“Compter sur un marché libre et financiarisé pour l’énergie, c’est d’une naïveté monstrueuse”

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

L’économiste Eric De Keuleneer (ULB) dénonce le rôle des spéculateurs au service de puissances étrangères hostiles dans l’explosion des prix du gaz et de l’électricité. Il plaide pour un acheteur unique européen et une taxation des surprofits à 90%.

Eric De Keuleneer est professeur émérite d’économie à l’ULB. C’est aussi un grand spécialiste de l’énergie, dont il fut un acteur chez Luminus. Pour Trends Tendances, il analyse longuement, sans tabous, la crise que nous vivons et la naïveté de ceux qui ont cru à la libéralisation du marché dans un contexte hostile.

La crise énergétique préoccupe tout le monde. A la source de cette explosion du prix du gaz et, par ricochet, de l’électricité, trouve-ton de la spéculation, en plus du contexte international?

Sur le marché d’Europe continentale, mis à part peut-être de l’Espagne et de l’Italie, les prix du gaz ont atteint des niveaux très élevés. On peut se demander qui achèterait du gaz à ces prix-là. Si vous aviez le choix de réduire votre chauffage ou de mettre un pull en plus, je crois que vous décideriez de ne pas payer de ce genre de montants. Même chose pour des industriels qui sont contraints d’arrêter la production. Qui fait monter les prix? Ce ne sont pas les acheteurs de bonne foi, il y a de grands risques que ce soient les spéculateurs.

Malheureusement, une grande partie des contrats d’approvisionnement de gaz ne sont pas à des prix fixes, mais à des prix basés sur ce prix de marché. Or, les pays européens n’ont pris aucune protection pour protéger ce marché du gaz des spéculations financières. Il y a énormément de fonds spéculatifs (hedge funds) qui achètent du gaz et qui ont fait monter les prix. Il y a des maisons de commerce également, comme les grands traders en matières premières très actifs dans ce marché ces derniers mois. Il ne faut pas exclure que certains travaillent pour le compte de puissances étrangères hostiles, pour qui ils font les basses besognes.

Il y a un contexte compliqué de guerre en Ukraine et de transition énergétique, mais c’est également utilisé comme arme?

Voilà. J’espère que les autorités européennes et les pays européens feront ce qu’il faut pour bien comprendre qui sont les acheteurs qui ont fait monter ces prix ces deux derniers mois. Par ailleurs, on pourrait mettre en place des stratégies d’acheteur unique ou d’achats groupés. Pour le gaz, cela doit se faire à l’échelle européenne parce que c’est un marché très cartelisé.

Quand on parle de “blocage des prix” ou de modification du mécanisme de fixation de prix, cela rejoint ça?

Oui, cela rejoint cette idée sur le principe, mais avoir un mécanisme d’acheteur unique, c’est quand même beaucoup plus souple que de décréter un prix plafond. Si l’on décrète ce prix plafond et que les acteurs du marché laissent les prix un peu au-dessus, vous ne pourrez rien acheter.

Il vaut donc mieux avoir une instance qui soit l’acheteur unique pour le gaz européen et qui puisse contrôler ce qui se passe. Il faut d’abord une prise de conscience: compter sur un marché libre et financiarisé pour l’électricité et pour le gaz, en tout cas dans les circonstances actuelles de crise, c’est d’une naïveté monstrueuse.

A tout le moins avec des acteurs hostiles…

Exactement. Il faut donc réguler fortement ce marché. Tant pis pour les dogmatiques qui prêchaient la libéralisation à outrance depuis vingt ans. Cela n’a pas marché.

On le voit bien en ce qui concerne l’électricité: la libéralisation n’a produit pratiquement aucun investissement non subsidié. Les seuls qui ont été effectués, essentiellement du renouvelable et de temps en temps du gaz, ont été subsidiés. Le résultat, c’est qu’on manque de capacité de production et que des producteurs d’énergie renouvelable font aujourd’hui des effets d’aubaines totalement injustifiés parce que le prix du gaz a monté.

L’Europe doit être l’acteur principal, avec les Etats en appui?

En tout cas, pour le marché du gaz, il faut une action au niveau européen pare que le marché est largement international.

Le marché de l’électricité reste plus local, mais le principal problème qui le concerne, c’est le prix du gaz, mais aussi le fait que dans des pays européens, dont la Belgique, on a accepté que les prix soient fixés en fonction du marché de gros, c’est-à-dire en fonction de la centrale la plus chère. Il faut retrouver des mécanismes de régulation dans lesquels les consommateurs payent un prix qui correspond au prix de revient moyen. En Italie ou en France, il existe déjà des mécanismes de régulation qui maintiennent les prix à un niveau plus raisonnable.

En Belgique, on pourrait agir, notamment au niveau du nucléaire comme c’est le cas en France où un accès régulé oblige le producteur nucléaire à mettre une quantité importante de son électricité au profit des consommateurs à un prix fixe, nettement moins élevé que le niveau actuel. Or, aujourd’hui, la proportion de nucléaire est supérieure en Belgique qu’en France, avec la fermeture temporaire de nombreuses centrales.

Tous ces mécanismes peuvent être mis en oeuvre rapidement, avec l’urgence annoncée pour ces prochains mois?

Cela fait longtemps que je plaide pour tout cela! Je ne peux que regretter qu’on ne l’ait pas fait plus tôt.

Il y a un certain nombre de mesures qu’on peut prendre rapidement, oui. Une autre mesure dont on parle, c’est de taxer les surprofits et d’utiliser cette taxation pour agir. Mais il faut alors calculer correctement les surprofits parce que, faites leur confiance, Electrabel et Engie ne vont plus faire de surprofits en Belgique pour le moment puisqu’ils vendent leur électricité à on ne sait pas qui, peut-être à des filiales en France.

Si l’on calcule les profits réalisés par Engie sur les centrales nucléaires, sur base du calcul de la Creg (commission de régulation), on devrait être pas loin d’un milliard d’euros par mois pour le moment – même plus. Cela n’a aucun sens de taxer cela à 25% parce que c’est un bénéfice qui est totalement anormal et abusif, parce que les centrales nucléaires sont totalement amorties et tous les risques sont à charge du contribuable. Les surprofits, il faudrait les taxer à 90%, même si ce n’est pas évident sur le plan juridique, qui plus est dans le contexte actuel de négociations pour la prolongation du nucléaire.

Il est temps que le gouvernement belge mette Engie face à ses responsabilités et rappelle que le parc nucléaire belge a été financé par les consommateurs belges avec des engagements formels et contractuels pour Engie de le gérer dans l’intérêt général. Il faut les obliger, sous une forme ou sous une autre, à gérer cela dans l’intérêt général du pays.

Cela veut dire prolonger davantage toutes les centrales nucléaires, aussi?

En tout cas, pour les deux réacteurs qui seront prolongés au-delà de 2025, il faut une formule qui tient compte de cela. La meilleure formule, à mes yeux, serait que le gouvernement belge les prenne en location, finance les investissements de jouvence et dispose de la production pour la mettre sur le marché belge à des prix raisonnables.

J’imposerais d’ailleurs cela dans l’immédiat pour toutes les centrales qui fonctionnent. Les prolonger toutes, cela vaudrait la peine de le faire, mais il faut qu’on capte le bénéficie économique. Si on ne capte pas ce bénéfice, pour le moment, ces centrales nucléaires n’apportent rien à l’économie belge. La sécurité d’approvisionnement? A ce prix-là, on peut en trouver, de l’électricité, il suffit de mettre plus de centrales au gaz.

J’entends des hommes politiques très dynamiques plaider pour la prolongation, c’est très bien, mais il faut surtout plaider pour que l’on en obtienne l’avantage économique! Quand il s’agit de payer le risque ou de supporter les inconvénients de ses déchets ou de son démantèlement, là, on trouve que la Belgique doit intervenir. Mais quand il s’agit de plaider pour récupérer ses bénéfices…

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