Alexander De Croo: “Le Brexit, c’est aussi une opportunité de revoir nos procédures douanières”

AVEC KRISTIAN VANDERWAEREN, directeur général de l'administration des Douanes, lors d'une réunion préparatoire en janvier dernier. © photonews

Brexit ou pas Brexit ? Et sous quelle forme ? Qu’importe les réponses, il faut se préparer aux scénarios les plus plausibles, qui impacteront la vie des entreprises et des citoyens belges. Un sacré défi pour l’administration qui en profite pour effectuer des réformes, explique son ministre de tutelle.

Le mardi, les députés britanniques ont rejeté l’accord négocié par la Première ministre Theresa May avec la Commission européenne. Le mercredi, ils ont voté contre la perspective d’un Brexit sans accord et, infatigables, ils ont adopté jeudi une motion demandant un report du Brexit. ” Quand on voit tous ces épisodes, ces votes successifs au parlement britannique, c’est quand même incroyable, commente le ministre des Finances Alexander De Croo (Open Vld). Si le Brexit était une série Netflix, on la regarderait en binge-watching ! ”

A défaut de connaître l’issue de cette ” série “, il faut se préparer aux scénarios les plus plausibles, qui impacteront la vie des entreprises et des citoyens belges. C’est pour faire l’état des lieux de ces préparatifs que le ministre des Finances, à ce titre responsable des Douanes, nous a reçu entre deux soirées de vote de la Chambre des communes.

TRENDS-TENDANCES. Devoir engager des douaniers pour renforcer les contrôles aux frontières avec le Royaume-Uni… Aviez-vous envisagé un jour cela dans votre carrière ministérielle ?

ALEXANDER DE CROO. C’est vrai que depuis les deux ou trois mois que je suis ministre des Finances, j’ai surtout été ministre des Douanes ( rires). Le Brexit, nous ne l’avons pas voulu mais, à un moment donné, ce sera une réalité. Le rôle des Douanes et Accises est de tout mettre en oeuvre pour assurer la continuité la plus fluide possible pour le commerce entre nos deux pays. Et c’est un vrai défi car pour la plupart des PME belges, le concept de douane n’existe plus. Leur marché, c’est le marché unique européen, elles commercent très peu avec les pays tiers. Physiquement, le Royaume-Uni ne bougera pas mais, tout d’un coup, il deviendra un pays tiers.

Globalement, on s’attend à une hausse de 40 % du volume de documents douaniers. A Zeebrugge, le travail douanier va être multipliée par 20.

Les Belges ont-ils suffisamment conscience des impacts très concrets de ce Brexit, qui sera potentiellement effectif dans quelques jours ?

Je ne pense pas qu’il y aura un hard Brexit dans les prochains jours. Mais y aura-t-il, à un moment donné, une forme de Brexit ? Oui, je le pense. Pour en venir à votre question, nous avons mis le turbo pour conscientiser les entreprises, avec notamment cette initiative atypique pour un service public : notre call center contacte directement les entreprises belges dont nous savons, via les déclarations TVA, qu’elles font de l’importation ou de l’exportation avec le Royaume-Uni. Que constatons-nous ? Les nombreuses PME qui font un peu de commerce avec le Royaume-Uni nous répondent ” ce n’est pas grave, nous chercherons un autre client ou fournisseur en Europe “. L’impact économique, ce sera donc surtout pour le Royaume-Uni. Les entreprises qui travaillent beaucoup avec les Anglais, elles, se sont préparées.

Quelles sont les dispositions qui ontont-été prises pour éviter un engorgement de camions à Zeebrugge ?

Le message a été clair : nous sommes un prestataire de services et nous ferons tout pour que le commerce puisse se poursuivre. Pour éviter l’effet d’entonnoir, il y aura des contrôles un peu en amont de Zeebrugge. Tous les camions qui n’ont manifestement pas les documents de douane seront renvoyés tout de suite et n’encombreront pas le port. Nous augmentons nos effectifs pour répondre aux besoins : le travail douanier à Zeebrugge va être multiplié par 20 et, globalement, c’est une hausse de 40% du volume de documents douaniers que nous anticipons. C’est énorme comme évolution. Le plan est d’engager 346 douaniers supplémentaires. Nous en avons déjà recrutés 150 et une centaine d’autres sont en passe de l’être. C’est indispensable pour être prêts lorsque le Brexit sera une réalité.

Des fonctionnaires en plus, ce n’est pas vraiment ce qu’on attendait de vous…

Mais nous ne nous contentons pas d’augmenter les effectifs. Nous utilisons ce moment pour mettre en place des réformes importantes. Nous avons ainsi instauré la notion de ” bonne foi ” ( le texte a été voté en commission et devrait l’être prochainement en séance plénière, Ndlr). Dans les règles douanières actuelles, si quelqu’un commet une faute bénigne comme oublier d’inscrire une date ou de scanner une page, l’agent était obligé d’infliger une amende pénale. La notion de ” bonne foi ” inverse les choses. Et cela, c’est valable pour tout le monde, pas uniquement dans le cas du Brexit.

Les particuliers pourront-ils aussi invoquer cette notion de bonne foi, après avoir effectué des achats à Londres ?

Oui, bien entendu. Parce qu’à moins de conclure une sorte d’union douanière, ce qui ne semble pas être pour demain, il faudra effectivement déclarer ses achats et la notion de bonne foi sera un élément important. Mais la manière d’effectuer les contrôles va aussi changer : nous nous orienterons plus vers des contrôles de systèmes plutôt que de marchandises. Pour les entreprises qui exportent beaucoup, ou qui travaillent avec des expéditeurs à cette fin, les douanes procéderont à des audits de leur contrôle interne, de leurs méthodes de travail. Si l’audit est positif, il y aura une présomption de bonne foi. C’est une évolution énorme, qui facilitera beaucoup le travail des exportateurs. Evidemment, il y aura encore des contrôles, mais de manière beaucoup plus ciblée ou aléatoire.

A Anvers, avec les douaniers. Le ministre a prévu d'engager 346 agents supplémentaires...
A Anvers, avec les douaniers. Le ministre a prévu d’engager 346 agents supplémentaires…© belgaimage

N’y a-t-il pas un risque d’énervement, de débordement, de la part de citoyens ou de transporteurs soudain confrontés à la nouvelle réglementation ?

C’est le troisième élément après la bonne foi et les audits : s’il devait y avoir un engorgement pour une raison ou l’autre, nous assouplirons temporairement les contrôles. Notre but n’est, bien entendu, pas de compliquer la vie des gens. Certes, nous avons utilisé la nécessité de nous adapter au Brexit pour lancer des réformes dans le fonctionnement général des douanes. Mais à long terme, la notion de bonne foi et les audits sont des évolutions importantes pour les Belges, les entreprises comme les particuliers.

Inversons le raisonnement : cette frontière semble ridicule à la plupart d’entre nous, y compris sans doute à des douaniers. N’y a-t-il pas un risque de consentement à la loi ?

Ce n’est pas notre choix mais ce sera la loi. Le christmas shopping à Londres, qu’on le veuille ou non, ce sera un peu différent. Dans l’Eurostar, il y aura plus de contrôles. Soit dit en passant, heureusement que nous avons pu prendre les mesures pour que l’Eurostar puisse continuer. Il y avait pas mal de contraintes juridiques à résoudre.

Est-ce qu’en Belgique, on a mis en place des filets de sécurité financiers pour éviter une panique en cas de Brexit dur ? Les banques belges sont-elles à même de subir le choc ?

Oui, la loi Brexit instaure des règles de continuité. Les contrats existants seront protégés, même s’il devait y avoir un hard Brexit à un moment donné. Car il s’agit de protéger les entreprises et les clients belges. Si vous avez un contrat d’assurance avec une société anglaise, ce contrat doit continuer à être exécuté. Pour le reste, à plus long terme, tout dépendra du niveau de réciprocité qui pourra être négocié.

Les Britanniques étaient membres de l’Union. Mais toujours en ayant un pied dehors : la monnaie unique, Schengen, exemption d’accueil de réfugiés… La leçon à en tirer, n’est-ce pas d’arrêter ces Unions à plusieurs vitesses ?

Non, car c’est notre réalité. Les 27 pays ne sont pas tous dans la zone euro ou dans l’espace Schengen. D’un point de vue théorique, je conviens que cette méthode n’est certainement pas parfaite. Mais dans la pratique, elle fonctionne quand même assez bien. Vous savez, quand je parle avec des Brexiters, je suis surpris. Ils reviennent régulièrement sur le rôle de la Grande-Bretagne dans la Seconde Guerre mondiale, sur le Royaume-Uni comme centre du monde. Tout cela n’est quand même pas très rationnel en 2019… Là, je crois que la réalité est en train de reprendre ses droits. L’impact pour l’économie anglaise sera énorme, l’industrie automobile le ressent déjà ( Honda a annoncé la fermeture d’une usine dans le sud de l’Angleterre et Nissan l’arrêt de certaines chaînes de production, Ndlr). Les services, notamment les services financiers, me semblent mieux positionnés, même si une partie de l’activité est en train de déménager.

Il était déjà étrange d’avoir le coeur financier de l’Europe hors de la zone euro. Pourrait-il décemment être maintenant en dehors de l’Union ?

Il y a clairement un niveau d’expertise à la City qui continuera à jouer un rôle. Même si, à terme, les centres financiers vont se développer au sein de la zone euro.

Paradoxalement, l’Union n’a jamais paru aussi soudée que pour négocier le Brexit. Pourquoi, selon vous ?

Cela montre que les 27 sont d’accord sur l’idée-même de l’Union et du marché unique, même si l’on peut évidemment critiquer le fonctionnement de l’Europe. Si je dois pointer un élément positif, c’est celui-là : on voit qu’il y a un noyau de cohérence entre les 27, qui est quand même très fort. Au moment du vote, beaucoup pensaient que l’Europe aurait du mal à avaler le départ des Britanniques. Aujourd’hui, on réalise que c’est l’inverse. Les 27 pays ont géré cela de manière bien ordonnée et disciplinée, alors que les Britanniques n’étaient pas du tout préparés.

Beaucoup pensaient que l’Europe aurait du mal à avaler le départ des Britanniques. Aujourd’hui, on réalise que c’est l’inverse.

En cas d’un report de la date du Brexit, pourrait-on, selon vous, reporter aussi les élections européennes ?

Non, elles auront lieu le 26 mai, il n’y a pas de discussion là-dessus. Que fait-on en Grande-Bretagne ? C’est à eux de le décider.

Tout est parti d’un référendum, lors duquel 51,9% des Britanniques ont voté “Leave” plutôt que “Remain”. Etes-vous favorable à la démocratie directe pour combler le fossé qui se creuse entre les citoyens et leurs élus ?

Ce fossé, j’en entends parler depuis 30 ans ! En Belgique, j’ai quand même l’impression que nous restons très abordables, que nous communiquons de manière directe avec les citoyens. La démocratie représentative conserve pour moi toute sa valeur. Peut-on l’enrichir avec des éléments de démocratie directe ? Pourquoi pas. Mais j’ai l’impression que, très souvent, les référendums sont ” manipulés “, en ce sens que les votes ne sont pas influencés uniquement par la question posée mais par tout un contexte politique bien plus large.

La Suisse réussit à fonctionner avec des votations fréquentes. Pourrions-nous nous en inspirer ?

J’y suis en général favorable mais cela nécessite une certaine culture politique, une certaine éducation pour savoir comment utiliser cet outil. Ce que nous avons vu au Royaume-Uni, c’est un poker politique de l’ancien Premier ministre David Cameron, comme il l’avait d’ailleurs déjà fait sur l’indépendance de l’Ecosse et où cela avait déjà failli mal se terminer pour lui. Je défends la démocratie directe, mais avec des balises pour qu’elle ne puisse pas être utilisée dans de tels coups de poker politique personnels. En Suisse, le personnel politique et la population ont une certaine habitude de la démocratie directe et de la manière dont elle peut être utilisée.

Vous êtes ministre des Finances depuis quelques mois. Mais ministre en affaires courantes. Etre ministre des Finances de plein exercice, après le 26 mai, cela vous plairait-il ?

C’est clairement un département très intéressant. Cela va des douanes aux discussions avec le FMI en passant par l’eurogroupe ou toute la fiscalité. En outre, il y a derrière cela un important contingent de fonctionnaires, avec une grande expertise et un bel esprit de corps. Les défis sont énormes. Donc, oui, ça me plairait de diriger ce département après le 26 mai. Mais ça dépend du résultat électoral, des coalitions et des choix qui seront posés ensuite.

Des défis énormes, dites-vous. Lesquels en particulier ?

Quand on voit le niveau de complexité de notre fiscalité, cela en devient presque antisocial : ceux qui peuvent se payer un consultant fiscaliste en tirent des avantages, au détriment des autres. Il y a là quelque chose à faire. Par ailleurs, notre système fiscal punit souvent l’ambition. Celui qui travaille bien et qui reçoit une augmentation de son employeur voit l’essentiel de cette augmentation partir en impôts. En Belgique, du point de vue fiscal, on est très vite considéré comme riche. Enfin, notre modèle fiscal n’est plus adapté à un monde globalisé et numérisé. Il y a là des opportunités énormes, pour automatiser notre fiscalité en la basant beaucoup plus sur les flux de données. Cela permettrait d’éliminer une série de mécanismes frauduleux qui existent aujourd’hui.

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