Thierry Frémaux, le grand manitou de Cannes

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L’ancien prof de judo devenu le sélectionneur du Festival du Film, choyé par les producteurs et la profession, règne en maître et sans chichis sur une manifestation qui génère un chiffre d’affaires de près de 1 milliard d’euros.

Lorsque Variety, le plus influent des magazines de cinéma, vous consacre sa une, c’est l’assurance de tutoyer 17 millions d’internautes, y compris les membres les plus puissants de l’industrie hollywoodienne. Sous le titre évocateur de ” Cannes Man “, visage grave, regard face objectif, Thierry Frémaux, a fait en 2013 la première page de la bible américaine. En tant que délégué artistique et général du Festival, le quinquagénaire règne en maître sur la Croisette.

Avec un chiffre d’affaires de près de 1 milliard d’euros – généré en grande partie par le Marché du Film, salon professionnel qui se déroule en parallèle du festival -, 200 millions d’euros de retombées économiques, 12.000 professionnels accrédités, 4.000 journalistes présents, le Festival de Cannes devance en termes de couverture médiatique les Jeux olympiques et la Coupe du monde. C’est une vitrine exceptionnelle pour lancer la carrière d’un film dont la mise en chantier est parfois sciemment programmée pour coïncider avec son calendrier. A condition d’être sélectionné. Statistiquement, 3 % seulement des films visionnés en amont – 1.900 longs métrages en lice cette année – sont retenus par Thierry Frémaux et son équipe. Le ratio est évidemment nettement plus avantageux si l’on s’appelle les frères Dardenne, Haneke ou l’un des cinéastes déjà auréolés d’une Palme d’Or.

Monter les marches, fouler le tapis rouge, remercier sur la scène du Palais des Festivals, ses parents et son agent, voilà ce qui taraude les professionnels de la toile. L’enjeu est énorme si l’on en juge les crises de nerfs qu’un refus en compétition peut engendrer. On se souvient de Mister Nobody (2010), l’oeuvre fleuve de Jaco Van Dormael, qui, écartée contre toute attente par Thierry Frémaux, déboucha sur une guerre ouverte entre le distributeur et le réalisateur belge, accusé d’être responsable du fiasco.

Pression et forcing

Dans son roman Nabab, Sophie Dacbert, ex-rédactrice en chef du Film Français, décrit avec malice les coulisses du festival et les pressions subies par ” Cannes Man “. L’écrivaine dépeint, avec un peu d’imagination et sans doute beaucoup de réalisme, la manière dont Thomas Langmann fit le forcing auprès du délégué général pour que The Artist, avec Jean Dujardin, intègre la sélection alors que celle-ci n’était pas à l’ordre du jour. Une opération séduction que le producteur mènera à bien avec l’aide de Vincent Maraval, homme clé de la production hexagonale, responsable des ventes internationales de The Artist et grand ami de Thierry Frémaux. Tous deux ont en commun d’être des provinciaux en rupture avec le parisianisme ambiant, teinté de bonnes manières et de cynisme. ” Je lui dois beaucoup, il m’a décomplexé, affirmait Vincent Maraval à propos de son copain, en 2013, dans les colonnes de Télérama. Avant lui, quand j’allais en rendez-vous au festival de Cannes, j’avais la boule au ventre : j’étais celui qui venait du Sud-Ouest, qui n’avait pas sa place dans ce milieu élitiste. ”

Avec Thierry Frémaux, un nanar devient un “film fragile”, un chef-d’oeuvre qui plonge les critiques dans la léthargie la plus profonde, un “film à structure narrative lente”.

Thierry Frémaux, lui, a grandi au début des années 1970 à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise. Un paysage sans âme de ville nouvelle, peuplée de HLM, que son père, ingénieur EDF, militant de gauche, avait souhaité rejoindre avec sa famille par conviction politique. Passionné de foot – il garde un souvenir intact de la finale de Coupe du Monde de 1970, retransmise sur le poste du salon quand il avait 10 ans -, amateur de cyclisme, le jeune homme se passionne à l’adolescence pour le cinéma. Il en fera, après le bac, son sujet de maîtrise sur les bancs de l’université.

Institut Lumière

A 22 ans, il rejoint comme bénévole l’institut Lumière à Lyon, un lieu dédié à l’histoire du cinéma, dirigé par le metteur en scène Bertrand Tavernier. Ceinture noire de judo (quatrième dan), il se mue le reste de la semaine en professeur d’arts martiaux pour gagner sa vie. Bluffé par son énergie et son pragmatisme, l’association le fait monter dans la hiérarchie et lui confie une décennie et demie plus tard les clés de la maison. Sous son impulsion, l’institut Lumière devient un modèle de réussite, où grand public et cinéphiles sont réconciliés. Son nom circule dans toutes les institutions. En 2001, le président du Festival de Cannes, Gilles Jacob, qui anticipe sa passation de pouvoir, lui propose d’en prendre la direction artistique avant de le nommer délégué général en 2007.

A Cannes, le Lyonnais entre dans la cour des grands. Peu impressionnable, il n’hésite pas à inscrire au programme des blockbusters comme Matrix 2 aux côtés de films d’auteur pointus. Capable de s’enthousiasmer d’un même élan pour Les Tontons Flingueurs et un inédit de Kurosawa, celui qui a pour grand ami l’humoriste populaire Laurent Gerra, se méfie des postures alambiquées autant sur grand écran que dans la vie. Il revendique son goût des plaisirs simples. ” Les communicants ont des Porsche, moi j’ai un tracteur “, dit-il. Un Massey Fergusson, la Rolls des machines agricoles. L’homme a son franc-parler mais il sait mettre les formes. Avec lui, un nanar devient un ” film fragile “, un chef-d’oeuvre qui plonge les critiques dans la léthargie la plus profonde, un ” film à structure narrative lente “.

Il n’y a que la presse qui en prend pour son grade lorsqu’elle ose critiquer la grand-messe cannoise. Les journaux reprochent au festival la place grandissante des sponsors ? ” Il n’y a pas plus de marques qu’auparavant “, rétorque au Film Français le délégué, pointant le rôle de Gilles Jacob qui les a faites entrer il y a 20 ans en définissant un financement privé à 50 % du budget. Une règle qui prévaut encore. La manifestation coûte 20 millions d’euros, moitié à charge du public (la seule ville de Cannes lâche 6 millions d’euros dont 4 en avantages en nature), moitié à charge du privé (Kering, MasterCard, HP, L’Oréal, Renault, Chopard en tête).

A chaque édition ses guéguerres. Cette année, c’est l’arrivée de Netflix dans le financement d’oeuvres en compétition qui agite le petit monde cannois. L’an passé, c’était la rumeur des chaussures à talons obligatoires sur le tapis rouge qui créa la polémique. Le genre de crêpage de chignon qui horripile le maître d’oeuvre et lui donne envie d’enfourcher son vélo de course pour se perdre quelque part sur les cols de l’Isère, loin des futilités. L’an passé, un groupe privé lié au cinéma (on évoque Canal + ou Orange Cinéma) a tenté de le débaucher en lui proposant un important poste de direction qu’il a décliné après plusieurs semaines de réflexion. La dose d’adrénaline que procure la Croisette est probablement sans équivalent. Un cocktail de glamour, d’excès, d’art et de gros sous. Et s’il lâche les rênes un jour, ce ne sera pas sans avoir exaucé quelques voeux. Comme de voir Bruce Springsteen, son maître, rejoindre un jour le jury du festival. Un jour, qui sait… “The Cannes Man and The Boss “, joli titre en perspective.

Par Antoine Moreno.

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