Comment l’Occident cherche à déstabiliser les riches oligarques et amis de Poutine
En réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Commission européenne a publié une liste d’oligarques russes, loyaux envers Poutine, dont les avoirs ont immédiatement été gelés. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont également publié leur liste.
“C’est l’attaque la plus dévastatrice sur les finances du régime de Poutine que je n’ai jamais vue”, explique le professeur d’économie et expert de la Russie, Koen Schoors (UGent). “Cela pourrait sérieusement déstabiliser l’establishment économique russe. Les oligarques ont maintenant le choix : soit ils renoncent à Poutine et protègent leurs actifs à l’Ouest, mais alors ils doivent quitter la Russie, soit ils restent fidèles au régime et puisent dans leurs réserves russes qui s’amenuisent.”
Poutine lui-même figure sur cette liste. Son patrimoine est estimé entre 120 et 180 milliards d’euros. Le “palais Poutine”, gigantesque propriété située au bord de la mer Noire, et valant un milliard d’euros, est toujours au nom d’amis d’affaires.
Des fondations fragiles
L’Occident veut saper les fondations du soutien politico-financier dont bénéficie Poutine. Des sanctions intelligentes et ciblées ont plus d’effet qu’un boycott économique général, reconnaît Cind Du Bois, professeur d’économie à la Royal Military Academy. “Cependant, ils fonctionnent moins bien avec les régimes autocratiques, comme celui de Poutine parce que la critique de l’élite politique y est étouffée dans l’oeuf.”
Koen Schoors souligne que les sanctions ne gèlent pas seulement les actifs des oligarques, mais aussi ceux de leurs entreprises. “Beaucoup de profits sont réalisés avec l’Occident. Ils doivent maintenant compter sur le marché intérieur et sur quelques alliés. C’est une base fragile pour faire des bénéfices. Les oligarques perdent la source de leurs revenus. L’Occident dresse un rideau de fer financier et économique contre la Russie.”
Les citoyens russes sont également incapables d’accéder à leurs économies et perdront leur emploi à mesure que les investisseurs étrangers partiront en nombre et que l’État s’appauvrira. Schoors : “Le soutien de la clique autour de Poutine peut également s’évaporer lorsqu’elle sera à sec financièrement parlant. L’histoire montre qu’une autocratie sans soutien peut disparaître en un clin d’oeil. Il est également possible qu’avant cela Poutine laisse le combat s’intensifier.”
Pas d’expropriation
Olivier Dorgans, avocat spécialisé dans les sanctions au sein du cabinet Ashurst, se montre prudent. “La plupart des oligarques peuvent encaisser des coups”, souligne-t-il. “Ils se sont préparés à cela.” Ils ont déjà vendu des entreprises, par exemple. Ils ont placé une autre partie de leurs actifs auprès de personnes de confiance et dans des structures opaques. Dorgans : “Les autorités doivent trouver quelles sont les personnes derrière ces comptes pour pouvoir les sanctionner. Dès qu’elles commenceront à le faire, je prédis une série de poursuites judiciaires. Notre cabinet a décidé de ne pas prendre part à ce cycle de sanctions pour le moment.”
Les propriétaires des biens confisqués peuvent également faire appel à la Cour européenne de justice. Cette démarche peut aboutir en cas d’erreurs de procédure ou si, par exemple, le droit de la défense ou de la propriété a été bafoué. Un oligarque peut-il faire valoir qu’il est injustement inclus dans la liste ? “La liste semble être le résultat d’un travail de longue haleine”, note le professeur de droit international Jan Wouters (KU Leuven). “Une décision devait être prise rapidement. La Cour laisse beaucoup de place à la politique dans ce type de sanctions. Le droit à la propriété n’est bafoué que dans une mesure limitée, car le gel est temporaire. Il ne s’agit pas d’une expropriation”.
Paradis fiscaux
La moitié de la richesse de la Russie est cachée dans des paradis fiscaux, a calculé l’économiste français Gabriel Zucman en 2017. Il est donc difficile de saisir ces avoirs. “Les Russes peuvent effectivement encore y cacher de l’argent”, reconnaît Anton van Zantbeek, du cabinet d’avocats fiscalistes Rivus. “Mais les paradis fiscaux ne peuvent pas maintenir ces structures secrètes. Ils deviennent quand même des parias, isolés financièrement par le reste du monde.”
Van Zantbeek fait référence à la Suisse, où il a un bureau. Cet ancien paradis du secret bancaire renforce aujourd’hui les sanctions financières à l’encontre des entreprises et des particuliers russes. Ce n’était pas le cas lors du précédent cycle de sanctions. Il y a 8 milliards d’euros de capitaux russes sur des comptes suisses. Les transactions des entreprises russes sont également visées : 80 % du commerce des matières premières en Russie passe par les banques suisses. “Beaucoup de Russes comptaient sur la Suisse comme un havre de paix”, exlique Van Zantbeek. “Ils cherchent les ennuis. Au fait, les banquiers suisses savent qui est le propriétaire final de chaque centime sur leurs comptes.”
Selon Schoors, le retournement de la Suisse indique une tendance fondamentale. “Les gouvernements américain et européen se rendent compte du monstre financier qu’ils ont laissé prospérer. Ils sont maintenant prêts à prendre des mesures de grande envergure contre les constructions dont le seul but est d’occulter de l’argent. J’espère qu’un jour, cela débouchera sur un registre international des actifs que pourra également consulter les autorités fiscales. Mais cela prendra du temps.”
Qui possède quoi ?
Alexey Mordashov
Le haut dirigeant du groupe sidérurgique Severstal possède une fortune estimée à 27 milliards d’euros. Il est également actionnaire de la Rossiya Bank, la principale banque de M. Poutine, et possède un tiers de la société de voyages TUI Travel. Son yacht Nord, long de 142 mètres, dont le prix s’élève à un demi-milliard de dollars, flotte sur l’océan Indien. Le Lady M., plus petit (50 millions d’euros), a été retenu par les autorités au large des côtes italiennes. Tous deux sont enregistrés dans les îles Caïmans. Son jet Bombardier (55 millions d’euros) a été vu pour la dernière fois aux Seychelles. Ces dernières années, Mordashov a placé une partie de sa fortune dans des véhicules au nom de sa femme et de ses enfants.
Vladimir Potanin
Il a amassé une fortune estimée à 23 milliards d’euros en tant que figure centrale de la vague de privatisation des entreprises publiques russes. Il a ensuite créé son conglomérat de matières premières et d’immobilier, Interros. Il a investi 2 milliards d’euros dans une station de ski à Sotchi, qui a ensuite accueilli les Jeux olympiques d’hiver. Son yacht Nirvana a navigué vers les Maldives après la crise. Il posséderait des biens immobiliers à Londres, New York et dans le sud de la France.
Alicher Usmanov
La fortune du principal actionnaire de l’entreprise sidérurgique Metalloinvest est estimée à 18 milliards d’euros. Il possède des biens au Royaume-Uni d’une valeur d’un quart de milliard d’euros. Il possède également des maisons à Lausanne, Munich, Monaco et en Sardaigne. Il y a deux ans, il a vendu ses parts dans le club de football d’Arsenal pour 700 millions de dollars. Usmanov possède également Dilbar, l’un des plus grands yachts du monde (550 millions d’euros), enregistré aux îles Caïmans. Il était amarré à Hambourg la semaine dernière. Son jet privé, un Airbus A340, est enregistré sur l’île de Man et sera désormais basé en Ouzbékistan.
Gennady Timchenko
Il a obtenu une licence d’exportation de pétrole de son ami Vladimir Poutine en 1991. C’était la compagnie pétrolière Gunvor, avec une importante succursale à Anvers. Les actions ont depuis été vendues. Son capital est estimé à 17,5 milliards d’euros. Il est également actionnaire du producteur de gaz Novatek. Par l’intermédiaire de sa famille, M. Timchenko gère ses affaires, notamment des biens immobiliers en Europe, dont deux hôtels en France et un domaine à Genève. Son yacht Lena (60 millions d’euros) est amarré à Sanremo.
Mikhail Fridman
Le copropriétaire d’Alfa Bank, la deuxième plus grande banque privée de Russie, s’est récemment vu refuser l’accès au siège londonien du groupe d’investissement L1, dont il possède la moitié des parts. En 2013, Alfa a été placée sous une société holding au Luxembourg. La fortune de Fridman est estimée à 11,5 milliards d’euros. Il a acheté le domaine d’Athlone House à Londres pour 100 millions d’euros. Son partenaire commercial dans les deux entreprises est Petr Aven (5 milliards d’euros d’actifs, également sur la liste). Il collectionne l’art moderne dans sa propriété monumentale du Surrey.
Andrei Skoch
Le copropriétaire de Metelloinvest dispose d’un actif de 6,5 milliards d’euros. Il possède le yacht Madame Gu (145 millions d’euros) par l’intermédiaire d’une holding familiale aux îles Caïmans. Il dispose d’un Airbus A319 comme jet privé. Par l’intermédiaire de sa famille, il possède des biens immobiliers à Londres et sur la Côte d’Azur.
Igor Sechin
Le PDG du géant pétrolier russe Rosneft est un personnage intriguant. Il a longtemps fait partie du personnel politique de M. Poutine et est considéré comme le deuxième homme le plus puissant de Russie. Il est la cheville ouvrière des siloviki, le groupe d’anciens agents secrets du FSB (Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie) autour de Poutine. Son surnom est “Dark Vador”. Il possède un domaine d’une valeur de 55 millions d’euros à Moscou et, semble-t-il, également en Suède. Son yacht Amore Vero (90 millions de dollars) a été saisi dans le sud de la France la semaine dernière. Les estimations de sa fortune s’élèvent à 2 milliards d’euros.
Figurent également sur la liste Alexander Ponomarenko (TPS Avia, 3 milliards d’euros d’actifs, biens immobiliers à Londres), Arkady Rotenberg (société de construction SGM, 3 milliards d’euros), Mikhail Gutseriev (holding Safmar Group, 1,9 milliard d’euros), Yuri Kovalchuk (Rossiya Bank, 1,5 milliard d’euros), Nikolay Tokarev (Transneft, 1 milliard d’euros) et Leonid Simanovsky (actionnaire du producteur de gaz Novatek, 1 milliard d’euros, biens immobiliers en Lettonie et en Croatie).
Les montants et les actifs sont basés sur les publications dans la presse internationale avec l’année de référence 2021, c’est-à-dire avant l’impact des sanctions.
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