié de conditions moins favorables que les “nouveaux” chômeurs temporaires (pour cause économique ou pour cas de force majeure) qui vont eux, et c’est très bien ainsi, bénéficier au total d’une indemnité supérieure (l’indemnité de base est passée de 65% à 70% du salaire brut – plafonné – à laquelle s’ajoute une indemnité journalière de 5,63 bruts par jour chômé)1?;
  • le droit passerelle, accordé désormais à beaucoup d’indépendants2, et ici aussi tant mieux, reste identique tout au long de la période où on y a droit alors que les allocations de chômage sont dégressives dans le temps (dès le 4e mois)3?;
  • on peut à cet égard aussi se poser la question suivante: pourquoi les allocations de chômage “ordinaires” sont-elles dégressives dès le 4e mois et pas les allocations de chômage temporaire?; certes, on peut supposer que, en temps normal, il est rare d’avoir du chômage temporaire qui dure plus de 3 mois, mais cela pourrait être plus souvent le cas avec cette crise-ci;
  • les conditions pour toucher un droit passerelle avec “charge de famille” sont celles de l’assurance-maladie, pas celles du chômage ou du revenu d’intégration; or on sait que “chef de ménage” n’est pas défini de la même manière d’une législation à l’autre4;
  • il est probable que certains “petits” indépendants ou des indépendants ayant commencé leur activité récemment toucheront plus avec le droit passerelle que ce que leur rapporte en moyenne mensuelle leur activité; à nouveau tant mieux pour eux mais que n’entendrait-on pas d’un chômeur qui toucherait plus que son salaire?
  • on peut aussi se poser la question du “tout ou rien” pour ce qui concerne le droit passerelle (et d’autres aides régionales); la condition d’une cessation complète des activités pour en bénéficier est évidemment un fort incitant pour arrêter totalement alors que, pour certains secteurs ou certains métiers, un arrêt partiel (par exemple un restaurant passant à des livraisons à domicile) aurait été socialement et économiquement intéressant; des chômeurs temporaires le seront eux à “temps partiel”;
  • les personnes qui complètent un modeste revenu salarial, par exemple parce qu’elles n’ont pas trouvé un emploi à temps plein, par une activité d’indépendant à titre complémentaire ne vont elles toucher aucune compensation si perte de cette activité il y a; même remarque pour une série de nouveaux “statuts”: flexi-jobs5, revenus issus du travail associatif, des services occasionnels et des activités dans le cadre de l’économie des plates-formes (le peer to peer)6;
  • les montants d’allocations indiqués dans les communications officielles et les médias – et cela vaut aussi pour d’autres débats comme par exemple la pension minimum – sont des montants bruts et concernent des travailleurs à temps plein; or, les allocations sociales sont évidemment proportionnées au temps de travail; et, par exemple, même une allocation de chômage revalorisée à 70% reste faible quand elle s’applique au salaire d’une personne qui travaille à mi-temps avec un salaire modeste;
  • des travailleurs touchés, directement ou indirectement, par la crise du coronavirus auront, au moins pour un temps, des revenus différents et se verront appliquer des règles différentes suivant qu’ils sont devenus allocataires via le chômage normal (il y aura aussi des cessations définitives d’activités), le chômage temporaire ou les indemnités d’incapacité;
  • rassembler des documents et se déplacer peut au vu de la crise être rendu plus difficile voire impossible pour ceux et celles qui sont concerné.e.s par le revenu d’intégration;
  • enfin, le nombre de situations spécifiques ou configurations peu fréquentes (par exemple un ménage où il y aura une allocation dite droit passerelle et une allocation de chômage temporaire) va augmenter considérablement; on peut s’attendre donc à des difficultés d’application; en effet, les télescopages de réglementations, dans le cadre d’une législation qui est devenue de plus en plus complexe, risquent de susciter des interprétations divergentes et/ou fluctuantes (entre organismes de sécurité sociale ou entre ceux-ci et les organismes de paiement) et donc, dans l’immédiat, de conduire à ne pas donner à certains tout ce que à quoi ils ont droit (par exemple des allocations familiales majorées) et, ultérieurement, de générer des remboursements, des suppléments d’impôt, des pertes ou réductions d’autres droits non anticipés ; d’une manière générale il n’est pas évident que les changements dans la composition ou les revenus d’un ménage, qu’il faut déclarer d’initiative, le seront comme il se doit dans des circonstances qui resteront difficiles et par un “nouveau public” peu habitué à la rigueur de la législation sociale.

L’objet de cette analyse n’est pas de “flinguer” les mesures prises; il fallait, d’évidence, des mesures rapides et fortes, pour rassurer sur les plans économique, social et psychologique. Mais l’urgence ne peut tout justifier, en particulier des oublis ou des inégalités de traitement. Et on peut améliorer le dispositif global au fur et à mesure.

Au vu de l’analyse qui précède, je pense qu’il faut à la fois des mesures de court terme et puis des réformes d’envergure à préparer et à concrétiser dès que possible.

À (très) court terme, je propose cinq catégories de mesures essentielles:

  1. Rendre plus équitable l’ensemble du dispositif social existant, tel que complété par les mesures récentes. Exemple: les périodes octroyées sous le régime d’exception en droit passerelle ne seront pas prises en compte dans le maximum d’octrois ultérieurs; fort bien, mais pourquoi dans ce contexte où il sera d’évidence très difficile de trouver un emploi ne devrait-on pas, par équité, suspendre la dégressivité des allocations de chômage? Autre illustration: il faudrait éviter les inégalités entre allocations de chômage en fonction de la porte d’entrée.
  2. Repérer tous les éventuels “frottements” entre législations pour les supprimer ou les clarifier, au bénéfice des personnes soutenues.
  3. S’assurer plus que jamais que toutes les personnes en perte de revenus activent tous leurs droits.
  4. Figer pour un temps les revenus d’intégration de ceux qui y ont déjà droit et faire en sorte que la rapidité des procédures soit assurée pour les nouvelles demandes.
  5. Enfin, il faut tout faire, ce qui nécessitera probablement de faire du fine-tuning réglementaire, pour éviter à tous les allocataires sociaux, anciens et nouveaux, des difficultés ultérieures (remboursements, suppléments d’impôts, etc.)

À moyen terme, c’est d’une refonte fondamentale dont notre protection sociale a besoin, en particulier pour ce qui est des revenus dits de remplacement.

Je propose ici de le faire sur base de six grandes orientations:

  1. Un retour au principe des assurances sociales: l’allocation de replacement est calculée en fonction des revenus perdus, punt aan de lijn. Ce qui implique la fin des catégories de bénéficiaires (isolé, cohabitant, “chef de ménage”).
  2. Un revenu perdu est un revenu perdu et donne droit, toutes autres choses égales par ailleurs, aux mêmes allocations, quelle que soit la cause de cette perte.
  3. Rapprocher voire fusionner les statuts – un travailleur est un travailleur et un revenu est un revenu – en commençant par supprimer tous ces régimes spécifiques imaginés ces dernières années, ce qui implique de soumettre aux mêmes cotisations sociales tous les revenus (déduction faite des dépenses professionnelles), mais permet d’indemniser tout le monde en compensant toutes les pertes de revenus.
  4. Harmoniser tous les seuils de revenus pour accéder à des droits sociaux (allocations familiales majorées, aides en matière d’énergie…).
  5. Eviter le “tout ou rien”, “l’un ou l’autre”; de plus en plus de situations professionnelles sont complexes (plusieurs sources de revenus par exemple), fluides, intermittentes; soutenons les personnes qui souhaitent s’épanouir dans des activités variées ou sont obligées de s’y adapter; ne leur compliquons pas la vie inutilement et garantissons-leur les mêmes protections.
  6. Introduire un revenu de base comme sixième pilier de la sécurité sociale7. C’est, je m’y attends, la proposition qui pour beaucoup sera la moins audible. Reconnaissons pourtant que la crise actuelle renforce l’intérêt d’un tel dispositif, ne serait-ce que parce qu’un socle identique pour tous assure des allocations plus élevées en bas de l’échelle des revenus et parce qu’un revenu de base peut, en cas de nécessité, facilement être relevé immédiatement et ce de manière équitable, ce qui reviendrait à mettre en oeuvre l’idée d’un helicopter quantitative easing8.

Ce dernier point mérite d’être quelque peu développé. L’idée de soutenir directement le pouvoir d’achat et l’activité économique en versant un même forfait en cash à chaque citoyen fait son chemin, même si certains économistes pointent le risque de voir une partie de l’argent thésaurisée.

Mais supposons qu’on souhaite, à l’occasion d’une crise comme celle que nous vivons, mettre un tel dispositif en oeuvre en Belgique. Et bien ce ne serait pas aussi évident que cela.

Pour l’essentiel la question est: qui verse quoi à qui, pour être sûr que l’argent arrive rapidement, sans doublons ni oublis? Illustration: certes l’administration fiscale connaît en principe le numéro de compte de ceux à qui a été envoyé un extrait de rôle; mais, le moment du versement venu, ce numéro de compte est-il encore valable, la composition du ménage n’a-t-elle pas changé, etc.?

C’est pour fluidifier la mise en oeuvre d’un système de redistribution des revenus revu en profondeur que je propose de doter chaque Belge d’un compte virtuel par lequel transiteraient pendant une fraction de seconde ses revenus avant d’être orientés vers son compte bancaire. Les informations recueillies par ce compte virtuel permettraient de fortement simplifier la mise en oeuvre des mécanismes redistributifs et de les adapter aux fluctuations des revenus de manière instantanée.

Cerise sur le gâteau: l’octroi d’un tel compte virtuel à chaque Belge permettrait, le cas échéant, de mettre en oeuvre une politique de quantitative easing orientée directement vers les citoyens.

Précisons encore qu’un tel compte virtuel serait utile même dans le cadre actuel; mais sa portée sera d’autant plus grande qu’on aura réformé en profondeur notre redistribution des revenus, pour plus d’efficacité, plus d’efficience et plus d’équité, grâce à un revenu de base et les autres réformes qui vont de pair.

Les temps sont difficiles et les urgences nombreuses. Mais rappelons pour conclure que les grandes réformes sociales de l’après-guerre ont, dans de nombreux pays, été préparées en temps de guerre. Pourquoi n’en serait-on pas capable dans la situation actuelle?

1. Voir pour plus de précisions: https://www.onem.be/fr/nouveau/chomage-temporaire-la-suite-de-lepidemie-de- coronavirus-covid-19-simplification-de-la-procedure

2. Voir pour plus de précisions : https://www.ucm.be/Independants-et-unis/Independants/Droit-passerelle/Puis-je-beneficier- du-droit-passerelle-en-cas-de-cessation-forcee

3. Voir pour plus de précisions sur les montants des allocations de chômage: https://www.onem.be/fr/documentation/feuille- info/t67 et https://www.onem.be/fr/documentation/barèmes/chomage-complet

4. Voici un aperçu de la complexe législation sur les différentes catégories de bénéficiaires:

– pour le chômage: https://www.onem.be/fr/documentation/feuille-info/t147

– pour l’assurance-maladie: https://www.riziv.fgov.be/fr/themes/incapacite-travail/Pages/situation-familiale.aspx

– pour le revenu d’intégration: https://www.mi-is.be/fr/lequivalent-du-revenu-dintegration-sociale

5. Voir par exemple pour les “jobs” dans l’HORECA: https://www.rsz.fgov.be/fr/statistiques/statistiques-en- ligne/categories-specifiques-doccupations-horeca-et-autres

6. Voir pour quelques précisions et les statistiques: https://www.rsz.fgov.be/fr/statistiques/statistiques-en-ligne/activites-complementaires

7. Voir Philippe Defeyt, “Un revenu de base pour chacun, plus d’autonomie pour tous”, version novembre 2017 et Philippe Defeyt, “Revenu de base: y voir plus clair”, janvier 2018.

8. “L’Hélicoptère monétaire est un type de politique monétaire consistant, pour une banque centrale, à créer de la monnaie et de la distribuer directement aux citoyens, à la manière d’un dividende citoyen.” in https://fr.wikipedia.org/wiki/Hélicoptère_monétaire

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