Cet exercice est une première en Belgique: la Wallonie à l’heure du budget base zéro

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Vérifier l’opportunité et l’efficacité des 15,8 milliards d’euros que la Wallonie prévoit de dépenser cette année, tel est l’exercice très ambitieux auquel se livrera le gouvernement régional, appuyé par des équipes du bureau Roland Berger.

C’est une banale histoire de gourdes. La commune n’avait pas dépensé la totalité des subsides reçus pour son plan de cohésion sociale. Alors, pour ne pas ” devoir rendre l’argent à la Région wallonne “, la majorité a décidé d’offrir une gourde à tous les élèves de maternelle et de primaire de l’entité, tous réseaux confondus. ” Evidemment que c’est mieux une gourde qu’une bouteille en plastique, convient Jean-Luc Crucke, ministre libéral à la fibre environnementale affirmée. Mais quel est le rapport entre ces gourdes et la cohésion sociale ? Le budget base zéro (BBZ), c’est cela : vérifier scrupuleusement l’affectation de tous les euros publics dépensés. ”

La Wallonie va tenter l’exercice à partir du mois de février. L’inspection des finances, l’administration, les cabinets ministériels et même un représentant de la Commission européenne seront mis à contribution pour cette tâche ” titanesque “. Ils seront épaulés par une équipe de Roland Berger (qui a déjà travaillé sur des BBZ à l’étranger), le consultant retenu par le gouvernement wallon. ” Toutes les dépenses seront regardées sous l’oeil de l’efficience et de l’opportunité, insiste le ministre du Budget. C’est une opération unique en Belgique, aucune entité publique n’a jamais procédé à un tel exercice. ”

Les cicatrices de la réforme APE

Le défi est de taille car derrière chaque euro du budget wallon se cachent des personnes, des associations, des recherches, des études, des investissements, des animations, etc. Toute remise en cause des enveloppes antérieures risque d’entraîner son lot de levées de boucliers et d’attiser l’agitation sociale. Souvenons-nous de la secousse quand, sous la législature précédente, Pierre-Yves Jeholet avait voulu revoir les points APE en suivant cette même logique de vérification de l’adéquation entre l’objectif d’accès à l’emploi de publics fragilisés et la réalité des 60.000 emplois subsidiés. ” La réforme des points APE ciblait une partie des bénéficiaires de l’argent public, répond Jean-Luc Crucke. Le budget base zéro – c’est sa grande difficulté autant que sa beauté – remet en cause absolument toutes les dépenses, dans tous les départements et tous les organismes. Tout le monde sera concerné. Si nous parvenons à abandonner de vieux réflexes, l’exercice portera ses fruits. Si chaque ministre se bat pendant trois nuits pour garder un maximum des moyens dans ses départements sans trop se préoccuper de la vue d’ensemble, alors rien ne changera. Humainement et politiquement, c’est compliqué, très compliqué même. Mais nous pouvons relever le défi. ”

Sur quoi repose cet optimisme ? Essentiellement sur un sentiment d’urgence. Si elle veut éviter une déglingue budgétaire, si elle veut dégager des moyens pour investir dans la transition écologique, la Wallonie doit impérativement mettre de l’ordre dans un budget fortement déséquilibré. Entre 2015 et 2018, les dépenses de la Wallonie ont augmenté de 14,09% et les recettes de 11,65%. ” Cette tendance devrait se poursuivre jusqu’en 2020 “, ajoute la Cour des comptes sur base des derniers budgets régionaux. En cinq ans, l’écart entre recettes et dépenses passerait ainsi de 0,7 à 1,6 milliard d’euros. Une telle évolution n’est évidemment pas tenable dans la durée, les trois partenaires de la majorité wallonne en sont conscients.

Trois hypothèses s’offrent alors à l’exécutif régional : augmenter les recettes (” ce n’est évidemment pas le choix des libéraux “, signale, au besoin, Jean-Luc Crucke) ; profiter des taux bas pour s’endetter mais cela devient dangereux pour une entité dont la dette dépasse déjà les 20 milliards d’euros (soit 130% des recettes régionales) et qui, de plus, préfère réserver sa capacité d’endettement pour investir dans la transition ; réduire les dépenses de manière linéaire, comme les gouvernements successifs ont essayé de le faire, sans réel succès. ” Dans le contexte actuel, ces méthodes classiques sont inefficaces, résume le ministre du Budget. Je pense que nous sommes mûrs pour innover et tenter un budget base zéro. ” En menant cette opération avec sérieux, la Wallonie espère aussi gagner en crédibilité au moment de négocier un peu de flexibilité budgétaire avec la Commission européenne ou de repenser les flux financiers intra-belges avec la Flandre.

Jean-Luc Crucke, ministre wallon des Finances
Jean-Luc Crucke, ministre wallon des Finances ” Toutes les dépenses seront regardées sous l’oeil de l’efficience et de l’opportunité. “© BELGA

Des ministres qui ne cherchent pas le conflit

La composition de l’exécutif wallon peut aider à la réussite de l’exercice. On ne parle pas ici en termes de partis mais d’hommes et de femmes : on ne retrouve pas de personnalités trop écrasantes parmi les huit ministres (à part peut-être Willy Borsus, dont le portefeuille de compétences est particulièrement bien garni) ni de ces profils qui tentent le bras de fer dans chaque dossier. Il est donc possible qu’ils parviennent à avancer ensemble sans que chacun ne s’arc-boute sur ses enveloppes budgétaires. La présence d’un ministre-président expérimenté et qui n’a a priori plus d’ambitions politiques personnelles pourrait en outre aider à dépasser les vieux réflexes politiciens pour dégager les arbitrages nécessaires.

Jean-Luc Crucke, qui a aussi le sport dans ses attributions, compte montrer l’exemple. Il s’interroge, par exemple, sur le fait que le moindre cross organisé dans un village wallon reçoit un coup de pouce régional de 500 euros. ” Ces activités sont très sympathiques mais elles ont une vocation purement locale, je ne vois pas pourquoi la Région doit les financer, dit-il. La Wallonie, ce n’est pas une vache à lait, ce n’est pas le jackpot. Il faut que chacun ait bien conscience de cela. ” En théorie, on ne peut qu’approuver une telle prise de position. Mais dans la pratique, ces ” 500 euros à tout le monde ” n’ont-il pas été instaurés pour limiter le copinage, pour éviter que seuls ceux qui ont la ” bonne ” couleur politique aient accès aux subsides régionaux ? ” Peut-être mais cela n’en reste pas moins ridicule, rétorque Jean-Luc Crucke. Ce mode de gestion est ridicule. ” Le BBZ n’aura de sens que s’il s’appuie sur une vaste opération de transparence et de bonne gouvernance, sur un détricotage en règle des pratiques clientélistes. ” Cela fera des mécontents mais nous pourrons garantir la légitimité de chaque euro dépensé et le fait qu’il sert l’intérêt général de la Wallonie “, dit-il.

Trop tard pour le budget 2021 ?

L’administration sera évidemment très secouée par un tel exercice, qui implique la remise en cause des habitudes et de certaines courroies de transmission vers les bénéficiaires des budgets publics. Ses dirigeants seront impliqués dans la task force de pilotage du budget base zéro. ” Il existe en Wallonie 182 UAP (unités d’administration publique). Je ne promets à personne qu’elles existeront toutes après notre exercice “, assène Jean-Luc Crucke. Il note toutefois avec satisfaction l’implication positive des fonctionnaires- dirigeants dans le processus. ” Ils ont compris que c’était une occasion de moderniser le fonctionnement et de renforcer l’efficacité, dit-il. Certaines UAP se sont même spontanément proposées pour être pilotes. ”

Initialement, le gouvernement wallon comptait faire du budget 2021 son premier budget base zéro. De tels délais semblent illusoires, si l’ambition est réellement de remettre en cause chaque ligne du budget de la Wallonie. D’autant plus que nombre de ces lignes exécutent en fait des décrets, arrêtés ou autres réglementations qu’il faudrait modifier avant de revoir les enveloppes budgétaires. ” Je suis lié par un résultat, pas par un agenda dans le temps, concède Jean-Luc Crucke. A l’étranger, de telles opérations ont pris, en moyenne, 18 mois. Nous verrons ce qu’il en sera ici. Avec notre consultant, nous allons maintenant définir la méthode et l’échéancier. A ce stade, il serait toutefois hasardeux de ma part de vous dire ce qu’il en sera dans le budget 2021. Ce que je peux vous garantir, en revanche, c’est que même si le prochain budget n’est pas encore totalement un budget base zéro, cette nouvelle méthode influencera déjà nos travaux. ”

Les aides aux entreprises dans le viseur

Dans un entretien paru le mois dernier dans Trends-Tendances, le directeur de l’Institut Jules Destrée, Philippe Destatte, défendait farouchement le budget base zéro en prenant l’exemple des aides aux entreprises. Les actuels 2,3 milliards d’euros de ce budget peuvent, selon lui, être divisés par trois. Au risque de susciter la rébellion des entreprises soudain privées d’aides publiques. ” La valorisation de la recherche est l’un des trois tabous de la politique économique wallonne, avec l’enseignement en alternance et la disponibilité des terrains, rétorque Philippe Destatte. Si c’est pour y répondre et pas pour simplement engager plus de fonctionnaires, le monde patronal est certainement prêt à voir partir certaines aides. ” Les subsides seraient réservés à des politiques ciblées, par exemple pour les start-up numériques ou l’économie circulaire.

Les fortes réserves d’André Antoine

” Dans le budget actuel, il y a encore des engagements remontant au premier Plan Marshall. ” André Antoine, député cdH© BELGA

S’il y en a un qui attend le gouvernement wallon au tournant de son budget base zéro, c’est André Antoine. Le député cdH et ancien ministre du Budget régional se montre très sceptique quant à la portée concrète de cet exercice. Il avance plusieurs arguments :

– Pragmatiques d’abord : le Forem et l’Aviq (Agence pour une vie de qualité, où l’on retrouve les allocations familiales, la santé, l’aide aux personnes handicapées) engloutissent la moitié du budget wallon. ” Ce sont des organismes cogérés par les partenaires sociaux, le gouvernement ne pourra pas décider seul à leur égard “, relève André Antoine. Et si les plus grosses masses financières sont exemptées de l’exercice, celui-ci ne rimera plus à grand-chose. ” Les crédits facultatifs et les crédits de communication ont déjà été écrasés au fil des ans, ajoute-t-il. Pour dépasser cela, il ne faudra pas avoir peur de risquer l’amputation, c’est-à-dire de supprimer certaines politiques. Les ministres y sont-ils prêts ? Et quand on joue la cible, plutôt que des réduction linéaires, il ne faut pas la louper ! ”

– Budgétaires ensuite : on a beau tout remettre à zéro, on reste tenu par l’encours des engagements qui s’élèveraient à… 4 milliards d’euros (soit un quart du volume total des dépenses). ” Il s’agit d’engagements fermes pris par les exécutifs précédents à l’égard de communes, d’entreprises, d’associations et qui n’ont pas encore été honorés, dit André Antoine. Ces montants n’ont fait qu’augmenter au fil des plans présentés par les différents gouvernements wallons. Dans le budget actuel, il y a encore des engagements du premier Plan Marshall, du Plan Marshall2. vert ou 4.0. Il y a des contraintes juridiques à cet encours. Et politiques aussi : allez dire à un bourgmestre que non, finalement, il n’aura pas les sommes promises pour tel ou tel chantier ! D’ici 2024, le résultat net d’un BBZ ne pourra être que très faible. ”

– Réglementaires enfin. ” Le budget est régi par un grand nombre de décrets, de contrats-programmes, d’agréments, de contrats de gestion, etc., explique le député cdH. Pour établir un budget base zéro, il faut d’abord revoir complètement l’arborescence législative. La souplesse d’application est extrêmement réduite par de multiples noeuds budgétaires. Cela prendra des années. ”

Le budget base zéro serait donc à ranger dans le tiroir des belles idées, conceptuellement intéressantes mais concrètement irréalistes. ” Je ne suis même pas certain que ce soit une belle idée théorique, insiste André Antoine. Je doute fortement des résultats dans une univers politique aussi éclaté que le nôtre. Chacun a ses domaines de prédilection, ses marottes et il tiendra à les défendre. ” Pour lui, le travail à mener est plutôt celui de l’évaluation. ” Nous n’avons pas cette culture de l’évaluation, regrette-t-il. Quand on adopte une nouvelle législation, quelques années après, il faut vérifier si les objectifs sont atteints, si les dispositions doivent être modifiées. Il faut une évaluation serrée pour faire évoluer les budgets. Et, convenons-en, ce n’est pas dans les pratiques habituelles en Wallonie. ”

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