Ces milliers de personnes qui glissent entre les statistiques du chômage

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Ils sont invalides, demandeurs d’emploi en fin de droits ou étudiants et échappent ainsi aux statistiques officielles du chômage. Si on les inclut dans le calcul, le chômage stagne désespérément chez nous depuis plus de 30 ans.

Jamais depuis que l’Office national de l’emploi tient des statistiques informatiques (1992), la Belgique n’avait enregistré aussi peu de demandeurs d’emploi indemnisés, a-t-on appris lors de la présentation du rapport annuel de l’organisme à la mi-mars. Ils étaient tout de même 417.000, ce qui représente une baisse de 9 % par rapport à 2014. Si l’on prend l’ensemble des chômeurs indemnisés (y compris donc les prépensionnés qui ne sont pas demandeurs d’emploi), le recul atteint même 19 % par rapport à cette fameuse année 1992.

Avec de tels chiffres, on s’attendait à une communication triomphaliste du gouvernement. Pas du tout. Nous n’avons eu droit qu’à un modeste communiqué du ministre fédéral de l’Emploi, Kris Peeters (CD&V), qui soulignait la baisse des dépenses de l’Onem (- 696 millions d’euros). Cette baisse est de 10 % pour les seules dépenses de chômage et le gouvernement table sur une nouvelle diminution de 346 millions cette année. Les dépenses de chômage ne représentent plus que 1,18 % du PIB, le chiffre le plus bas de ces 13 dernières années.

On évoque donc légitimement ” la contribution à l’assainissement budgétaire “. Mais on se garde bien d’évoquer un début de victoire contre le chômage. Pourquoi ? Parce que ces chiffres sont embellis par la sortie de ces statistiques de plusieurs dizaines de milliers de personnes.

1.844 exclus du chômage. Sur l’année 2015, 1.844 personnes (dont 58 % de Wallons) ont été exclus du bénéfice des allocations de chômage, en raison d’un comportement de recherche d’emploi jugé insuffisant. Ce chiffre représente une diminution de moitié par rapport à 2014. Au total, près de 10.000 chômeurs ont été sanctionnés l’an dernier, subissant une réduction des allocations, une suspension ou une exclusion. Des sanctions ont par ailleurs été infligées à 7.337 bénéficiaires de l’allocation d’insertion (5.000 en Wallonie).

29.155 chômeurs en fins de droits. Le gouvernement Di Rupo avait pris la décision de limiter le droit aux allocations d’insertion à trois ans. La décision a pris sa pleine mesure en 2015, année au cours de laquelle 29.155 bénéficiaires d’allocations d’insertion ont atteint cette limite. Ils n’apparaissent dès lors plus dans les statistiques des chômeurs complets indemnisés. Quelque 14 % des chômeurs en fin de droits ont moins de 25 ans, alors que les 18-24 ans ne représentent que 10,7 % de la population et, nous le verrons, qu’une part croissante d’entre eux sont étudiants. Ce qui fait dire à l’économiste Philippe Defeyt économiste et administrateur de l’Institut pour un développement durable, que nous avons un chômage des jeunes quasi structurellement autour de 30 %.

Corollaire de cette évolution : le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration a augmenté de 12,4 % l’an dernier, atteignant le niveau record de 115.000 unités. Cela absorbe une bonne part de l’économie constatée sur les dépenses de chômage. ” Jusqu’en 2015, le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration et le nombre de chômeurs évoluaient plus ou moins en parallèle, explique le Service public de programmation (SPP) Intégration sociale dans un communiqué diffusé… le lendemain de la publication du rapport de l’Onem. Depuis l’année dernière, ils suivent cependant un chemin différent. Alors que les chiffres du chômage baissent, ceux du revenu d’intégration continuent leur progression. ”

Le SPP en conclut que la réforme du chômage a eu ” un impact majeur ” sur la population bénéficiant du revenu d’intégration. ” Nous devons inverser le mouvement, soutient Julien Van Geertsom, président du SPP Intégration sociale. Ce pourcentage d’augmentation dépasse l’impact de la crise financière de 2008. ”

Sur le plan presque philosophique, ce phénomène montre ” un glissement de la sécurité sociale vers l’assistance sociale “, pour reprendre l’expression de Philippe Defeyt. Le glissement est aussi budgétaire : les allocations de chômage et les revenus d’intégration relèvent du Fédéral, mais avec souvent une intervention des CPAS pour les seconds.

90.000 étudiants de plus chez les 18-24 ans. En 2000, 45 % des 18-24 ans poursuivaient des études secondaires ou supérieures. L’an dernier, cette proportion frôlait les 53 % pour l’ensemble de la Belgique. Sur les 15 dernières années, la population des 18-24 ans a augmenté de 60.000 unités, alors que le nombre d’étudiants parmi eux progressait de 90.000 unités. Cela réduit mécaniquement le nombre de jeunes inscrits au chômage.

Cette évolution s’explique par l’allongement de la durée des études (un cursus universitaire classique est passé de quatre à cinq ans) et la part plus grande de jeunes accédant aux études supérieures (ce qui est a priori positif). ” La proportion de jeunes aux études peut aussi être influencée par le dynamisme de l’emploi régional, précise Philippe Defeyt. On prolonge plus facilement les études, par exemple en ajoutant une corde à son arc, si on juge le marché du travail difficile. ” Elément intéressant dans cette optique : la proportion d’étudiants est plus forte à Bruxelles et en Wallonie qu’en Flandre (57 et 55 %, contre 51%), où l’on constate même un recul de la proportion d’étudiants sur les deux dernières années académiques.

– 26.000 invalides de plus qu’en 2014. Depuis 2010, le nombre de personnes considérées comme ” invalides ” et qui dès lors ne figurent plus dans les statistiques des demandeurs d’emploi a augmenté de 34,7 %. La progression est particulièrement forte sur les deux derniers exercices avec une hausse de 7,4 % en 2014 et de 8 % en 2015. Selon les statistiques les plus récentes de l’Inami, 347.513 salariés (et 23.000 indépendants) sont considérés comme invalides en Belgique.

Cette évolution est bien entendu à mettre en lien avec la restriction des conditions d’accès à la pension anticipée, qui complique les fins de carrière des travailleurs âgés. Les deux tiers des invalidités proviennent des troubles psychiques (les cas d’invalidité dus à la dépression ou le burn-out ont doublé depuis 2007) et des maladies du système ostéo-articulaire et des muscles (fatigue chronique, lombalgies, etc.). De tels symptômes attestent à tout le moins d’une forme d’usure professionnelle.

La ministre de la Santé Maggie De Block (Open Vld) souhaite faciliter le retour au travail des malades de longue durée ” parce qu’un emploi contribue au sentiment d’amour propre d’une personne et parce qu’un salaire est préférable à une simple allocation “. Des trajets de réintégration, avec éventuellement des changements de fonction et des formations, seront établis en partenariat avec le corps médical. Ces trajets pourraient être en partie financés par l’Inami.

En 2015, les dépenses d’invalidité ont coûté 5 milliards d’euros à l’assurance maladie (salariés et indépendants inclus).

Oser évaluer les politiques d’activation

En additionnant ces différents éléments, on constate que le recul du chômage demeure très modeste, pour ne pas dire nul. Et cela en dépit des multiples plans d’aide à l’emploi, de réduction de cotisations sociales ou d’activation des demandeurs d’emploi. Les moyens publics ne seraient-ils pas affectés judicieusement ? C’est la question que William Parienté, professeur d’économie à l’UCL, aimerait que les pouvoirs publics se posent.

Dans la dernière livraison de la revue Regards économiques de l’Institut de recherche économiques et sociales (IRES) de l’UCL (en téléchargement sur www.regards-economiques.be), il préconise des évaluations par randomisation : une mesure est appliquée à une partie des demandeurs d’emploi et pas aux autres par un simple tirage au sort. Cela permet de voir les effets concrets, et parfois contre-intuitifs, d’un dispositif. Ainsi, en Grande-Bretagne, l’accompagnement renforcé des demandeurs d’emploi n’a généré aucun effet positif sur le travail des femmes (mais bien sur celui des hommes) ; en France, la diminution du nombre de dossiers par accompagnateur a eu des effets très positifs… surtout quand l’accompagnement était mené par le service public.

Chez nous, une expérience de ce type a été réalisée récemment par le VDAB : elle a montré que les chômeurs qui participaient à une session d’information sur leurs droits et obligations immédiatement après leur inscription retrouvaient plus rapidement un emploi que ceux qui devaient attendre quatre mois avant cette session. ” Une évaluation rigoureuse permet de comprendre les barrières qui freinent le retour à l’emploi et d’adapter les dispositifs en conséquence “, explique William Parienté. Cela vaut pour les politiques d’activation, de formation (souvent coûteuses et pas toujours opportunes), de lutte contre les discriminations tout comme, du côté des employeurs, pour l’impact du coût en temps et en démarche pour recruter.

Le risque de telles études est d’enfoncer des portes ouvertes, de confirmer des évidences comme le fait qu’un bon coaching des chômeurs accélère le retour à l’emploi. ” Je crois au contraire qu’une mesure, même animée des meilleures intentions du monde, peut n’avoir qu’un impact limité pour une série de raisons qu’il est utile de pouvoir objectiver, répond William Parienté. La manière dont on va mettre en oeuvre une politique aura énormément d’importance. Des études randomisées peuvent apporter ici des indications très intéressantes. ” Il ajoute que ce type d’analyse améliore la connaissance scientifique en économie et permet de ” mieux comprendre certains comportements des individus “.

Cela pose néanmoins un problème éthique : on choisit délibérément de proposer un dispositif que l’on espère efficace à certaines personnes et pas à d’autres, en vue de pouvoir comparer les effets. Voilà qui ne paraît guère équitable. Mais ce n’est sans doute pas plus inéquitable que les expériences-pilotes ou les entrées en vigueur progressives qui sont le lot au démarrage de la plupart des dispositifs sociaux ambitieux.

L’autre problème, c’est l’argent : des études randomisées nécessitent de vastes échantillons et sont donc plus coûteuses que les audits habituels qui vérifient les actes posés et non leur efficacité. ” Oui, ça a un coût, convient l’économiste de l’IRES. Mais ne pas évaluer sérieusement et mener des politiques inefficaces, cela a aussi un coût. Et c’est de l’argent perdu. ”

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