Comment mettre fin à la malédiction du cobalt congolais?

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Après les rendez-vous manqués de 1966 et 1994, une nouvelle opportunité de collaboration entre la Belgique et le Congo est-elle possible alors que des pressions se font plus vives au Congo pour reprendre la main sur des actifs miniers pesant 3.500 milliards de dollars?

On a beaucoup écrit, en Belgique, sur le Congo et sur la “malédiction” qui pèse sur ce pays pourtant si riche en matières premières, où plusieurs centaines de milliers de creuseurs exploitent à mains nues les richesses du pays dans des conditions effroyables. Mais c’est un témoignage précieux que nous livre le journaliste Erik Bruyland dans son dernier ouvrage (1). Cet ancien entrepreneur (il a dirigé la limonaderie familiale jusqu’en 1984), qui fut rédacteur en chef de Trends, détaille le jeu de passe-passe des juteux actifs miniers du pays. On part de l’Union minière (filiale de la Société générale de Belgique, SGB), nationalisée après l’indépen- dance du Congo par Mobutu et rebaptisée Gecamines, puis dépecée et vendue sous Kabila à diverses sociétés dont celle de l’Israélien Dan Gertner ou du Belge George Forrest, puis désormais aujourd’hui placée dans le giron du groupe suisse Glencore, de groupes étatiques chinois, d’ERNC (groupe lié à Pathok Chodiev).

Plutôt que de déboulonner une statue de Léopold II, je trouve beaucoup plus important de comprendre pourquoi un des pays potentiellement le plus riche d’Afrique est en fait l’un des plus pauvres.

“Des 130 gisements qui appartenaient historiquement à la Gecamines, le groupe n’en possède plus que quatre, déplore Erik Bruyland. Une grande partie d’entre eux ont donc été privatisés, d’autres ont fait l’objet de partenariats public-privé et devraient revenir à la Gécamines dans 20 ou 30 ans, mais la société risque de récupérer alors des mines vidées et du matériel à bout de souffle…” Erik Bruyland décrit tout cela par le menu, en adoptant une approche très éloignée de tout paternalisme comme de toute victimisation d’un pays auquel il reste fortement attaché.

TRENDS-TENDANCES. Que voulez-vous dire quand vous dites que vous êtes un “afroblanc”?

ERIK BRUYLAND. J’ai vécu au Congo jusqu’à l’âge d’aller à l’université. Et, après mes études universitaires, je suis retourné au Congo parce que nous avions une entreprise familiale. J’ai vécu au Congo, j’ai grandi au Congo, j’ai une sensibilité congolaise mais je ne suis pas congolais. Voilà pourquoi je me définis comme cela. Et la question qui m’a motivé à écrire ce livre est pourquoi le pays potentiellement le plus riche d’Afrique est devenu l’un des plus pauvres du monde?

Vous expliquez que la Belgique a commis beaucoup d’erreurs après l’indépendance de 1960…

Oui, je suis un peu énervé aujourd’hui avec cette excitation autour de Léopold II. Plutôt que de déboulonner une statue de Léopold II, je trouve beaucoup plus important – et les Congolais aussi – de comprendre pourquoi l’un des pays potentiellement les plus riches d’Afrique est en fait un des plus pauvres. Ce qui préoccupe aujourd’hui les Congolais est qu’ils meurent de faim, qu’ils ne profitent pas de leurs mines de cuivre, de cobalt, alors que pourtant ces minerais sont à la base des smartphones, des Tesla, des ordinateurs. Pourtant, les plus anciens ont connu le Katanga comme la partie la plus industrialisée du Congo et comme un Etat providence. Il y avait alors bien sûr du paternalisme, mais aussi des hôpitaux, des routes, des écoles, des magasins.

La grande erreur a-t-elle été de ne pas associer les Congolais au développement économique de leur pays?

Une colonisation est par définition une exploitation, une domination économique et politique. Et c’est bien sûr une erreur du point de vue de la dignité humaine. Mais la colonisation remonte bien plus loin que l’Europe. Des Africains ont colonisé d’autres Africains. Est-ce que la Tanzanie va s’excuser et payer des dommages au Congo parce qu’elle a à une époque colonisé le Katanga? Est-ce qu’Oman va présenter ses excuses parce qu’il est allé chercher des esclaves dans ces régions?

Vous estimez qu’une partie de la situation congolaise actuelle provient d’occasions gâchées par la Belgique après l’indépendance de 1960…

Après l’indépendance, la colonisation a continué dans les faits. L’Union minière et la Société générale de Belgique (sa maison mère) ont joué double jeu en accordant l’indépendance mais en soutenant aussi la sécession katangaise. Et ce qui est plus grave, après l’apaisement du pays, ils ont rejeté les propositions de partenariat économique présentées par Mobutu. Il avait proposé en 1966 à la SGB de créer deux joint-ventures. L’une, détenue à 50/50 par la Belgique et le Congo, avec siège social au Congo et spécialisée dans l’exploitation. L’autre, détenue par le Congo à un peu moins de 18%, avec siège social en Belgique, pour la transformation du minerai et sa commercialisation. En fait, c’est ce que Joseph Kabila a finalement réalisé avec les Chinois en 2007! Nous avons raté l’occasion de faire à ce moment-là une multinationale congolo-européenne qui aurait mis l’Europe dans une toute autre position que d’être coincée, comme aujourd’hui, entre les intérêts des Etats-Unis et leurs Gafam, et ceux de la Chine devenue superpuissance et cherchant à contrôler les matières premières. Aujourd’hui, ces actifs miniers sont désormais aux mains de sociétés chinoises stratégiques sous le contrôle du parti communiste, ainsi que d’un groupe de personnes et de sociétés peu transparentes: Dan Gertler, ERNC, Glencore.

Comment mettre fin à la malédiction du cobalt congolais?
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Il y a eu d’autres occasions manquées?

Oui. En 1994. Les Belges Michel Haubert (directeur de la Gécamines) et George Forrest ont proposé que les sociétés de développement régionales flamande et wallonne injectent 6 milliards de francs belges de capital-risque pour relancer la Gécamines. Mais à l’époque, il y avait une sorte d’hystérie anti-Mobutu dans les médias et chez les politiciens. Il était inimaginable de mettre un seul franc belge dans la Gécamines. Et à nouveau, c’est ce que les Chinois ont réalisé par la suite, avec la Sicomines.

Et nous n’avons pas fait de mea culpa…

La Commission parlementaire des Grands Lacs (en 2002), chargée de déterminer dans quelle mesure les matières premières d’Afrique centrale étaient exploitées pour financer des guerres et si des groupes belges étaient impliqués, n’a pas voulu écouter les Congolais. C’était un cinéma scandaleux.

Parlons du futur. Un redressement est imaginable?

Ce qui se passe depuis le mois d’avril est encourageant. Il semble y avoir une prise de conscience, notamment en réaction après une interview d’Albert Yuma, le président des entreprises du Congo et de la Gecamines, dans laquelle il répète que si les richesses ont quitté le pays, c’est parce que la Banque mondiale et le FMI avaient forcé la privatisation de ces actifs ( au début des années 2000, Ndlr). Cette interview a suscité une mobilisation de l’opposition (syndicats, ONG, travailleurs, managers de la Gécamines) contre la privatisation, mais rappelant aussi qu’Albert Yuma était à la tête de la Gécamines depuis 2010 et avait signé sans être poussé par la Banque mondiale des contrats pires que les précédents. Parallèlement, les Etats-Unis ont commencé, sous Trump, à se réveiller et à s’opposer à la mainmise chinoise sur les matières premières. Et sur le plan interne, le président actuel Tshisekedi est arrivé à mettre un peu à l’écart la majorité kabiliste et à reprendre plus ou moins le pouvoir. Voici trois semaines, en visite à Kolwezi et Lubumbashi, il a littéralement dit qu’il en avait assez de voir des étrangers arriver dans la région les mains vides et repartir milliardaires, alors que la population est de plus en plus pauvre. C’est la première fois qu’un président congolais tient un tel langage. Je ne sais si les choses vont réellement changer mais la pression, exercée notamment par certaines ONG, regroupées dans un collectif baptisé “Le Congo n’est pas à vendre” pour pousser Tshisekedi à reprendre le contrôle sur les gisements stratégiques, se fait plus forte.

Il faut arrêter ce que j’appelle la “nokologie”, avec une Belgique paternaliste et un Congo tendant sans cesse les mains vers son oncle occidental.

Sommes-nous à un moment critique?

Un remarquable ingénieur, Raphaël Ngoy, qui connaît la Gecamines et les gisements miniers katangais par coeur, estime que le Congo entre dans une décennie décisive. Ou il reprend le contrôle de ses richesses minières, ou il restera les mains vides, alors que pendant ce temps sa population aura doublé. Selon ses estimations, il reste dans le sous-sol congolais pour 3.500 milliards de dollars de minerais alors que la demande pour ces minerais va augmenter avec la transition énergétique: dans une voiture électrique, il y a 60 kilos de cuivre contre 15 dans une voiture à moteur thermique. Et pour le cobalt, la demande est exponentielle. Le Congo est aujourd’hui devant une occasion unique pour rentabiliser ce qu’il a perdu. Or aujourd’hui, quand le pays exporte pour 100 dollars de minerai, il n’en récupère que 2. Alors que le Chili en récupère 29 et la Zambie voisine 24! Je ne sais pas si Tshisekedi va oser nationaliser certains actifs ou revoir sérieusement, comme des pays comme l’Indonésie l’ont fait, les contrats qui lient le pays aux groupes miniers. Je ne sais pas non plus si la communauté internationale va aider le Congo à trouver une solution équitable. Mais il y a là une troisième chance pour l’Eurafrique. La grande chance est que les Congolais se sont aperçus, comme d’ailleurs la plupart des Africains, que les Chinois ne sont pas meilleurs que les Occidentaux. Aujourd’hui, on parle du contrat du siècle signé entre la République démocratique du Congo et la Chine, mais les Chinois n’arriveront jamais à construire des infrastructures telles que la Gécamines et l’Union minière avaient réussi à en construire au Katanga.

Mais comment mettre fin à ce système de corruption généralisée qui empêche toute initiative?

Le problème est que pour arrêter ce système de corruption généralisée, il faut changer la structure politique. Il existe une sphère publique et une sphère privée mais pas de réel patriotisme, pas d’Etat nation, pas d’Etat de droit. Le tribalisme est partout et donc, les gens qui arrivent au pouvoir en font bénéficier leurs proches. Cependant, ce n’est pas à l’Europe de dire aux Congolais comment ils doivent s’organiser. Il faut arrêter ce que j’appelle la “nokologie” ( noko, en lingala, veut dire oncle) avec une Belgique paternaliste et un Congo tendant sans cesse les mains vers son oncle occidental. C’est aux Congolais à changer leur système. Ils ont les solutions depuis longtemps. Ils ont aussi d’excellents ingénieurs, ils savent comment exploiter les mines de manière professionnelle. Le journaliste ivoirien Venance Konan a dit quelque chose de très juste: “Si le Noir n’est pas capable de se tenir debout, laissez-le tomber”. Mais il ajoute: “Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas l’empêcher de se tenir debout”.

(1) Erik Bruyland, Cobalt Blues, éditions Racine, 368 p., 29,99 euros.

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