Cinq conditions pour des taxes environnementales “acceptables”

Manifestation des gilets jaunes à Bruxelles, vendredi dernier. Ou quand la fiscalité environnementale est perçue comme une sanction. © belgaimage

Augmenter les impôts, c’est rarement bien vu. Sauf si on enrobe la fiscalité d’un label vert. En tout cas, jusqu’à un certain point, comme le montrent les actions des gilets jaunes.

“Tout le monde est d’accord avec le principe du pollueur-payeur. Sauf quand on est soi-même le pollueur. ” L’économiste Christian Valenduc (UCLouvain et service d’études du SPF Finances) résume le dilemme de fond de la fiscalité environnementale. Quand la facture arrive, le citoyen la perçoit comme une sanction et non comme un geste en faveur de la planète. D’où par exemple le mouvement des gilets jaunes mais aussi des positionnements politiques comme ceux du président de DéFI Olivier Maingain, qui a dénoncé dans Le Soir, le concept de ” l’écologie de la régression, presque de la punition “. Ou de son confrère du cdH Benoît Lutgen, adversaire déclaré de ” l’écologie punitive, qui frappe les gens qui n’ont d’autre choix que d’utiliser leur véhicule ou de se chauffer “.

Vous ne pouvez pas collecter de tels moyens sans les investir principalement au profit du phénomène que vous combattez.” Emmanuel Degrève (Deg&Partners)

Ces déclarations s’inscrivent évidemment dans un contexte préélectoral où tous les partis, à l’exception sans doute du PS, ont intérêt à enrayer la progression enregistrée par les Verts lors du scrutin communal, en séduisant un électorat plus centriste. Elles s’appuient aussi sur une histoire que les moins de 30 ans n’ont pas connue. En 1992, le jeune parti Ecolo a apporté son soutien à la quatrième réforme de l’Etat et a obtenu en échange l’adoption d’écotaxes sur une série de produits jetables. Un choix politiquement désastreux : depuis lors, le terme ” taxe ” colle à la peau d’Ecolo comme le sparadrap du capitaine Haddock et ” l’écologie punitive ” est régulièrement brandie comme un épouvantail pour faire fuir les électeurs verts potentiels.

Faut-il donc définitivement abandonner le levier fiscal pour atteindre les objectifs environnementaux ? ” Je pense au contraire que nous n’atteindrons pas les objectifs repris dans les accords de Paris sans intégrer les coûts externes – dont l’impact environnemental – dans le prix d’une série de biens et services, répond Christian Valenduc, qui a longtemps présidé un groupe de travail de l’OCDE sur la fiscalité environnementale. Je ne supporte pas ce terme d’écologie punitive, c’est un détournement de langage et même une injure à la face des générations futures. ” Encore faut-il savoir manier cet outil fiscal avec habileté. Cela implique le respect d’au moins cinq conditions.

Emmanuel Degrève
Emmanuel Degrève© PG

1. Il faut d’abord assumer la finalité écologique : une mesure de fiscalité verte doit être conçue en fonction de son objectif environnemental et non en vue d’un rendement budgétaire précis.

” Quand un gouvernement discute-t-il de ce sujet ? Lors d’un conclave budgétaire, explique Emmanuel Degrève, conseiller fiscal et fondateur de Deg&Partners. Dans ces moments, on construit les argumentaires pour une ambition budgétaire, et pas forcément écologique. On fixe par exemple les normes d’émission pour les voitures de société en fonction de la recette voulue, et pas spécialement selon le niveau de pollution à atteindre. Le moteur de la réflexion n’est pas le bon et, donc, on n’arrive pas aux bonnes solutions. ” En outre, les mesures visant à modifier des comportements ne sont, par nature, pas pérennes : quand les comportements nocifs ont disparu, la recette disparaît aussi.

” La taxation n’est pas une réponse adaptée pour ces enjeux profonds, ajoute Emmanuel Degrève. Le courage d’une interdiction est alors plus adapté. Je prends l’exemple du plastique à usage unique : il ne doit pas être taxé pour être découragé, il doit tout bonnement être interdit à l’échelle européenne. ”

2. La deuxième condition découle de la première : les recettes doivent financer le développement des alternatives aux comportements ou produits polluants que l’on veut combattre.

” Nous, les économistes, sommes restés calés sur le principe du budget unique, qui finance toutes les politiques, explique Christian Valenduc. Ce principe ne peut pas s’appliquer à la fiscalité environnementale. Si vous voulez que les citoyens optent pour des alternatives, vous devez investir dans celles-ci. C’est un élément clé de l’acceptabilité de tout le processus. ”

Quand vous annoncez les dispositions dans une ligne du temps bien claire, les acteurs s’adaptent, même à des mesures très strictes.” Philippe Defeyt, économiste (Institut pour un développement durable)

Le contre-exemple – et cela nous ramène aux gilets jaunes -, ce sont les accises sur l’énergie. Elles ont bondi de 30% depuis 2014, sans que cela ne se soit traduit dans des investissements en faveur d’une mobilité plus durable. ” Le monde politique utilise les accises pour combler les trous budgétaires, déplore Emmanuel Degrève. Des montants considérables ont été collectés (les accises sur l’énergie devraient rapporter 5,3 milliards en 2019) mais les investissements en mobilité demeurent pitoyables. Vous ne pouvez pas collecter de tels moyens sans les investir principalement au profit du phénomène économique que vous combattez. A défaut, vous justifiez une forte taxation à long terme sans y apporter de solution. Elle est là, la fracture entre le citoyen et le politique. ” La hausse des accises sur le diesel finance en partie la diminution du coût du travail ( tax shift), objectif louable en soi mais qui ne peut que très indirectement être relié aux engagements climatiques.

3. Les publics les plus fragilisés ont besoin de mesures de compensation.

Tous les ménages ne bénéficient pas de marges de manoeuvre identiques pour s’adapter à des hausses de la fiscalité. ” L’enjeu principal de la fiscalité, c’est d’atténuer les inégalités, rappelle Emmanuel Degrève. Si on utilise trop le côté ‘punitif’ de la fiscalité, on risque d’avoir l’effet inverse et d’amplifier les inégalités. ”

Les compensations peuvent évidemment être d’ordre financier, même si cela induit des charges administratives (il faut vérifier la situation de chacun) et d’inévitables effets de seuil. Mais elles peuvent aussi se trouver dans de nouvelles formes de déplacement. ” La voiture reste indispensable pour certains trajets mais avec les voitures partagées, les navettes autonomes, des Uber revisités à la sauce solidaire, il existe beaucoup plus de possibilités alternatives qu’on ne le dit “, estime Philippe Defeyt, économiste à l’Institut pour un développement durable et ” père ” des écotaxes de 1992. Christian Valenduc insiste lui sur les travaux d’isolation des logements, les factures énergétiques pesant proportionnellement beaucoup plus sur les ménages à bas revenus. ” Il faut trouver des incitants pour que les propriétaires-bailleurs – qui ne voient pas le retour sur la facture de chauffage – investissent dans l’isolation de leurs immeubles, dit-il. L’affichage de la performance énergétique joue déjà en ce sens mais il faudrait des mécanismes plus incitatifs encore. ”

Le chef de groupe Ecolo à la Chambre, Georges Gilkinet, y ajoute une condition ” complémentaire mais essentielle ” pour l’acceptabilité des projets de taxation verte : ils doivent s’inscrire, dit-il, dans une architecture fiscale ” plus redistributive, où chaque type de revenu contribue à la hauteur de ses moyens et où la fraude est combattue sans merci “.

Philippe Defeyt
Philippe Defeyt© isopix

4. En fiscalité comme en énergie, une “transition” est nécessaire.

Longtemps, la fiscalité a incité les Belges à opter pour les voitures au diesel. Le changement d’optique, pour des raisons environnementales, est brutal pour de nombreux automobilistes qui n’ont pas les moyens de changer de véhicule. Les évolutions législatives, pour être socialement acceptées, doivent intégrer un délai d’adaptation des acteurs économiques. Le ministre wallon Jean-Luc Crucke (MR), en charge à la fois des Finances et du Climat, ne l’a pas oublié en préparant la réforme des taxes de circulation, pour accentuer leur modulation en fonction des émissions polluantes. ” Une telle réforme ne peut réussir que si tous les acteurs en acceptent le principe et que si nous avançons progressivement, dit-il. Tout le monde a été auditionné et je vais maintenant lancer une task force dans l’espoir de dégager un consensus. ” Le dossier devrait ainsi être mûr pour le futur gouvernement wallon.

” Quand vous annoncez les dispositions dans une ligne du temps bien claire, les acteurs s’adaptent, même à des mesures très strictes “, renchérit Philippe Defeyt. Il cite l’exemple de l’industrie allemande, qui a été soumise très tôt à des normes environnementales élevées et est néanmoins restée très performante. ” En s’adaptant à ces normes, les entreprises n’ont pas bridé mais au contraire dopé leur compétitivité, dit-il. Les décisions ont été annoncées bien en amont et, en Allemagne, on tient ses engagements, on ne passe pas son temps à détricoter ce qui a été décidé. Si nous avions osé appréhender les contraintes écologiques comme des enjeux économiques d’avenir, une entreprise comme Acec serait devenue l’un des leaders européens dans les éoliennes. ”

5. Il faut en finir avec les exceptions écologiques.

Un plein d’essence vous coûte aujourd’hui parfois plus qu’un billet d’avion pour le sud de l’Europe. Et cela, bien entendu, parce que le kérosène est le seul carburant exonéré de taxes. ” Ce régime d’exception n’est aujourd’hui plus justifiable, estime Emmanuel Degrève. On comprend que ce ne soit pas facile dans un contexte international. Mais comment admettre ces exceptions dans un monde où certains contribuables ont des difficultés à faire leur plein d’essence ? ” Cela renforce en tout cas l’idée selon laquelle l’objectif n’est pas la qualité de l’air mais la santé des finances publiques.

Ecologie punitive ou pas ?

Alors, punitives ou pas, ces taxes écologiques ? ” Les pionniers ont rendu un très mauvais service à leur cause avec ce terme ‘écotaxe’, qui associe directement l’écologie à la taxation, conclut Jean-Luc Crucke. Je suis cependant convaincu que l’écologie et l’économie sont complémentaires. Modifier les comportements pour sauver la planète, notamment par le biais de la fiscalité, cela peut se révéler très vertueux pour l’emploi et l’économie. ”

Philippe Defeyt tient à rappeler que les écotaxes de 1992 ont atteint leurs objectifs environnementaux. ” Si la Belgique affiche toujours aujourd’hui des taux de recyclage exceptionnels, c’est notamment grâce aux écotaxes et au débat qu’elles ont suscité, estime-t-il. Cela a eu un impact très positif sur la création de Fost+ et le développement des filières de recyclage. A l’époque, patrons et syndicats défilaient conjointement pour dénoncer la destruction de milliers d’emplois dans la chimie qu’impliquerait la fin des bouteilles en PVC. Rien de cela ne s’est produit, l’industrie a adapté ses produits. Aujourd’hui, je pense qu’ils n’oseraient plus réagir de la sorte. Il existe tant d’exemples concrets de reconversions écologiques de l’industrie. ”

Moins de 5% de l’ensemble des impôts

La fiscalité environnementale pèse environ 10 milliards d’euros en Belgique (hors TVA). C’est beaucoup mais cela ne représente que 4,8% de l’ensemble des prélèvements et cotisations sociales, selon le recensement annuel du Bureau du Plan. Cette proportion est en hausse depuis 2013 mais sans que l’on puisse parler d’explosion (on était à 4,35% en 2013 et on est toujours en dessous du niveau de 2011, quand on avait frôlé les 5%). Le détail du Bureau du Plan s’arrête à fin 2016. La Belgique était alors clairement en dessous de la moyenne européenne en ce qui concerne la part des recettes publiques provenant de la fiscalité environnementale. Depuis, le tax shift a peut-être relevé le classement de notre pays.

Elément intéressant et qui explique peut-être l’extrême sensibilité du sujet dans l’opinion : entre 2008 et 2016, le produit des taxes environnementales a non seulement augmenté de 2 milliards d’euros (+20%) mais ce produit repose de plus en plus sur les épaules des ménages, plutôt que sur celles des entreprises. Hier, ils versaient 43% des recettes de la fiscalité verte, aujourd’hui c’est 54%.

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