Cinquante ans dans les coulisses de l’Europe: “Le système européen actuel n’est pas tenable”

© Saskia Vanderstichele

Vieux loup de mer du lobbying, Daniel Guéguen décrit dans un livre riche en anecdotes une Europe bureaucratique, opaque, au bord de l’implosion, et dans laquelle les lobbyistes des associations professionnelles ne sont pas aussi influents qu’on le croit.

Patron du lobby des sucriers, puis du lobby agricole européen, puis consultant: voilà près de 50 ans que Daniel Guéguen arpente les couloirs des institutions européennes comme “lobbyiste”. Un métier qui n’a pas bonne presse ” et les lobbyistes en sont en grande partie responsables, explique-t-il. Parce qu’ils ne savent pas communiquer. Le lobbying est pourtant au coeur du processus décisionnaire européen. Il faut accepter le jeu de la confrontation des idées”. Pour modifier cette image, ce Breton d’origine publie un ouvrage (1) extrêmement éclairant qui jette une lumière souvent critique sur son métier, mais aussi sur les coulisses du monde européen qui réserve au non-initié bien des surprises.

Profil

  • Né le 31 janvier 1949.
  • Ancien directeur général du lobby européen du sucre, puis secrétaire général du COPA-COGECA (le lobby des agriculteurs européens). Il devient ensuite entrepreneur en affaires européennes avec CLAN Public Affairs, European Training Institute et Europolitique.
  • Il est aujourd’hui partenaire chez EPPA, une importante société de consultance européenne.
  • Il est aussi un auteur prolifique, un éditorialiste et un blogueur, avec une carrière académique intense: Harvard, Georgetown, Collège d’Europe, ULB, KUL, etc.

TRENDS-TENDANCES. Vous n’êtes pas tendre sur l’Europe…

DANIEL GUEGUEN. Je suis un Européen convaincu, mais je pense qu’après la période Delors et la création du grand marché, l’Europe qui a suivi a été celle des mauvais choix. Le choix de l’élargissement contre l’approfondissement. Le choix du libre-échange international contre la préférence communautaire. Le choix de la monnaie unique plutôt que de la monnaie commune. Ce système a fait grossir l’Union mais a dilué l’idée européenne qui ne repose plus que sur le plus petit commun dénominateur. Et il a consacré la victoire de la bureaucratie.

Vous prônez une Europe à deux vitesses?

Je ne l’appellerais pas comme cela parce que ça peut paraître péjoratif mais vous avez un coeur de l’Europe qui est la zone euro (… il faut faire avec). Ce premier devrait être un centre d’inspiration fédérale (même si plus personne ne se dit fédéral aujourd’hui) qui devrait essayer de donner une dimension citoyenne à cette union. Il y aurait ensuite un deuxième cercle, davantage orienté vers le business, avec des accords de libre-échange et de développement économique. Le Royaume-Uni aurait été parfait pour l’animer! Et un troisième cercle des pays voisins. C’était d’ailleurs l’idée de Jacques Delors d’intégrer à ce cercle certaines zones de l’ancien bloc de l’Est et les pays du Maghreb, dans une logique stratégique et de solidarité.

Nous avons créé avec cette monnaie unique un outil fédéral dans un système qui ne l’est pas.

L’euro n’est pas une bonne idée?

Les Etats-Unis se caractérisent par une langue unique et une grande mobilité des gens. Si vous vous trouvez dans un Etat moins compétitif, vous pouvez vous installer facilement dans un Etat qui l’est plus. Ce n’est pas le cas en Europe. En réalité, nous avons créé avec cette monnaie unique un outil fédéral dans un système qui ne l’est pas. Alors c’est vrai, si nous n’avions pas eu l’euro, nous aurions vécu un grand désordre monétaire lors des crises récentes, et notamment celle du covid. L’euro évite aussi les frais de change. Mais la zone est écartelée par l’absence de coordination économique et surtout des différences de compétitivité entre Etats. Par ailleurs, dans le domaine des finances publiques, il y a des Etats membres vertueux et d’autres qui le sont moins. Et lorsque ces Etats seront confrontés au réveil de l’inflation et des taux d’intérêt, il risque de ne plus pouvoir faire face au remboursement de leur dette gigantesque. Je pense notamment à mon pays, la France, qui vit sur un volcan.

Vous êtes également très critique sur le Green Deal. C’est étonnant…

Je ne suis pas climatosceptique. Mais le Green Deal est un projet du 20e siècle, pas du 21e siècle. Il est aussi trop ambitieux. Atteindre la neutralité carbone dans moins de 30 ans en promulguant 30 directives et 400 ou 500 règlements, actes d’exécution ou actes délégués me paraît une tâche gigantesque, sachant en outre que nous sommes les seuls au monde à avoir ce type de projet et que nous avons une consommation d’énergie croissante. En 2021 et 2022, nous consommerons dans l’Union européenne davantage de charbon que les années précédentes.

Nous sommes par ailleurs à Bruxelles dans un système extrêmement caricatural: l’énergie fossile, c’est le mal. Mais sans énergies fossiles dans les 20 ou 30 prochaines années, l’économie européenne s’arrête. Nous avons atteint, je crois, le fond du trou avec ce pseudo-accord sur la taxonomie (la classification des activités favorables à l’environnement, Ndlr): on accepte l’industrie nucléaire et, en compensation, on donne un droit d’accès au gaz notamment russe.

Si une fiscalité carbone interne à l’UE est appliquée, il y a le risque d’un retour des gilets jaunes à l’échelle européenne.

Que faudrait-il faire?

L’Union européenne ne doit pas intégrer dans ses raisonnements les seuls paramètres statiques. Aujourd’hui, nous considérons qu’en 2050, nous rencontrerons les mêmes problématiques qu’en 2022. Et on va même jusqu’à faire des prévisions jusqu’à 2100 sur l’augmentation de la température dans le monde. Or, il y a chaque année une croissance exponentielle des sciences et des techniques. Quelle sera la société européenne en 2050 et en 2100? Quelles seront les nouvelles techniques, les innovations (telle la fusion nucléaire) sur lesquelles nous devrons travailler? Nous ne tenons pas compte de ces questions essentielles. Mais je suis opposé au Green Deal pour deux autres raisons.

Lesquelles?

C’est essentiellement un paquet fiscal. Il prétend appliquer aux frontières de l’Union européenne une taxe carbone externe. Je suis favorable au principe mais sa faisabilité est pratiquement nulle. La fiscalité est une compétence qui nécessite l’unanimité des 27, qui sera difficile à atteindre. Et ensuite, bonne chance pour faire accepter cette nouvelle taxe aux frontières à l’OMC, à la Russie, aux Etats-Unis, à la Chine… Mais vous avez aussi une fiscalité carbone interne à l’Union. Si elle est appliquée, il y a le risque d’un retour des gilets jaunes à l’échelle européenne. On prévoit certes de compenser les taxes carbone internes par des fonds sociaux. Mais répartir une petite dizaine de milliards d’euros par an entre 450 millions de consommateurs constituera une usine à gaz de la pire espèce.

Je suis aussi opposé parce qu’il y a dans le Green Deal un aspect sociologique extrêmement important. On veut jouer sur les habitudes de consommation, restreindre les libertés publiques en orientant les choix individuels des consommateurs et des citoyens. Cela m’inquiète.

Cinquante ans dans les coulisses de l'Europe:

Ces débats sur le nucléaire ou le gaz ne symbolisent-ils pas l’absence de stratégie de l’Union?

La politique énergétique de l’Union ces 15 dernières années est un désastre. La libéralisation du marché n’était-elle pas destinée à diminuer les prix? Mais nous avons libéralisé en conservant des monopoles et des systèmes extrêmement lourds, avec une absence totale de maîtrise sur les flux d’importation. On me racontait récemment que les conseils des ministres à dimension économique ou fiscale sont aujourd’hui surréalistes. Dans une première partie, tout le monde se réjouit de l’adoption de la taxonomie et de la classification des activités favorables à l’environnement. Mais ensuite, on se demande comment se fournir en gaz à bon compte. Nous continuerons encore à utiliser du gaz, énergie de transition par excellence, en 2030, et même en 2050.

Vous décrivez dans votre livre combien le processus législatif européen est complexe, opaque et peu démocratique. Comment en est-on arrivé là?

L’objectif du traité de Lisbonne était de simplifier la procédure, mais on a transformé le système en une machine infernale. Au niveau de la législation primaire (les directives, les règlements, etc.), pour aller plus vite, on discute désormais très en amont, entre représentants des trois institutions (Conseil, Commission, Parlement). Ces “trilogues” se passent en petits groupes de niveau subalterne qui concluent des accords de compromis derrière des portes fermées. Ces accords se limitent à de grands accords-cadres. La substance va se retrouver décalée dans les actes délégués et les actes d’exécution, où la Commission a la main, et qui constituent une procédure que très peu de gens maîtrisent. Sur le sujet pourtant sensible des perturbateurs endocriniens, il n’y a pas cinq personnes capables d’expliquer comment le système est organisé réglementairement!

Plus généralement, la primauté qui est désormais accordée au principe de précaution vous pose problème. Pourquoi?

Je ne suis pas contre ce principe, mais il doit être contrebalancé par le principe d’innovation sans lequel la société n’avance plus. Pourtant tous les dossiers sensibles – OGM, nouvelles techniques de sélection, pesticides, produits de protection des plantes… – sont encadrés par le principe de précaution. La tendance est même d’aller vers un système de gestion du danger dans lequel il reviendra aux producteurs de prouver que leurs produits sont exempts de tout danger. Or vous avez des méthodes de détection tellement fines aujourd’hui que cette preuve sera difficile à fournir. Dans le domaine agricole, par exemple, on en arrive à des caricatures. On dit: le bio, c’est génial et tout ce qui est nouvelle technologie, c’est mal. La France a poussé les agriculteurs à produire du lait bio, ce qui a augmenté les coûts et réduit les rendements. Mais ce lait bio se vend plus cher, les consommateurs ne suivent pas. Et les agriculteurs se retrouvent Gros-Jean comme devant.

Cinquante ans dans les coulisses de l'Europe:
© Saskia Vanderstichele

C’est donc dans cet environnement que doivent se mouvoir les lobbyistes. Des lobbyistes qui seraient beaucoup moins puissants qu’on ne le dit. S’il y a une vingtaine de milliers de personnes travaillant dans des organisations professionnelles et ONG autour des institutions bruxelloises, il n’y a en fait, selon vous, que 500 lobbyistes qui comptent!

Un lobbyiste est là pour influencer. Et il y a en effet relativement peu de lobbyistes influents. Cela s’explique notamment par ce que j’appelle la dictature des consultations: la Commission abreuve les associations professionnelles de consultations. Mais répondre à une consultation ne sert à rien si vous ne faites pas en sorte que votre réponse se retrouve en haut de la pile. Cela suppose d’apporter des solutions, de voir les gens, de leur expliquer, de communiquer. Un bon lobbyiste est un faiseur de solutions ; un mauvais, un faiseur de problèmes.

A ce jeu, vous dites que les ONG sont brillantes. Pourquoi?

Je crois que le lobbying “à la papa” de ces 20 dernières années est terminé. Il faut le repenser en s’inspirant de ce que font les ONG. Celles-ci se sont organisées de manière particulièrement efficace. Vous avez à leur sommet un groupe de contacts très léger qui coordonne environ 500 ONG regroupées autour de huit piliers thématiques (l’environnement, la santé publique, le social, le développement, les droits de l’homme, les droits de la femme, la culture, l’éducation). A l’intérieur de chaque pilier thématique, les ONG sont spécialisées. Dans le pilier environnement, Greenpeace est par exemple spécialisé dans le nucléaire et les OGM, et le WWF dans la pêche et les forêts. Ensuite, au niveau de l’organisation, c’est l’ONG spécialisée qui a la charge d’un dossier. Vous avez une unité de commandement. C’est un tracteur qui tire un soc qui s’enfonce profondément dans la terre. En face, vous avez dans l’industrie une fragmentation énorme d’associations petites ou grandes, où chacun se mêle de tout et dont l’action ressemble plutôt à celle d’un râteau dont les petites dents touchent à peine la surface du sol. Ajoutez à cela que les ONG savent communiquer, utiliser les réseaux sociaux alors que l’industrie ne sait pas ou n’ose pas communiquer avec pédagogie.

Le lobbying ‘à la papa’ de ces 20 dernières années est terminé. Il faut le repenser en s’inspirant de ce que font les ONG.

Que faut-il pour être un bon lobbyiste?

On ne fait pas de lobbying sans faire de vagues. L’idéal est de mettre les gens autour de la table. Mais si ce n’est pas possible, il faut essayer de faire évoluer le rapport de force en votre faveur en vous appuyant sur les Etats membres, les institutions, les médias. Il faut aussi avoir un chef. Ce peut être un consultant, le patron de l’association professionnelle, une entreprise, etc., mais il faut une unité d’action et de commandement. Il faut aussi avoir un réseau. Et pour le développer, vous devez apporter une valeur ajoutée, au point que ce n’est pas vous qui devez appeler, mais vous qu’on appelle. C’est aussi un métier où il faut avoir de l’empathie: il faut donner pour recevoir. Et vous ne pouvez pas faire du lobbying en restant statique. Une stratégie défensive est une stratégie perdante. Dès l’instant où les institutions évoluent, votre politique change également. Un lobbyiste est un mélange d’avocat et de journaliste. Vous devez savoir vous mouvoir dans un environnement procédural complexe, mais aussi avoir une soif d’information. Et un dernier point, c’est apprendre à dialoguer avec les consommateurs. Ce n’est pas facile, car les relations entre l’industrie et la société civile se sont tendues. Il y a une très forte défiance réciproque.

(1) Daniel Guéguen, Lobbyiste. Révélations sur le labyrinthe européen , Anthémis, 234 pages, 25 euros.
(1) Daniel Guéguen, Lobbyiste. Révélations sur le labyrinthe européen , Anthémis, 234 pages, 25 euros.

Votre métier change?

Il va évoluer ces prochaines années. Une entreprise comme la mienne ( EPPA, Ndlr) est extrêmement au point techniquement, extrêmement au fait des processus réglementaires complexes, mais la communication n’est pas tellement sa spécialité. Et des entreprises spécialistes de la communication et des relations publiques n’ont pas la compétence technique. Tout cela va s’agréger. C’est un défi intéressant. Et ce changement sera poussé parce que l’Union européenne elle-même va changer très profondément. C’est pour cela que je continue à travailler. J’ai envie de le voir de l’intérieur.

Cette transformation, c’est pour le pire ou pour le meilleur?

Ça ne va pas bien se passer. Le système actuel n’est pas tenable et les conséquences économiques de la crise du covid seront majeures. Le scénario de l’implosion de l’euro est le plus probable. Mais je ne le dis pas avec des larmes dans les yeux. Toute crise est une ressource. On reconstruira, et c’est bien.

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