Colmant: “2008 n’était pas un choc bancaire, mais le point de départ de la vraie mondialisation”

Bruno Colmant © Belga

Devenu récemment responsable de la recherche économique chez Degroof Petercam, l’économiste parle de son nouveau changement de cap professionnel et se dit inquiet des conséquences sociétales de la digitalisation de l’économie.

Infatigable Bruno Colmant. Après la Bourse de Bruxelles, le groupe d’assurance Ageas et le consultant Roland Berger, le voici maintenant chez Degroof Petercam. Depuis le 1er octobre, il y est responsable de la recherche économique. Un poste où il remplace le tout aussi médiatique Etienne de Callataÿ, qui a quitté la maison juste avant le rapprochement de Degroof avec Petercam, pour donner naissance à la première banque privée et d’affaires indépendante du pays, avec une masse d’actifs sous gestion dépassant les 50 milliards d’euros. L’occasion d’en savoir un peu plus sur cette nouvelle trajectoire professionnelle de l’économiste, à l’heure du tout numérique et où de nombreux défis se présentent aux spécialistes de la gestion de patrimoine.

TRENDS-TENDANCES. Neuf ans après avoir quitté ING, vous voilà à nouveau dans une banque.

BRUNO COLMANT. C’est un retour aux sources mais dans un rôle différent. Je reviens dans le monde bancaire avec une compétence d’économiste. J’ai développé très lourdement mon activité académique pendant ces 10 dernières années. En outre, mon passage chez Roland Berger m’a permis de compléter ma formation de banquier par une expérience de consultant dans le secteur de la banque et de l’assurance. Je suis devenu plus généraliste.

Comment s’est passé votre transfert ? C’est Philippe Masset (le nouveau CEO de Degroof Petercam, Ndlr) qui vous a appelé ?

La démarche a effectivement été initiée par Philippe Masset. Nous avons toujours gardé d’excellents contacts depuis mon départ de chez ING en 2006. Je n’ai pas hésité lorsqu’il m’a proposé de rejoindre Degroof Petercam. Avec le départ d’Etienne de Callataÿ, l’idée était d’avoir un économiste avec une vision différente : quelqu’un de plus neutre et de moins marqué politiquement, avec des compétences académiques et doctorales avérées, des publications scientifiques et une vision d’économiste de marché que m’a donné la présidence de la Bourse. Mes domaines de prédilection sont aujourd’hui les dettes publiques, la monnaie, l’inflation, les taux d’intérêt, la compréhension des crises, etc. Moins des questions liées aux matières fiscales, par exemple.

En quoi consiste exactement votre fonction ?

Je suis membre du comité de direction et du conseil d’administration (sous réserve de l’approbation des autorités de contrôle), et responsable de la recherche macroéconomique. Je ne suis pas chief economist au sens traditionnel du terme mais je le suis de facto. Je vais piloter toute la recherche du groupe avec comme principal axe de prospective l’établissement de scénarios économiques, afin d’aider la gestion privée et institutionnelle de Degroof Petercam. Il faut ajouter à cela une mission de consultant interne. L’objectif est ici de faire rapport au comité de direction sur certains dossiers qui concernent le groupe dans son ensemble. Mon expérience de consultant va énormément m’aider.

Etienne de Callataÿ, dont Degroof s’est séparé dernièrement, était connu pour ses avis tranchés. Vous êtes l’un des économistes les plus en vue du pays. Allez-vous pouvoir conserver votre liberté de parole ?

Bien sûr, il n’y a pas de raison. J’ai mon blog, mes chroniques continuent, nous nous parlons aujourd’hui. Je ne pense pas être quelqu’un de trop controversé. Mais une chose est sûre : je ne serai pas un économiste qui fera de la politique.

L’affaire François Parisis (débarqué de chez Puilaetco Dewaay pour un avis trop tranché sur la FSMA) a suscité la polémique. Selon lui, le conseil en investissement est trop réglementé. Un avis que vous partagez ?

Honnêtement, je ne pense pas qu’il soit devenu impossible pour un banquier privé de faire son métier. Nous avons vécu un choc terrible en 2008, quelque chose qui se produit une fois par siècle. L’épargne publique a frôlé l’implosion. Que les autorités se chargent maintenant de protéger les investisseurs contre eux-mêmes et guident les banques dans leur offre de services me semble être cohérent. Il y a eu un tel manque de conscience des risques pris avant la crise, qu’il faut réduire l’écart entre les profils d’investissement et les produits offerts.

La FSMA et son patron Jean-Paul Servais ne font donc pas de l’excès de zèle.

Dans un monde de taux bas, voire négatifs comme c’est le cas aujourd’hui, les investisseurs, particuliers et professionnels, sont tentés de se tourner vers des placements plus risqués pour compenser le manque de rendement sur les actifs plus sûrs (dépôts d’épargne, etc.). Cela demande une réglementation forte. C’est donc maintenant qu’il faut être particulièrement attentif.

Que pensez-vous de la nouvelle taxe sur les plus-values boursières ?

C’est une erreur complète. Cela va créer une friction dans le secteur financier qui n’était pas nécessaire. Tout cela pour un impact budgétaire homéopathique. Le gouvernement dit d’ailleurs lui-même que la mesure est symbolique. Les banques vont devoir adapter leurs systèmes informatiques pour prélever la taxe à la source. Cela va coûter beaucoup d’argent. Or, il sera facile de la contourner. Pour ceux qui peuvent se permettre d’attendre, il suffira de reporter ses opérations. Bref, le coût sociétal de la mesure sera énorme par rapport à ses bénéfices.

La fin des rétrocessions inscrite dans la deuxième mouture de la directive MiFID risque aussi de poser pas mal de problèmes ?

C’est la fin du manque de transparence des rétrocessions. Là aussi, cela me semble normal. Il faut qu’un client sache ce pour quoi il paie. Les distributeurs de fonds de tiers qui n’ont pas de capacité autonome vont souffrir. Leur business model est fragile. Certaines petites banques en ligne qui ont été créées sur un effet d’aubaine vont disparaître. Cela se voit aux Pays-Bas. Mais la gestion privée pure et dure ne va aucunement souffrir de cette transparence.

A vous entendre, le métier de banquier privé a encore de beaux jours devant lui, malgré la stagnation actuelle et le poids réglementaire…

Le poids réglementaire est énorme et la taille compte, c’est vrai. Mais je suis convaincu que c’est un métier qui va perdurer. Il a traversé toutes les phases d’automatisation. La banque privée est d’abord fondée sur un nom, un bilan, des compétences, des qualités opérationnelles. Dans un monde qui devient de plus en plus compliqué en termes fiscal, patrimonial, comptable, et avec des vies de plus en plus fragmentées pour les individus, le banquier privé a une belle carte à jouer en tant qu’interface entre ces différents univers. Surtout à l’heure du numérique. La valeur d’un banquier privé, c’est son service. Les grands réseaux bancaires traditionnels vont avoir du mal à le concurrencer. Ils font du processing, du consultatif, mais pas de la gestion à proprement parler.

Pourquoi cette digitalisation de l’économie vous inquiète-t-elle autant ?

Parce que nos sociétés ne sont pas préparés à ce choc technologique. Toutes les tâches répétitives vont être remplacées par des processus. Cela va poser d’immenses questions en termes de redistribution des richesses. C’est un choc d’une envergure comparable à ce que nous avons vécu dans les années 1970. A l’époque, nous sommes passés d’une économie industrielle à une économie de services. L’Etat est intervenu via une politique d’endettement colossal pour absorber le chômage. Aujourd’hui, la population vieillit, avec un endettement latent, la quantité de travail pour les jeunes est réduite, on observe des difficultés dans la transmission des richesses créées vers ceux qui en ont besoin, tout cela pose une énorme question sociétale. C’est majeur et sous-estimé comme phénomène. On ne voit pas encore clairement quels sont les métiers qui vont remplacer ceux qui disparaissent.

D’accord, certains jobs disparaissent, mais d’autres se créent…

Oui, mais, rien ne dit que les emplois qui disparaissent créent des emplois dans le même pays. C’est le danger : la mondialisation permet une désynchronisation géographique entre les tâches qui disparaissent chez nous et celles qui sont créées à 6.000 kilomètres d’ici. Aujourd’hui, nos emplois sont remplacés par les robots d’Apple ou d’Amazon en Californie. Les Etats sont écartelés entre une population qui bénéficie du progrès mais dont les gains de productivité sont capturés par des entreprises situées à l’étranger, et en plus de nature monopolistique. Apple, Google et autres Amazon sont aujourd’hui des groupes qui sont plus puissants que les Etats. Ils aspirent les gains de productivité. Or, ce sont ces gains de productivité qui assurent la croissance. Ce que nous vivons est absolument incroyable.

Rien de bien réjouissant…

La véritable question est que va devenir la classe moyenne dans le secteur tertiaire. C’est ce secteur-là, basé sur l’intermédiation, qui va être délocalisé. Cela veut dire par exemple que le secteur tertiaire bruxellois est menacé. Cela m’inquiète beaucoup. Individuellement nous bénéficions du choc technologique mais collectivement nous en payons le prix : 2008 n’était pas un choc bancaire mais le point de départ de la vraie mondialisation.

Le problème en plus, c’est que cette révolution digitale qui est synonyme de produits moins chers entretient aussi les tendances déflationnistes, la stagnation.

C’est une raison de plus pour créer de l’inflation, solution que je préconise depuis 2008 ! Heureusement, depuis quelques semaines, tout devient enfin plus lisible. Les grandes banques centrales de la planète font maintenant tourner la planche à billets de façon quasiment synchrone. Le Japon amplifie son offre de monnaie. La Chine le fait aussi : dépréciation du yuan, impression monétaire, relâchement de certains ratios bancaires. La BCE va sans doute elle aussi amplifier son quantitative easing (assouplissement monétaire). Quant à la Fed, elle repousse tant que faire se peut une petite remontée de ses taux d’intérêt. Le rythme de la création monétaire est maintenant bien adapté pour ne pas créer une guerre des monnaies. Il n’y a plus de disruption dans la gestion des politiques monétaires. Cela veut dire que le monde entier se dit que, devant l’excédent de dette et le manque de croissance, il faut absolument créer de l’inflation. C’est salutaire pour éviter la récession.

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