Bruno Colmant: “Ma brûlante inquiétude…”

© Christophe Ketels/Belgaimage
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

L’économiste rédige cet été un livre inspiré par l’Encyclique de Pie XI contre le nazisme en 1937, qui traduit une grande angoisse face à notre capacité de répondre aux enjeux majeurs du moment. Mais qui envisage aussi des solutions.

L’économiste Bruno Colmant, professeur à l’ULB et à l’UCLouvain, met à profit cet été pour rédiger un nouveau livre donc le titre s’apparente à une mise en garde : “Avec une brûlante inquiétude”. Un essai inspiré par les défis titanesques auquel notre monde est confronté. Un appel à l’action, aussi, qui renvoie à… une Encyclique papale méconnue, publiée peu avant la Seconde guerre mondiale. Il s’explique pour Trends Tendances.

Racontez la genèse de ce titre: “Avec une brûlante inquiétude”.

C’est un épisode qui a été complètement gommé par l’histoire. Le pape Pie XI a publié le jour des Rameaux, en 1937, une Encyclique rédigée en allemand, pas en latin, destinée uniquement à l’Allemagne, qu’il fait parvenir clandestinement dans les églises. Cela a été lu en chaire. Et ce qui est étonnant, c’est qu’il exprime toute son opposition par rapport à la dévalorisation de l’homme. Quand on relit attentivement cette encyclique, on ressent un pressentiment très fort du drame complet qui va frapper l’Europe. Malheureusement, il est mort en 1939 et il n’a pas pu poursuivre biologiquement son combat.

Il mettait en garde contre les périls à venir, mais il n’a pas été entendu…

En effet, son Encyclique a d’ailleurs été considérée comme illégale par les nazis. Ce qui m’a fasciné dans ce texte, dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’ici, c’est qu’il s’agit d’une prophétie désespérée: c’est pire que tout, d’être pétrifié devant le caractère inéluctable des choses. En mars 1937, il avait tout vu, c’était un an avant l’Anschluss et un an et demi avant les accords de Munich. Il avait vu clair, je pense.

C’est lourd de sens de choisir ce titre pour votre livre…

Oui. Je l’ai choisi parce que plus ma réflexion avance – et j’ai déjà écrit deux livres à ce sujet, Du rêve de la mondialisation au cauchemar du populisme et Hypercapitalisme : le coup d’éclat permanent -, plus j’en arrive à la conclusion que l’économie de marché néolibérale aspire le futur, aspire les hommes et mène à des logiques militaires, prédatrices,qui sacrifient la nature, bien évidemment. C’est pour cela que l’on doit absolument réhabiliter les Etats qui, depuis quarante ans, ont été dépossédés de leurs attributs régaliens parce l’économie de marché part de l’idée que comme tout est capital, l’Etat n’a plus de rôle à jouer, sinon un rôle accessoire ou supplétif. On devra réhabiliter son rôle dirigiste, abandonner le Traité de Maastricht… Je formulerai dans ce livre toute une série de propositions dans des domaines comme la fiscalité, l’enseignement…

Nous faisons face à des défis gigantesques – socio-économiques, climatiques, géopolitiques… De là votre “brûlante inquiétude”?

Bien sûr. Quand on réfléchit, aucun paramètre n’est apaisant, pour le moment. Structurellement, la démographie est vieillissante, ce qui va entraîner des dépenses sociales de plus en plus importantes – légitimes, d’ailleurs. On vit dans un monde où les inégalités sociales se sont accrues très fortement. L’absence d’inflation que l’on a connue pendant longtemps a conduit à des baisses de taux d’intérêt qui ont fait augmenter la valeur des patrimoines. Maintenant, avec le retour de l’inflation qui affecte le travail, l’inégalité se creuse de façon de plus en plus violente. On ajoute à ça le problème écologique qui commence à m’épouvanter avec tout ce que cela induit en matière de sécheresses, d’eau, d’alimentation et qui a l’air de se précipiter. Et comme si cela ne suffisait pas, il y a cette guerre par procuration, sur le sol européen, entre des puissances non-européennes. Oui, j’ai un sentiment d’inquiétude qui est brûlant, peut-être parce que c’est l’été…

L’encyclique de Pie XI était liée à la crainte du nazisme. Ici…

Mais c’est lié! Ce qui ressort très fort du texte, c’est la nécessité de respecter l’humain. Cela s’inscrit dans la doctrine sociale de l’Eglise, le fameux Rerum Novarum de Léon XIII en 1891, dans cette prise de conscience de la dévalorisation de l’humain dans un monde industriel marqué par la guerre. Il y a une trame commune. Nous sommes dans un moment où il y a une nécessité de bienveillance sociale, de partage, de solidarité, d’inclusion, alors que toutes les phénomènes auxquels nous faisons face sont de nature à détruire le lien social. J’ai une préoccupation… sociétale, en vérité.

Pas seulement économique, donc?

Je ne rédige pas un programme politique, bien sûr, mais c’est une ensemble de réflexions. Comme disait François Mauriac, écrire, c’est aussi agir : je trouve qu’il a raison.

Certains estiment que vous êtes devenu pessimiste…

Quand quelqu’un m’a dit ça, j’ai réalisé un mini-sondage sur Linkedin pour leur demander et ils étaient nombreux aussi à me trouver lucide. Je trouve que le rôle d’un économiste, ce n’est pas uniquement parler des cours de bourse, c’est aussi interpeller l’avenir et les grands enjeux de vie, s’engager dans le débat citoyen, et je le fais depuis longtemps. J’ai eu des périodes d’égarement, mais plus maintenant, je pense… La période actuelle ne peut pas laisser indifférente, que l’on soit artiste, écrivain, musicien, penseur… J’en parle souvent avec Jacques Attali, un homme que j’aime beaucoup et que l’on traite parfois de Cassandre – ce à quoi il répond que Cassandre avait prévenu de ne pas faire entrer le cheval de Troie…: il dit que le terme commun qui englobe la pensée actuelle, c’est le déni. Si c’est le cas, il faut interpeller la pensée.

Le déni ou les réponses en mode mineur face à tous ces enjeux majeurs, non?

J’imagine que l’on vit une période comparable à 1939: on sentait les périls arriver, mais on s’accrochait à n’importe quelle chimère ou à n’importe quel espoir, fut-il futile, d’évitement des grands malheurs. Mais dans l’intelligence collective, il y avait une profonde intuition correcte, mais auquel le monde politique à l’époque n’a pas pu répondre, parce que c’était trop systémique. C’est comme le défi climatique: c’est tellement gros qu’on ne sait pas par où le prendre.

Ce doit être le retour de l’Etat, mais aussi du courage?

Oui. Mais la première chose à faire avant de rétablir l’Etat stratège, c’est de rétablir la démocratie. Dans la plupart des pays européens, on a des systèmes où le pouvoir exécutif a largement surpassé le pouvoir législatif. Il n’y a plus de triangulation appropriée des pouvoirs. Je pense que l’on devrait associer beaucoup plus les citoyens à des programmes d’engagement, de combat, de certitude, plutôt que d’avoir un pouvoir exécutif édulcoré qui prends des décisions dans l’entre-soi – parce que ce n’est pas sain… C’est ce que Macron a essayé de faire avec ses débats citoyens, mais il n’en a malheureusement pas retiré beaucoup d’actions. Or, je pense qu’il y a dans nos populations énormément d’intelligence collective, qui n’est pas assez utilisée.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content