Paul Vacca
“Aujourd’hui, nous vivons dans un état de carnaval permanent où les extrêmes se placent au centre du jeu”
Au Moyen Age, le carnaval constituait l’occasion pour le peuple de renverser une fois dans l’année, de manière symbolique et limitée, toutes les hiérarchies instituées entre le pouvoir et les dominés, le noble et le trivial, le haut et le bas, le sacré et le profane… On élisait alors un roi du carnaval, simulacre foutraque et temporaire du pouvoir en place.
Aujourd’hui, il semble que nous vivions dans un état de carnaval permanent où le faux s’érige en vrai, où les minorités se décrètent majoritaires, où les extrêmes se placent au centre du jeu et où les rois du carnaval sont élus démocratiquement.
C’est cette situation qu’analyse dans toutes ses composantes Les Ingénieurs du chaos (éditions JC Lattès), le nouvel essai signé Giuliano da Empoli, intellectuel et fondateur du think tank européen Volta. Attention, c’est un ouvrage qui donne le vertige. Tour à tour thriller, roman d’espionnage et ouvrage scientifique, il plonge dans les profondeurs de ce que notre époque a de plus vertigineux. Sans adopter une attitude de surplomb moral, ni se draper confortablement dans une posture d’indignation. Car pour espérer s’opposer à la vague populiste, dit l’auteur, encore faut-il comprendre de quoi elle est faite.
D’abord Giuliano da Empoli nous montre qu’il ne faut pas se laisser aveugler par les rodomontades, coups de menton, vociférations, improvisations et autres hors-pistes des populistes. L’écume aux lèvres des aboyeurs n’est que l’écume de la vague. Ils répondent en revanche à une fonction précise assurée par les ” ingénieurs du chaos “, ces personnages pour la plupart inconnus du grand public qui agissent tapis dans l’ombre des grands agitateurs : Gianroberto Casaleggio, le geek entrepreneur inventeur du Mouvement 5 Etoiles en Italie et alter ego de Beppe Grillo ; Dominic Cummings, le directeur de campagne du Brexit ; Steve Bannon, l’homme orchestre du populisme américain et un temps proche conseiller de Donald Trump ; Arthur Finkelstein, homosexuel juif de New York devenu l’efficace conseiller de Viktor Orban, etc.
Il ne faut pas se laisser aveugler par les rodomontades, coups de menton, vociférations, improvisations et autres hors-pistes des populistes. L’écume aux lèvres des aboyeurs n’est que l’écume de la vague.
L’auteur nous livre les success stories sulfureuses de ces personnages borderline, fascinants et effrayants à la fois, mélanges de gourous, d’agit-prop, de prophètes, de savants fous et de businessmen. Des alchimistes capables de transformer le plomb des data en or électoral. Leur science occulte, c’est le mélange explosif de rage ancestrale et d’ingénierie algorithmique. Giuliano da Empoli démonte pièce par pièce les redoutables mécaniques électorales de ces spin-doctors Folamour. Du coup, on n’est plus vraiment tentés de lire les tweets de Trump avec un oeil amusé mais comme des rouages d’une stratégie d’une effroyable efficacité…
Pour autant, da Empoli ne tombe pas dans le piège qui consiste à répondre aux complotistes par un contre-complotisme. Les apprentis sorciers sont aussi l’écume de la vague. Ils n’intéressent l’auteur que par le fait qu’ils ont su avant les autres capter un changement d’époque qui nous concerne tous. Giuliano da Empoli a recours à une comparaison éclairante : celle des sciences physiques. Avant l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux, nous étions dans un ” âge newtonien ” de la politique avec une réalité partagée plus ou moins objective, des règles plus ou moins admises par consensus grâce à l’existence d’une sphère publique dans laquelle tout le monde était plus ou moins exposé aux mêmes informations. Or aujourd’hui nous sommes entrés dans ” l’ère de la politique quantique ” : le cadre commun a explosé, nous ne sommes plus à proprement parler une société mais un agrégat d’individus isolés dans leurs bulles cognitives. Notre espace social a perdu toute centralité au profit des extrêmes, les polarités s’inversent, et la vérité des faits est diffractée dans des big bangs d’interprétations.
Le livre de da Empoli est essentiel dans le débat actuel car il montre l’inanité de deux voies pour les forces progressistes : celle de l’indignation morale qui s’effrite contre les stratégies fatales des populistes et celle de la tentation d’un retour à une société d’avant la ” politique quantique “. Mais il propose un sursaut. En acceptant que nous ayons changé d’époque, d’abord. Et puis en teintant notre idéalisme par un peu de science quantique, en nous faisant ingénieurs à notre tour. Pour inventer la voie d’un nouveau progressisme à travers le chaos, ” tout comme la liberté, selon le romancier Erri De Luca, demande une discipline adaptée à la déroute “.
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